Le vélo est un appareil sanitaire d’usage externe qui est employé principalement comme antidote de la marche à pied.

Paul Colinet. Le vélo

J’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, post posant cette liaison nationale à l’universelle et commune.

Montaigne, Essais

Nestoras Rokiskinaitis avait fait ses classes sur les routes lituaniennes, de Klaipeda à Vilnius et de Kaunas à Kupiskis, en poussant fréquemment jusqu’à Daugavpils, en République Socialiste de Lettonie. Mais avant même d’être retenu dans le cadre de l’équipe junior du district, puis de la république, puis de l’URSS, il sillonnait les chemins de sa région natale dès l’âge de dix ans sur le vélo de son frère Vytautas, son aîné de neuf ans.

À dix-huit ans, Vytautas était un athlète prometteur, il savait qu’il avait un bel avenir de sportif mais hésitait entre le cyclisme et le football, car ses dons étaient manifestes dans les deux disciplines. Hélas, cette carrière avait été fauchée en plein essor. Ou plutôt c’étaient les deux pieds de Vytautas qui avaient été fauchés par un train dans la petite gare de Varéna. Vytautas, qui avait un peu abusé des boissons fortes après un match victorieux dans la banlieue de Vilnius, était descendu avant l’arrêt du train, il avait vacillé, glissé sur le quai et ses deux chevilles avaient servi de frein ultime au tortillard. Remarquez qu’il y avait des précédents intéressants : dans la République Populaire voisine, un grand acteur de cinéma nommé Cybulski avait, un vilain jour, perdu la vie dans les mêmes conditions alcoolisées en voulant monter dans un train qui démarrait en gare de Varsovie. Vytautas, lui, avait eu plus de pot mais il avait dû se résoudre à gagner sa vie avec ses dix doigts, ce qui n’est pas toujours le pied.

C’est à ces tristes circonstances que Nestoras Rokiskinaitis devait d’être devenu tout jeune l’heureux possesseur d’un vélo de course orange flamboyant. Il était né dans le village de Daugai, au bord du lac Daugu, l’un des trois mille lacs de Lituanie, à une cinquantaine de kilomètres de Vilnius. Dès l’enfance donc, il s’évadait à bicyclette, explorant la région en cercles de plus en plus vastes, sur des routes à la surface variable, rarement très bonnes et parfois carrément sablonneuses. Le paysage était charmant et bucolique : des lacs, du sable, des pins, des bouleaux. S’il poussait un peu plus loin, il voyait : des bouleaux, des pins, du sable et des lacs. Les dénivellations n’étaient pas effrayantes pour un jeune pédaleur. À quelques kilomètres du lac Daugu, une colline de pins culminait à 163 mètres. Mais s’il s’aventurait plus loin, entre Aukstadvars et Vievis, la route s’élevait soudain au-dessus de la ligne des deux cents mètres après le village de Semeliskes. La première fois qu’il avait gravi cette côte (il avait douze ans), il avait terminé l’exercice à bout de souffle mais plus tard, se piquant au jeu, il avait fait de cette montée son terrain d’entraînement favori, s’efforçant de l’avaler à toute vitesse, quitte à en avoir les jambes coupées pendant les cinq kilomètres suivants. Je m’aperçois ici que jambes coupées est une expression de bien mauvais goût, s’agissant de la famille Rokiskinaitis, mais ce sont les aléas des clichés sportifs. Nestoras, quinze ans et déjà membre du club de Vilnius, ne pouvait pas savoir à cette époque que certains de ses exacts contemporains découvraient le cyclisme dans de tout autres conditions. Le tout jeune Marco Pantani, longs cheveux noirs cachant ses oreilles éléphantines, s’entraînait dans les abrupts monts du Chianti, et le petit Richard Virenque escaladait déjà de son plein gré les cols du Var et des Alpes Maritimes. Mais comment vouliez-vous que Nestoras devînt un vrai grimpeur dans les plates étendues forestières de Lituanie ? En revanche, son expérience des voies cabossées ou sableuses avait fait de lui un assez bon spécialiste du cyclo-cross. Mais c’était la route qu’il préférait.

Après un court stage dans le club d’Alytus, la petite ville voisine, il avait été remarqué par un dirigeant de Vilnius grâce à deux victoires chez les débutants. Dès lors, sa voie était tracée. Ses qualités de rouleur et de sprinter firent de lui le plus jeune sélectionné soviétique aux championnats du monde juniors, qu’il termina à une place d’honneur. Il se voyait déjà un jour remporter une étape dans la plus grande épreuve du monde (du monde soviétique), la Course de la Paix, Varsovie-Berlin-Prague. Il se voyait déjà un jour sélectionné aux Jeux Olympiques, moulé dans le maillot rouge de l’URSS. Mais le monde bascula.

Le vingtième siècle s’acheva, comme chacun sait, vers 1990. L’avènement de l’ère nouvelle eut comme effet, entre autres, que les sportifs soviétiques se retrouvèrent du jour au lendemain géorgiens, ouzbeks, kazakhs, lituaniens… ou même russes. Mais ils découvrirent aussi que la vraie plus grande course du monde était le Tour de France et qu’il y avait moyen là-bas, en Europe occidentale, de gagner, en faisant du vélo, autre chose que des médailles et l’estime des dirigeants. C’est ainsi que Nestoras se retrouva apprenti professionnel dans une petite équipe de Seconde Division italienne. Ce ne fut pas rose tous les jours, il dut apprendre à rouler pour les autres, à suer pour les autres, à aller chercher les canettes de boisson et à les apporter aux autres pendant la course, à pédaler comme un forcené en tête du peloton avec le vent dans le nez pour protéger le sprinter de l’équipe, donc à être vidé de toutes ses forces quand arrivaient les derniers hectomètres. En cinq ans, on lui laissa à peine gagner deux courses de troisième catégorie et il parvint à terminer trois autres fois dans les dix premiers, mais il gagnait environ dix fois plus d’argent que s’il avait conduit un tracteur poussif autour du lac Daugu et il parvenait à aider sa maman, son frère Vytautas et même ses deux sœurs qui lui avaient donné des neveux.

Vint un jour où son travail et son abnégation furent récompensés. Une autre équipe l’engagea, avec laquelle il disputa des courses plus importantes et plus rémunératrices. Les sponsors étaient italiens et suisses, des percolateurs et des montres. Les équipiers formaient un mélange disparate de nationalités. Une petite majorité d’Italiens, bien sûr, mais aussi un Français, un Portugais, deux Espagnols, un Croate, trois Suisses, que sais-je encore ? Pour les langues, on se débrouillait comme on pouvait. Nestoras parlait déjà pas mal l’italien. Mais c’étaient les autres qui avaient du mal avec Nestoras. Comment prononcer son fichu nom de famille ? Le cas s’était déjà présenté à son arrivée en Italie et il avait dit : « C’est pourtant pas difficile, ça se prononce comme ça s’écrit : Rokichkinaïtis » La solution fut vite trouvée, il fut rebaptisé Rocky. Cela cadrait d’ailleurs assez bien avec la masse musculaire imposante de Nestoras, ses biceps et quadriceps saillants faisant de lui « un vero stallone », comme on dit en italien.

Rocky, désormais vêtu d’une casaque multicolore portant les noms et sigles de deux sponsors principaux et cinq accessoires, roulait maintenant comme homme-sandwich dans toute l’Europe et même au-delà. Il alla jusqu’à disputer, à l’avant-saison, le Tour Down Under en Australie et le Tour du Qatar, où il remporta une étape, sa première victoire d’envergure (c’était tout plat et dans les sables). Mais il était toujours gregario, équipier au service d’un ou deux leaders mieux payés, mieux logés, mieux soignés aussi par le médecin de l’équipe, le professeur Maserati. Cependant, il était satisfait de son sort, il gagnait bien sa vie et ses patrons étaient contents de lui car il ne rechignait jamais au boulot et n’avait pas d’exigences de vedette. Un petit point noir toutefois : il aurait bien voulu gagner quelques courses, se mettre un peu en avant, mais malgré sa valeur athlétique certaine, il n’y arrivait pas. La faute au système, bien sûr ; quand on a une réputation d’équipier modèle, il y a peu de chances qu’on vous confie jamais d’autre rôle jusqu’à la fin de votre carrière. Mais c’était aussi l’effet d’une faiblesse criante : dès que la route s’élevait, le puissant Rocky commençait à souffrir, dès que la pente atteignait un pourcentage de 6 %, il était irrémédiablement largué. L’Italie est un pays affreusement montagneux, certes, mais dans les autres régions d’Europe aussi les grandes courses étaient parsemées de côtes, sinon de cols. Il eut la chance de courir quelques classiques qu’on croyait mieux faites pour lui, mais même dans le Tour des Flandres, il était immédiatement condamné par la succession de petites côtes et côtelettes que les Flamands appellent pompeusement bergen.

Cependant, Rocky était devenu un pion indispensable de son équipe. Il fit trois fois le Giro d’Italia et le Tour de France. Dans les étapes de plaine, il tirait le peloton à cinquante à l’heure pour tenter de favoriser la victoire du sprinter Cibouletta. Dans les étapes de montagne, il n’était d’aucun secours pour son leader Scalatore ; dès la première côte, il se laissait glisser en queue de peloton et se coalisait avec les autres « fers à repasser » pour former un gruppetto, qui roulait sans se presser et terminait avec une heure de retard sur le vainqueur. Sa meilleure place au classement général du Tour fut cent vingt-huitième. Ainsi Nestoras dit Rocky faisait-il une carrière honorable, subvenant aux besoins de sa famille et amassant un pécule qui devait lui permettre d’acheter plus tard une petite ferme et d’épouser enfin la blonde Julija, qui l’attendait à Daugai.

Rocky 2

Sven Van Rokkegem était l’aîné de cinq frères. Ses parents, qui avaient une conscience germanique bien ancrée, avaient nommé leurs autres fils Kurt, Björn, Jürgen. Sur le tard, alors que Sven avait déjà vingt ans, Maria Van Rokkegem avait également mis au monde un angelot blond qu’on avait baptisé Siegfried.

C’était une famille de costauds. Tous les fils tenaient de leur père Fons, ancien agriculteur campinois qui s’était reconverti aux abattoirs de Herentals. Fons était gros, mais pas de ces gros potelés et mollassons, dans le bide desquels vous enfoncez le doigt comme dans du saindoux. Ne disons pas qu’il était doté d’une force herculéenne, mais tout de même, pour épater les copains, il lui arrivait de soulever un quartier de bœuf au-dessus de sa tête aussi aisément que s’il se fût agi d’une cuisse de poulet. Les fils avaient hérité de cette puissance musculaire et du goût de la montrer, même le petit Siegfried était déjà la terreur des cours de récréation.

Sven était de tous le plus musclé, mais ça se gâtait déjà un petit peu. À vingt-huit ans, il avait un beau début de ventre proéminent, ce que les Flamands appellent un bierbuiket qu’en Français on nomme parfois, je crois, un durillon de comptoir. Cela s’était surtout développé depuis qu’il travaillait comme manutentionnaire dans une usine d’Anvers.

C’était un bon vivant, on pouvait même dire un joyeux drille. Il aimait les énormes steaks frites, les bières, surtout une bonne Duvel ou une Keuninkske, les filles bien en chair et les grosses rigolades entre amis. Il n’aimait pas les Wallons, les T lires, les Arabes et les pédérastes.

Il avait mérité son surnom de Rocky le soir où, lors d’une discussion un peu animée à l’entrée d’un café anversois, il avait descendu d’un crochet au foie et d’un uppercut au menton un pédéraste turc. Ses copains enthousiastes l’avaient porté en triomphe dans la rue puis à l’intérieur du bistrot, ils avaient scandé « Rocky ! Rocky ! » et chacun avait tenu à lui payer quelques bières. Après ces libations gaillardes, Sven Van Rokkegem – appelons-le Rocky 2 pour la facilité – avait terminé la soirée dans un coma plus profond que celui du pédéraste turc qu’il avait étendu pour le compte. Turc ? Il était peut-être bien arabe, comment savoir avec ces bronzés ? En réalité, il était berbère marocain, hétérosexuel et père de deux enfants, mais ça n’était pas inscrit sur sa tête et, après tout, qu’est-ce qu’il foutait le soir dans cette rue de la Métropole des Flandres ?

Bien qu’issu de la Campine anversoise dont l’enfant illustre, Rik Van Looy, avait jadis été couronné « Empereur du Vélo » par les gazettes, Sven n’était pas un fanatique du cyclisme, c’était plutôt le foot qui avait ses faveurs. Bien sûr, il avait une culture flamande et il n’ignorait pas qui étaient Museeuw et Van Petegem. Il savait aussi que sa nation avait engendré de nombreux champions du monde, tous flamands, le Museeuw en question et avant lui des Merckx et des Van Looy et d’autres dont il oubliait les noms. Mais il se rappelait celui de ce Wallon, Krikiljon, parce qu’il rimait avec franskiljon.

Il avait un peu tâté du football dans sa prime jeunesse mais le sport l’intéressait davantage comme supporter. Il ne ratait pas un match du GBA à Anvers et il aimait parfois accompagner son club favori en déplacement. Le stade où son groupe de copains et lui préféraient se rendre était celui du Standard de Liège. Pas parce qu’ils vouaient une quelconque affection à la Cité Ardente, mais au contraire parce que sur les gradins de Sclessin, à côté d’eux mais séparés par des barrières métalliques, ils trouvaient une masse de supporters liégeois aussi excités qu’eux, enroulés dans de longues écharpes rouges et blanches, chantant à tue-tête « Allez les Rouches ! » et, apparemment ivres de rage, gueulant à leur intention : « Sales Flamins ! » Ce qui permettait aux Anversois de hurler plus fort encore une série de slogans bien sentis, dans lesquels ils envoyaient les Wallons à la boucherie, émettaient sur la vertu des femmes wallonnes des jugements hautement péjoratifs et souhaitaient une mort atroce à cette équipe de Ritals et de bougnoules. Il est vrai qu’au GBA aussi ils avaient deux joueurs sénégalais, mais ils jouaient bien et n’avaient pas coûté cher au club. Rarement, les flics casqués devaient intervenir quand l’un des deux groupes escaladait la balustrade, on échangeait quelques beignes, pêches et horions, mais quand on quittait ce territoire étranger, le sentiment dominant était celui d’avoir passé une excellente soirée, surtout si par hasard Anvers avait gagné.

Le vélo était entré dans sa vie par la petite porte. La porte arrière d’un local donnant sur le Meir. Son ami Rik Depotter, supporter de foot comme lui, l’y avait emmené une ou deux fois pour assister à des réunions d’un parti politique qu’il fréquentait depuis longtemps et pour lequel Sven avait une sympathie un peu indifférente. Rocky 2 n’était pas un animal politique, mais il était un bon Flamand et il comprenait que de bons Flamands comme lui, et intelligents de surcroît, luttent pour la Flandre bafouée par une Belgique ingrate. Il avait apprécié que des orateurs talentueux lui expliquent clairement qu’il était hélas un citoyen de seconde zone, que les Wallons lui fauchaient tout le fric de la sécurité sociale et que les Arabes lui piquaient son boulot, faisaient monter le prix de son loyer et violaient ses femmes. La soirée qu’il avait préférée était celle où le président du parti, un mec au sourire sympa, s’était présenté sur l’estrade entouré de Miss Antwerpen et de Miss West-Vlaanderen en costume de travail, maillot moulant et écharpe en bandoulière. Le président Filbert Zomer avait dit : « Encore deux “Flamandes Connues” qui rejoignent nos rangs ! » et il avait conclu par une formule un peu cryptique : « Alle BV’s worden VB ! »

Sven avait un peu de mal avec les formules. Par exemple, pour le célèbre slogan national AVV-VVK, il n’avait jamais vraiment su si cela voulait dire Aile Vlaamse Vrouwen Voor Vlaamse Kloten ou bien : Alleen Vlaamse Vrouwen Voor Vlaamse Kloten. Il préférait toutefois la première solution, qui restreignait moins son choix personnel.

Un beau jour de printemps, Rik Depotter avait dit au groupe de copains supporters : « Dimanche prochain, on ne va pas au stade, on va au Ronde. » Sven avait un peu fait la grimace. Le Tour des Flandres, c’est bien à la télé, mais aller se poster près d’une ligne d’arrivée pour voir un sprint de dix secondes, ça ne vaut pas la peine. Cependant Rik avait convaincu tout le monde, il s’agissait d’un boulot, mieux : une mission. Le samedi suivant, il les amenait dans un vaste hangar à Hoboken. Une centaine de personnes étaient déjà présentes. Un homme monta sur une table, prit la parole pour expliquer qu’on allait distribuer des drapeaux à tous les volontaires le lendemain à l’aube, il leur suffisait d’inscrire leur nom et leur adresse sur la liste.

Le dimanche à six heures, dans l’obscurité et le froid, notre Rocky 2 et quelques compagnons se présentaient au hangar, recevaient un drapeau à rendre à la fin de la journée et montaient dans un car avec quelques dizaines d’autres volontaires. On les éparpilla sur le parcours du Tour des Flandres, principalement sur les cinquante derniers kilomètres. Sven et Rik s’arrangèrent pour rester ensemble, près du sommet du Paterberg, l’un des « monts » les plus rudes, là où les stars pédalantes passaient à vingt à l’heure mais où les moins bons hissaient lentement leur carcasse fatiguée. C’était un endroit stratégique de la course ; en plus des prises par motos et hélico, deux caméras fixes de la VRT enregistraient, selon deux angles bien choisis, le moindre coup de pédale, la moindre grimace de souffrance des forçats de la route. Rocky 2 attendit un peu longtemps à son gré, mais il y avait entre Rik et lui une caisse de bière qui incitait à la patience. Lorsqu’arrivèrent les premières motos, Rocky 2 fit ce qu’on lui avait demandé : il déploya largement son drapeau jaune au lion noir au bord de la route, bien en vue des caméras, et l’agita d’un gracieux mouvement de balancier. Rik et lui firent ainsi jusqu’à ce que le dernier coureur fût passé, puis ils remirent les drapeaux dans leur housse et attendirent tranquillement que le car vienne les rechercher.

Sven vit le résultat le lendemain, lorsqu’on projeta l’enregistrement du reportage à l’intention des porte-étendards. Son drapeau, mais aussi celui de chacun des autres étaient passés au moins cinq minutes à la télé. Au total, deux heures de pub gratuite, l’opération était un grand succès. L’organisateur, qui s’avéra être un certain Pater Gordelmans, les félicita tous et les engagea à persévérer dans leur apostolat. Le prochain rendez-vous était dans le Brabant, puis on ferait une incursion à la Flèche Wallonne. En sortant, Rocky demanda à Rik : « Tiens, je ne sais même pas qui a gagné la course hier.

— Bof, un Italien, je ne sais plus le nom.

— Et les Flamands ?

— Pas un dans les dix premiers.

— Bête course, alors ?

— Oui, bête course. »

Sven Van Rokkegem alla brandir son drapeau au Lion des Flandres à Alsemberg, au sommet de la côte de Huy, puis sur la ligne d’arrivée de Liège-Bastogne-Liège. Finalement, c’était marrant, on faisait un petit voyage entre copains, on buvait des pots et même, avec un peu de chance, on pouvait rencontrer des filles. Et si on vous avait posté à l’arrivée, on savait même qui gagnait la course.

Vu la réussite de cette première saison, l’opération prit l’année suivante un tour carrément plus professionnel. Les programmes de télévision de tous les pays d’Europe avaient été analysés, décortiqués. On avait soigneusement relevé toutes les courses cyclistes qui étaient retransmises, le nombre de drapeaux avait été triplé ou quadruplé et ils allèrent égayer de leurs couleurs vives les bords des routes et les écrans de six pays. Sven Van Rokkegem était ravi, il visitait le monde. On le vit ainsi brandir son animal symbolique à San Remo (beau, le pays, mais leur bière est dégueulasse), à Valkenburg à deux pas des Fourons, au Tour de Suisse (ça doit être dur, ces montagnes), au bord des pavés près de Roubaix (tout le monde parlait flamand, on se serait cru à Geraardsbergen) et même, pour récompenser son assiduité, sur cinq étapes du Tour de France. Et, bien sûr, il était de toutes les courses en Flandre et en Wallonie. Dommage pour le championnat du monde au Canada, il avait chopé la grippe.

Au bout de quelques années l’organisation était huilée, pas une course télévisée dans le monde n’échappait aux griffes du Lion Noir et Sven Van Rokkegem, membre émérite, était connu comme le loup blanc dans le club des porte-drapeaux de la Flandre opprimée.

Pour varier un peu, il imagina de monter une autre opération spectaculaire afin de soutenir la juste cause. Il réunit ses copains et proposa une action commando au Zoo d’Anvers. Grâce à des complicités, le commando put s’introduire de nuit dans les lieux. Ils se dirigèrent à pas de loup vers la cage d’Albert, le plus vieux et le plus gros lion du jardin zoologique. Ils entreprirent de peindre tous les murs et les grilles en jaune vif et Albert lui-même en noir corbeau. Sven devait se charger en personne de l’opération finale, la plus délicate, peindre en rouge les ongles d’Albert. Malheureusement, ce dernier était de mauvaise humeur et un membre du commando perdit une main dans l’audacieuse aventure. Le lion y perdit la vie parce qu’il avait avalé la bonbonne de peinture que tenait la main. Il mourut dignement, peint en noir à l’extérieur et en jaune à l’intérieur.

L’affaire fut étouffée grâce à quelque connivence politique, on mit la mort d’Albert sur le compte d’une indigestion et Sven fut promu chef de groupe des opérations vélo. C’est lui, désormais, qui répartissait les centaines de drapeaux sur le parcours de toutes les courses européennes, qui organisait les voyages en autocars ou en trains spéciaux et qui, l’hiver, avec deux sous-chefs de groupe, établissait le budget et mettait sur pied la campagne de l’année suivante. C’était un boulot à plein temps, il était mieux payé qu’à l’usine, où il avait donné sa démission. Mais il demeurait un homme d’action et il tenait toujours à être lui-même en première ligne dans toutes les luttes, c’est-à-dire proche de la ligne d’arrivée. Il avait inventé un perfectionnement dans l’art du porte-drapeau, il avait fait faire une hampe du double de la longueur ordinaire et il y suspendait deux étendards au lion noir, l’un sous l’autre. Naturellement, le brandissement d’un tel objet monumental était réservé à Sven et à deux ou trois autres de ses compagnons dont la force musculaire dépassait largement la moyenne. C’est à de pareils détails qu’on reconnaît les chefs.

L’année où le Tour de France partit de la capitale de la Wallonie, l’activité de Rocky 2 fut particulièrement intense. Le ministre-président wallon était au comble de l’agacement car toutes les courses disputées sur son territoire étaient « polluwéyes », comme il disait, par la présence d’innombrables drapeaux flamands. Il était impensable que le Tour de France soit ainsi entaché, son honneur était en jeu. Sa première grande décision fut de changer officiellement de nom ; il refusa de porter plus longtemps le patronyme flamand Van Kouwenberg et se fit appeler Jean-Claude de Montfroid. Ensuite, il mit au travail une usine de sa région pour qu’elle produise en un temps record vingt mille drapeaux au coq rouge de la Wallonie, afin de noyer les lions noirs dans la masse. L’opération ne réussit qu’à demi car l’espionnage industriel garde toujours ses droits et Rocky 2 fut mis au courant. Ses hommes, déguisés en Wallons, prirent livraison de plus de la moitié des nouveaux drapeaux et ils les détruisirent en un grand feu de joie. En conséquence de quoi, sur la ligne de départ du Tour, les tendances s’équilibrèrent exactement, lions et coqs mélangés. Cela permit aux reporters de s’extasier sur le sport qui rassemble, le sport qui fédère, le sport qui blabla.

Rocky’n Roll

La première grande course après le Tour était la Classique du Pays Basque. Le groupe d’action de Sven-Rocky s’y déplaça en force. Les supporters flamands prirent leurs quartiers à San Sébastian, lieu de départ et d’arrivée. La veille de l’épreuve, ils se répandirent dans les nombreux cafés de la cité balnéaire. Endroit bizarre, par ailleurs. Sur tous les panneaux officiels à l’entrée et à l’intérieur de la ville, on lisait San Sébastian et Donostia. « Wadisdana ? s’interrogea un wierlerfan de Hoboken, copain de Sven. Qu’est-ce que c’est que cette ville avec deux noms ? Je ne comprends pas. Chez nous, Antwerpen, c’est Antwerpen, punt ! »

La Classique Basque est une épreuve accidentée, sinon carrément montagneuse. C’est la raison pour laquelle Cibouletta, le sprinter de l’équipe italienne de Nestoras Rokiskinaitis, avait préféré partir en vacances aux Bahamas. De son côté, le leader Ercole Scalatore s’était cassé une clavicule au Tour de France ; après avoir gagné une étape et embrassé deux miss vêtues de jaune, il avait glissé en descendant du podium. Leurs absences firent que pour la première fois de sa carrière, sur le conseil avisé du professeur Maserati, on administra à Rocky-Nestoras une dose de leader.

Rocky courut intelligemment. Il se calfeutra dans le peloton à l’abri du vent pendant les deux cents premiers kilomètres, laissa tranquillement les autres s’occuper de ramener à l’ordre les quelques coureurs échappés depuis le début et alla enfin se placer aux avant-postes quand les choses sérieuses commencèrent. [Vous ne trouvez pas que j’écris comme La Dernière Heure-Les Sports ?] Dans l’ascension du Jaizkibel, un col situé à vingt kilomètres de l’arrivée, deux coureurs attaquèrent, des Basques évidemment. Rocky leur laissa prendre cent mètres d’avance, accéléra brutalement pour les rattraper et les laissa sur place. Lui qui n’avait jamais aimé grimper, il était en tête dans ce col ! Il se sentait merveilleusement bien. Il accéléra encore. Il était touché par la grâce, par l’EPO et une nouvelle molécule appelée TGV.

Rocky passa largement en tête au sommet du Jaizkibel, se lança à corps perdu dans la descente et arriva seul avec une belle avance dans les rues de San Sebastian-Donostia. La tête dans le guidon, il pédalait comme un fou, ivre de vitesse et de joie. Avec ses mèches blondes dépassant du casque et son visage respirant l’énergie volontaire, il était beau. Derrière des barrières métalliques, de part et d’autre de la large avenue menant à l’arrivée, des milliers de personnes l’acclamaient. Elles acclamaient Nestoras Rokiskinaitis, premier vainqueur lituanien d’une grande course classique.

Sûr de lui, Rocky ne se retourna qu’une seule fois, en vue de la ligne, afin d’estimer l’avance qu’il avait sur les autres. C’est à ce moment qu’il s’enroula dans la double bannière au lion jaune que Sven Van Rokkegem balançait au-dessus de l’asphalte. Il arracha les drapeaux de la hampe et tomba, tête en avant, contre la barrière de sécurité, trente mètres avant la ligne d’arrivée.

Dix-huit secondes plus tard, le sprint d’un petit peloton fut remporté par le grand Flamand Tom Spekenbonen.

L’heureux vainqueur fut immédiatement entouré d’une foule d’admirateurs au-dessus de laquelle flottait une nuée de drapeaux jaunes au lion noir. Quand la liesse fut calmée à cet endroit, les supporters flamands se chargèrent de la transporter en d’autres lieux de la ville. Sven Van Rokkegem, qui avait perdu ses drapeaux, sortit de sa poche son arme de rechange, un foulard jaune au lion noir qu’il accrocha tout en haut de la hampe de cinq mètres. C’est ainsi qu’il mena ses troupes enivrées dans les rues basques ce soir-là, brandissant son interminable bâton avec le chiffon jaune comme un chevalier portant un pennon au bout de sa lance.

Les Basques (et les Espagnols déguisés en Basques par précaution) ne comprirent pas bien pourquoi ces étrangers défilaient dans la nuit de Donostia en chantant à tue-tête Ze zullen hem niet temmen ! et en rugissant, tels des lions, un cri en quatre syllabes : Bè-i-e-bast ! Un passant demanda à l’un d’eux ce qu’ils criaient. L’autre, un Gantois, se souvenant sans doute que sa lointaine aïeule avait fréquenté les soudards espagnols, répondit en traduisant approximativement : « België barst ! Belgica… explosion ! » « Oh ? s’apitoya libère. Encore une conduite de gaz ? »

Dans la cohue de l’arrivée, on fourra hâtivement Rocky dans une ambulance qui partit en trombe vers un hôpital, malheureusement assez éloigné. Aux urgences, on tenta en vain de le ranimer. Le chef de service attribua officiellement le décès à un traumatisme crânien, tout en se rendant bien compte que l’infortuné avait péri pendant le transfert en ambulance, étouffé par un pan du drapeau dans lequel il était enveloppé.

Les Basques ensevelirent Nestoras dans le drapeau, supposant qu’il s’agissait de l’emblème lituanien. On plaça le corps dans un cercueil scellé et on l’expédia par avion à sa famille (à laquelle le patron italien de l’équipe avait envoyé ses condoléances et le dernier mois de salaire de son employé).

La mort de Rocky ne fit pas très grand bruit en Lituanie. Elle fut annoncée par des entrefilets dans les gazettes et un article un peu plus long dans une revue sportive. À ce moment-là, l’opinion lituanienne était tout entière absorbée par le destin hasardeux de sa gloire cycliste nationale, Rammenas Rumstekas. Dopé par tous les orifices, Rumstekas se terrait dans sa villa italienne tandis que sa femme, arrêtée à la frontière, la voiture bourrée de drogues en quantité suffisante pour charger tout un peloton cycliste pendant un an, croupissait dans une prison française. Le chef du gouvernement lituanien, outré par certains commentaires venus de l’étranger, avait assuré dans un communiqué officiel à la télé de Vilnius que la nation tout entière se tenait aux côtés de son champion en cette injuste épreuve. La ligne de défense de Madame Rumstekas était pourtant claire : ces petits médicaments étaient destinés à sa mère malade. Le hasard voulait qu’au même moment un autre champion cycliste, d’une race quasi éteinte, le Wallo-Flamand Frank Dumarais, eût des ennuis judiciaires identiques. Il affirmait toutefois que les substances étranges saisies chez lui servaient à soigner son berger allemand. Les chroniqueurs sportifs de l’Europe entière faisaient des paris sur le résultat que pourrait donner une course entre la belle-mère de Rumstekas et le chien de Dumarais.

Face à ces événements de première importance, comment s’étonner que le décès de Nestoras passât quelque peu inaperçu ? Et ce n’est certes pas en Flandre, pourtant patrie du cyclisme, qu’on aurait pu en parler. Het Laatste Nieuws, Het Nieuwsblad. et De Gazet van Antwerpen avaient d’autres chats à fouetter. Ils emplissaient leurs pages de photos et d’articles chantant le dithyrambe du vainqueur de la Classique Basque, Tom Spekenbonen, un champion propre, lui, qui marchait à l’eau claire et ne se nourrissait que de lard et de haricots.

Sven Van Rokkegem, rentré dans ses foyers, arrosa la victoire nationale pendant toute une semaine dans ses bistrots favoris. À Daugai, au-dessus du cercueil de Nestoras, personne ne vint chanter « Ze zullen hem niet temmen » en hommage à son caractère de lion indomptable, mais on psalmodia des prières latines et de vieux hymnes baltes. Ses proches ne surent jamais que, dans son sable natal, sur la rive du lac Daugu, Nestoras Rokiskinaitis dit Rocky reposait dans les plis d’un double Vlaamse Leeuw.

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