Vivre plus légèrement

Anne Richter,

Il fait froid. Un été pourri s’annonce. Une lourde pluie bat les vitres. Je viens de vivre une semaine difficile et voilà qu’on me demande d’écrire un texte sur « l’été de tous les dangers ». Il est vrai qu’autour de moi, le monde semble poursuivre une course folle et effrénée, les événements se succèdent et se bousculent, plus graves et plus bouleversants les uns que les autres. La planète devient-elle folle ? Une terrible pesanteur semble s’être emparée des êtres et des choses, les vouant à une opacité et une violence sans remède. Dans notre petit coin privilégié du monde, il me semble pourtant qu’on se complaît parfois dans l’horreur… est-ce indispensable ? Faut-il nécessairement perdre tout goût du bonheur, quand on constate que chaque jour apporte son lot d’incertitudes et d’inquiétudes ?

Aujourd’hui, je suis chez moi, loin de ce vacarme fracassant. Je reproduis, en ce matin de printemps, des gestes quotidiens mille fois accomplis. Par les temps qui courent, ces gestes pourraient paraître dérisoires. Ils ont pour moi une valeur inestimable. Ils donnent à mes tâches quotidiennes un ancrage dans la réalité la plus simple et la plus substantielle. Ils ne sont nullement anodins, car ils sont la vie même, dans ses exigences et son épaisseur concrète : me lever, m’habiller, me préparer un café noir, des toasts, arroser les plantes…

Cependant, cette fois, tout tourne mal : en transportant le plateau de mon repas sur la table, j’ai un geste maladroit, je fais tomber un petit buste d’enfant en plâtre, placé sur la cheminée. L’objet se brise sur le sol. Je tenais beaucoup à cette œuvre. Les morceaux du visage blanc et délicat gisent à présent à mes pieds ; une brusque colère monte en moi, imprévisible, on dirait que toute la violence du monde m’a rejointe, cet accident prend à mes yeux une importance démesurée. Je me sens au bord du désespoir, je craque, je sanglote éperdument, comme si l’univers m’écrasait sous le poids de ses drames et de ses turbulences. Puis, de façon aussi inopinée, je me calme tout à coup. Je ramasse les morceaux de plâtre sur le sol, j’efface toute trace de l’accident ; le visage blanc a disparu, je ne verrai plus jamais son léger sourire, les yeux aveugles au-dessous du front juvénile, un peu bombé. Curieusement, un soulagement inattendu se glisse en moi, comme si briser, pleurer, ranger m’avaient fait du bien, après cette longue semaine où je me suis trop maîtrisée. À présent, j’envisage les choses autrement. Je me sens plus légère. Après tout, je voyais tous les jours ce petit masque blanc, mais combien de fois, ces derniers temps, l’ai-je vraiment regardé ? A-t-on le temps de regarder calmement autour de soi, alors que le monde court à l’abîme ? Tout le monde vit ça, tous les jours : pour se rassurer, on acquiert des objets car on les trouve beaux, on puise dans cette acquisition, ne fût-ce qu’un moment, ce sentiment de sécurité illusoire qui caractérise toute relation de possession. Mais le temps passe : plus nous vivons avec des objets que nous aimons, moins nous sommes conscients de leur présence, comme cela arrive dans un couple vieillissant. J’ai des toiles sur mes murs, d’autres objets sur les tables et les cheminées et je ne les vois plus depuis des semaines, peut-être des mois, tout comme on cesse de percevoir à la longue certains bruits quotidiens.

Voir sans regarder, n’est-ce pas stupide ? Pourquoi ne pas vivre plus légèrement, même (et surtout) si l’air du temps incite à ne pas le faire ? Lâcher du lest. Contempler en paix pendant quelques instants, en éloignant sans vergogne le vacarme du monde, son anxiété, son avidité. Peut-être commettons-nous l’erreur de poser le problème en termes de culpabilité, de possession et de jouissance privée. Cette petite œuvre en plâtre que j’ai cassée, elle a vécu longtemps pour moi seule, puis elle a disparu ; n’était-il pas temps qu’elle disparaisse ?

La beauté provoque un sentiment de joie, quand elle éclate comme une découverte, mais cette joyeuse plénitude ne dure qu’un moment, semblable à celle qui me ravit maintenant, à la vue de ce ciel de mai qui s’éclaire devant moi, traversé brusquement par une lumière étonnamment fraîche et exubérante. Toutes les choses belles nous contentent et nous apaisent, l’espace d’un instant, quand aucune volonté de possession ne vient ternir ce sentiment. Considération égoïste, morale passéiste, futilité poétique, face à la course furieuse du monde ? Pas si sûr. Le miracle de la rencontre fortuite de l’eau, de l’air et de la lumière que je vis en cette minute, voilà peut-être la seule connaissance et la vraie morale. Toutes les littératures de l’absurde, de la dérision et de la déréliction, toutes les tristes informations actuelles, prétendument objectives, ne me garantiront jamais ce contact privilégié avec le réel. Ce regard léger sur la beauté instantanée du monde est plus important qu’il n’y paraît. Si chacun était capable de vivre parfois des heures délivrées du poids de l’amertume, de l’ambition et de la colère, l’avenir du monde n’en serait-il pas changé ?

Ceci n’est pas une incitation à l’évasion. C’est plutôt une invitation à se centrer sur l’essentiel : cueillir, au sein même du chaos, l’instant de beauté qui passe. En disant ceci, je n’invente rien : en des temps très anciens, aussi sanglants que le nôtre, on avait déjà tenu pareil propos. N’oubliez donc pas le bonheur, Mesdames, Messieurs ! Il est là, devant vous, paradoxal, en dépit des désastres et des alarmes…

Pendant que j’écris, le ciel se couvre à nouveau, un vent acéré mord les feuillages. En cet été qu’on nous annonce catastrophique, oser vivre plus légèrement, n’est-ce pas cela, prendre des risques ? Quoi qu’il en soit, ce sera ma façon d’affronter les dangers.

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