… Vous avez un message

Françoise Nice,

À Michel K., Danièle K., Roman G., Simone S. et leurs familles

Marie retenait soigneusement toutes ces choses et elle les méditait.

(Évangile, Luc, 2,19)

Chère Samia,

Je n’ai plus de tes nouvelles, je suis inquiète. J’ai vu les images à la télévision : Ramallah et maintenant Bethléem, ta petite ville si douce. J’ai vu l’une des croix de la Basilique de la Nativité noyée dans la fumée des tirs, j’ai vu la poussière monter de la place de la Mangeoire. Et tout ce fracas. Je me souviens de notre rencontre à ce congrès de néonatologie. Qu’advient-il de vous ? Donne de tes nouvelles et sache que je pense à toi et à tous les tiens.

maria.donatello@virgilio.it

Chère Maria,

Merci pour ton mail. J’espère qu’il n’y aura pas de coupure de courant pendant que je t’écris.

Deux cent quarante personnes ont été prises dans les combats et se sont engouffrées dans la Basilique. Les trois journalistes de ton pays ont pu sortir assez vite. Trois cousins de mon mari s’y trouvent encore. Mon mari, lui, a fermé la boutique, plus de touristes, plus de travail. De toute façon, nous n’osons pas sortir. On attend, il n’y a presque plus d’eau. Certains disent que ce sont les soldats israéliens qui ont crevé les canalisations, délibérément. Je n’ose pas y croire.

C’est difficile ici. Mais à Jenine, c’est pire. Ils sont entrés avec les chars et les bulldozers. Nous avons de la famille éloignée dans le camp. À Ramallah, mon oncle est dans le palais avec Abou Ammar. Je suis sans nouvelles de ma cousine. Elle est employée au Bureau central des statistiques.

Maria, merci de t’intéresser encore à nous. Que Dieu ou quelqu’un nous vienne en aide. Bien à toi,

Samia

P.-S. : As-tu des nouvelles d’Olga ?

dirweh.samia@yahoo.fr

 

Isaac supplie Yhwh. Sa femme est stérile. Yhwh entend la supplication et Rebecca est enceinte. Les fils se bousculent en elle.

Elle se demande : Pourquoi ? que m’arrive-t-il ?

Elle interroge Yhwh. Yhwh lui dit : Deux nations dans ton ventre Deux peuples divisés dans tes entrailles Un peuple plus fort que l’autre Le grand au service du petit.

(Genèse, 26,21)

Chère Samia,

Marie m’a téléphoné et m’a transmis ton adresse. Je suis soulagée d’avoir de tes nouvelles. Je pense très souvent à toi. Je t’avoue que je ne vois pas ce que je pourrais faire. Je suis très désemparée moi aussi. J’ai peur de vos kamikazes. Pourquoi font-ils cela ? J’ai lu quelque part pourtant que l’islam interdit le suicide. Nous ne prenons plus le bus. Nous évitons le marché, la gare, les sorties. Mais je ne peux pas enfermer mes enfants. Ce sont des adultes maintenant. Natacha a fini son service militaire. Dimitri vient de commencer. Il n’en dormait pas, avant de partir. Je voudrais les renvoyer à Moscou pour les mettre à l’abri le temps qu’il faudra. Natacha n’est pas d’accord. Elle est prête à se battre depuis qu’elle a perdu une de ses amies dans l’attentat de la pizzeria, l’an dernier.

Pour te parler en toute sincérité, je regrette que nous soyons venus ici. Cette alya vire au cauchemar.

On n’aurait pas dû quitter Moscou. Mais Sémion insistait. Il avait raison, cela devenait de plus en plus difficile là-bas. S’il n’y avait eu cette voix la nuit au téléphone, plusieurs fois : « Sales youpins, Staline ne vous a pas eus… » Cette voix éraillée qui rappelait pour ajouter : « Oui, le temps perdu peut se rattraper ». Sans ces coups de fil j’aurais tenu bon.

Excuse-moi, Samia, ce n’est pas comme ça que je te soutiendrai, que nous nous réconforterons. Gardons plutôt le souvenir de notre rencontre. Je me souviens de ce printemps 1996. J’accompagnais un groupe de touristes russes. Nous sortions de la Basilique quand tu nous as hélées : la gavariou pa rousski, tchout tchout… souvenirs ! padarki ! gifts… Nous sommes allées jusqu’à votre magasin. Les touristes étaient en affaires, ton mari et son employé ne savaient plus où donner de la tête. Trois cars entiers de touristes russes.

Tu m’as emmenée un peu plus loin. On a continué la conversation comme on a pu, en anglais. Tu m’as expliqué que ton oncle avait étudié à Moscou dans les années 1960.

Puis, tu m’as montré l’horizon. « Vois-tu cet éclat doré, là-bas, au loin ? » Je ne voyais rien. J’ai cligné les yeux, j’ai aperçu le tout petit point très brillant. Le dôme de la mosquée Al Aqça, visible par beau temps. Bethléem, à douze kilomètres seulement de Jérusalem.

Je serrais les paupières pour ne pas perdre le petit point lumineux dans le vaste ciel bleu… J’avais mal aux yeux.

Alors, tu as planté ton regard dans le mien. Je n’oublierai pas ta question : « Trouves-tu normal que toi, juive de Moscou, tu aies pu t’installer sur une de nos collines quand moi, fille d’une famille de Jérusalem, je ne peux pas y vivre ? Tu vas repartir avec les touristes. Dans vingt minutes, vous serez à l’hôtel. Quant à moi, je n’ai pas de permis spécial pour entrer dans la ville, pour aller à l’Esplanade des mosquées avec mes fils. Et si je les demandais, ces papiers, à supposer que je les obtienne, il nous faudrait cinq fois plus de temps, nous ne pouvons pas prendre les mêmes routes et il y a les checkpoints ». Samia, pardonne-moi de te rappeler tout cela, je remue le couteau dans ta plaie qui est devenue la mienne ce jour-là. Que la haine nous épargne. Je t’embrasse. Donne-moi de tes nouvelles.

Erdmanolga@yahoo.fr

P.-S. : Je crois que Maria essaie d’activer un réseau à Rome. Des pacifistes, je pense.

 

Dans un hammam, à Amman (Jordanie)

Tout corps plongé dans un fluide subit une poussée verticale, dirigée de bas en haut, égale au poids du fluide déplacé.

(Archimède, IIIe siècle av. J.-C.)

Trois corps plongés dans une vasque. Bulles, vapeurs, volutes et fumigations.

Nasser : — Finalement l’exil, c’est peut-être ce qu’il y a de mieux. Qu’est-ce qu’ils auront encore, ceux qui s’accrochent à ce rêve de territoire-confetti que les Américains et les Israéliens voudront bien leur laisser ? À peine la place de déployer un drapeau. Que pourront-ils faire ? Construire, reconstruire ? Reconstruire après la guerre, c’est sûr que ce sera un business.

Hafez : — Oui, mais faudra à nouveau qu’on leur avance l’argent. Il n’y a plus rien. Ma cousine de Djeddah est dans l’import-export. Khadija n’est pas contente. Holygoods & food tourne au ralenti. La douane israélienne est plus tracassière que jamais. Plus rien qui passe. Une demi-tonne de poulets congelés est restée bloquée pendant une semaine à la frontière. Fichue la marchandise. Invendable !

Nasser : — Ils tirent sur les ambulances. Tu voudrais pas qu’ils laissent passer les poulets ? Des fois qu’ils se transformeraient en colombes ?

Hafez glousse et s’esclaffe, bat l’eau du bassin à grandes claques. « Arrête. Bon, j’ai trop chaud, je passe à côté. »

Ismaïl n’a rien dit jusque-là. Il souffle : « C’est ça, les otaries, allez vous rafraîchir les idées ailleurs. Seigneur, dis-moi, où sont nos pères et nos repères ? Faut que j’appelle Nasreddine à Médine et Samir à Damas. »

 

Île de Ré, 25 avril

« Lionel, tu viens boire un coup ? Un petit blanc pour la défaite du gros blond ? » Le chanteur hèle la tête aux boucles argent. L’autre relève ses yeux de Christ égaré, maxillaires serrés. « Lio, fais pas cette tête. D’accord t’as perdu les Lumières, il te reste La lumière de l’île. » Non Jeff, t’es pas tout seul. Il fredonne, lui passe le bras autour des épaules et, d’un grand pas chaloupé, l’entraîne vers L’Amical bar.

Lionel hoche doucement la tête. Il semble surgir d’un songe : « On est le 25 aujourd’hui ? 25 avril, ça me rappelle quelque chose. 25 avril… Tu t’en souviens, toi le chanteur, de cette chanson à la radio. C’était comment encore ? À deux ils musent : Grandola villa morena… C’est bien la seule fois où les poètes et les soldats étaient unis dans un même dessein ».

Derrière le bar, Akim frotte les verres et murmure : Quant aux poètes, ne les suivent que les fourvoyés. (Coran, verset 224, sourate XXVI)

 

Schaerbeek, vendredi 10 mai

Des centaines, des milliers de personnes quittent le parc Josaphat après la cérémonie d’obsèques de Habiba El Hajji et Ahmed Isnani, victimes d’un forcené d’extrême droite. Dans la foule, Nassira tire un bout du voile de sa grande sœur Loubna : « Dis, tu sais que c’est ici que Dieu viendra rendre son jugement dernier ? Mais oui, dans la vallée de Josaphat. Je l’ai appris au cours de religion ». La grande lui caresse la tête : « Fasse Dieu que nos frères t’entendent et te croient. Ils n’écoutent plus rien, depuis qu’on les prend pour des Ben Laden en puissance ».

 

Ramallah, lundi 13 mai

« Samia bonjour, c’est moi Naïma, ta cousine. Tu m’entends ? La communication n’est pas très bonne. Sois rassurée, Abou Ammar est libre, mon père aussi. Ce n’est pas croyable, c’est un miracle ! Écoute ! On dit ici que pour Bethléem, ce n’est plus qu’une question d’heures. Tiens bon Samia, je te serre contre mon cœur. Salue toute la famille de ma part. Dès demain je vais voir mon bureau. On dit qu’ils ont tout saccagé, qu’ils ont emporté des archives et signé leur forfait de leurs excréments ! ? ! Oui, c’est ce qu’on dit, mais aujourd’hui je ne veux pas penser à cela. C’est la libération. Tiens bon Samia, je te serre sur mon cœur. Salue toute la famille de notre part. »

Je suis venu comme musulman, comme chrétien, comme être humain. N’oubliez pas que la seule femme citée dans le Coran est notre sainte Marie.

(Yasser Arafat, 13 mai 2002)

 

Bethléem, mardi 14 mai

De : Samia

À : Naïma, Maria, Olga, Rebecca, Tauba À vous toutes,

Le cauchemar a pris fin. Les chars se sont retirés. Le siège de la Basilique a été levé. Ali et Mahmoud sont sortis. Amaigris, mais indemnes. Marwan, lui, a été emmené à Chypre. Il paraît qu’il va bien. Il partira pour l’Europe.

Bethléem a reçu Abou Ammar en héros. C’est le père Ibrahim qui l’a accueilli à la porte de l’Humilité, qui l’a fait descendre jusqu’à la grotte de Jésus. Je l’admire beaucoup, ce Franciscain. Il s’est dévoué tout au long de ces trente-neuf jours de claustration involontaire. Il a soigné, réconforté les nôtres, sorti de la basilique les morts comme les vifs, il a mené les négociations qui ont permis la libération des nôtres. Ensuite il a fait le ménage aussi.

Cet épisode de notre lutte pour l’autodétermination et l’indépendance, pour le respect de nos droits humains va-t-il entrer dans l’histoire sainte de Bethléem ? Ne sera-ce qu’un martyre parmi d’autres, un peu moins anonyme, à cause du théâtre de symboles où il s’est joué ?

Le père Ibrahim taillera-t-il un roseau pour écrire ces pages comme l’ont fait nos prédécesseurs. ? Quel dialogue a-t-il pu nouer avec les militants des Brigades des martyrs d’Al Aqça ? Quelles en seront les suites ? La guerre va-t-elle se poursuivre, les secousses de l’histoire charriant l’oubli, les images leur dose d’émoi et d’effroi ?

Mes chères amies et cousines, en attendant, je ne crois qu’à l’élan de notre amitié, qu’à la volonté têtue de ne pas céder à la haine et au désespoir. Je ne crois qu’à cette curiosité qui nous porte l’une vers l’autre, qu’à ce réflexe qui nous fait protéger nos enfants. Malgré eux parfois, malgré leurs pères.

Pendant ces trente-neuf jours, j’ai relu la vie de notre prophète. Dans le magasin fermé, à l’abri du volet métallique, je me suis aussi plongée dans la Bible pour passer le temps et tenter de déjouer l’anxiété. Et si finalement on usait de la Palestine comme du ventre des femmes ? Et inversement…

En ce jour où l’espoir refleurit à Bethléem, quelque chose me chagrine pourtant : nous ne saurons pas ce qui s’est passé exactement à Jenine. Le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan a renoncé à la commission d’enquête. Il semble qu’Abou Ammar n’était pas le bienvenu à Jenine.

Je vous embrasse, j’espère que nous pourrons nous rencontrer librement, où que ce soit et sous quelque prétexte professionnel que ce soit. Mes fils vont pouvoir retourner à l’école. Le plus grand a presque terminé. Il pense partir étudier le droit, mais il ne sait pas encore où.

dirweh.samia@yahoo.fr

 

Île de Ré, fin mai 2002, Amical bar

Le jour décline doucement. À vingt heures, la lumière est douce et vive à la fois. Du petit port monte un parfum de goudron. Quelques bateaux de pêche ne sont pas sortis, et les marins égrènent leurs filets pour en vérifier tous les nœuds.

Non Jeff t’es pas tout seul. Lionel regarde le croissant pâle qui monte au ciel. Sonnerie de portable : « Allô, ici Peres… »

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