Carmina Sovietica

Jean-Louis Lippert,

The time is out of joint : O cursed spite,

That ever I was born to set it right.

Shakespeare, Hamlet

 

Ein Gespenst geht um in Europa –

das Gespenst des Kommunismus.

Marx, Manifeste communiste

 

La Sphère bat comme un tambour aux doigts de l’Atlante qui la porte sur ses épaules. Elle retentit de l’écho des tombes dont sont faits les grains de sa peau. La voix des morts clame à ses oreilles : « Entendez-vous encore le cri de Dante : L’amour meut le soleil et les autres étoiles ? Mais d’où vient-il que les vivants contemplent jour et nuit le ciel sans apercevoir plus qu’un faux plafond constellé d’astres artificiels et d’un lustre jetable en guise de soleil ? D’où leur est venu ce plancher de bitume qui dérobe aux regards des mortels toute voyance des abîmes où nous leur faisons signe ?

Le bunker de la Valeur passerait pour un monde si n’émettait quelque objection contre pareille outrecuidance la Parole d’un Titan bien placé pour le connaître sur le bout des doigts – mieux que les puces numériques organisant ses fonctions digitales. Je vis alors que j’en faisais partie depuis près de vingt ans, de ces défunts dont le De Profundis faisait résonner le tambour terrestre pour inspirer la mélopée d’Atlas. N’introduit-elle pas au plus profond des sept mers comme au septième ciel, grâce à l’Œil imaginal ? Celui qui autorise une conteuse orientale à transférer les ruines de Bagdad, Le Caire et Damas vers cette île occidentale. J’ai reçu d’elle ce qui m’a fait défaut toute mon existence : une aptitude à lier vie et mort, nuit et jour, songe et réalité. Raison pourquoi dès l’année de ta naissance – 1951 – il me fallut proclamer : « Je ne referai pas le voyage d’Orphée ».

Par la grâce de Shéhérazade, puisse donc te parvenir cette Confession…

 

« C’est à l’aube des temps historiques un Orphée nègre – Osiris ou Dionysos – qui inventa la mondialisation ; lui qui fut le premier des cosmologues. » Souveraine des sept ciels et des sept mers, est-ce toi qui me persécutes en ces enfers ? Isis ou Eurydice, en quels abîmes vas-tu prolonger mon supplice ? Je préfère ignorer par quels moyens techniques se poursuit cette fantasmagorie… « Descendu au royaume des ombres, n’y conserve-t-il pas ses lanternes en éveil pour éclairer la face obscure de l’univers et produire l’initiale vision globale ? » Sur un moniteur de contrôle explosent les couleurs d’Orfeu Negro. Des frissons me traversent, ignorés de mon vivant, devant ces images de carnaval dans un bidonville de Rio. « Rien n’a validité que d’aurore et de crépuscule, nous suggère son regard perçant les ténèbres du jour et trouant de lumière la nuit… » La voix féminine des haut-parleurs, au fond de ma caverne, continue son lamento. Bien sûr, j’avais entendu pendant mon sommeil ce texte de toi, lu le 12 octobre 2011 au Salon d’Automne à Paris par ton ami Noël Coret, pour saluer Les Indes, poème d’Édouard Glissant, mort quelques mois plus tôt. Je revois ce géant martiniquais buvant sec dans les cafés de la Contrescarpe au début des années cinquante. La génération d’après Aimé Césaire. Il n’aurait pas fait bon, devant ces gens-là, s’aventurer à proclamer comme nous le faisions que la poésie était morte…

 

Je suis ensorcelé par un spectre de fée sur une île ignorée.

Victime insomniaque dans l’ombre d’un mirage ? Captif du sortilège lancé par une folle, souveraine du ciel autant que des enfers, dans l’un et l’autre monde ? Il me reste à traduire en langue des mortels par quel enchantement – nié durant ma vie, qui pourtant prétendit acter la poésie – je découvre la Sphère ! Elle se révèle à moi comme la première œuvre d’art issue de l’Œil imaginal : ce bouclier d’Achille filmé par Homère dans L’Iliade ainsi qu’une vision globale fourmillant de scènes cosmiques et politiques, au centre desquelles chante un aède jouant de la lyre…

Mais une civilisation se réveillerait en sursaut de son cauchemar climatisé si la frappait comme un éclair le sens d’un titre d’Aragon : La mise à mort. Chacun, depuis près de cinquante ans, fait mine de ne pas comprendre : Quelle mise à mort ? Il ne s’agit que d’un artifice romanesque, voyons. Dix ans plus tard, Pasolini se fait trouer la peau pour crime d’avoir brossé le théorème d’une société dans Salo ou les 120 journées de Sodome : d’étranges humanoïdes atomisés se cognant les uns contre les autres. Ce qui préluderait à n’importe quelle tentative d’esquisser un tableau du sort de l’art contemporain. Sauf si le tableau devait être faux, pour complaire aux actuels propriétaires du monde – lesquels ne sont plus ceux qui finançaient Pasolini. Salo, ne serait-ce pas le monde aujourd’hui ? D’où la réversibilité du salaud et du héros, postulat des nouveaux hérauts de Salo…

 

« Puisqu’à l’appel d’un poème d’Édouard Glissant criant Les Indes, il est souvenu que les Grands Découvreurs s’élancèrent sur l’Atlantique pour inaugurer un jour nouveau, c’est du fond de la nuit que je m’adresse à lui. Plus vivant mort que tous les morts-vivants, n’accomplit-il pas l’exploit de parcourir les yeux ouverts l’autre monde et de nous faire traverser, tous feux allumés de l’esprit, cette invivable pénombre qu’un Orphée nègre seul avait pouvoir d’élucider par le soleil de la conscience ? » La bacchanale endiablée se poursuit sur l’écran de ma caverne infernale, l’acteur noir dans son hamac égrenant à la guitare pour sa belle une complainte restée dans toutes les mémoires… Do si… fa mi mi… ré mi ré… do fa#… mi ré ré… mi fa la… Miracle de l’art ! Si c’était possible, je coloniserais bien cette scène pour mon œuvre cinématographique posthume ! « Car ce pays de carne et de mort qu’il pleurait en son chant voici cinquante ans, parlant d’un pillage et d’un carnage vieux de cinq cents ans, n’est-ce pas toujours le nôtre aujourd’hui ? »

 

Quelqu’un – mais Qui ? mais Quoi ? – nous écrit : cette incessante graphie fait l’objet d’une guerre du sens. Au discours du pontife s’oppose le verbe de l’aède, comme à César Césaire. Pour s’y résoudre, il faut franchir le cap. Irréductible au franc-parler trompeur des propagandes publicitaires est le Mentir-vrai d’Orphée, quelque duplicité qu’utilisent les industries du sit-show pour arraisonner les théorèmes du spectacle. Sans Parole est la Valeur comme sans Valeur la Parole. Mais ne voit-on pas anéantir toute Parole qui ne soit au service exclusif de la Valeur ? Même si s’inverse un tel rapport dans la représentation, qui soumet l’image de la Valeur à l’empire d’une Parole privée de toute véridicité : BHL et DSK – si ce n’est Bernard Tapie – vous conteront les aventures de la vérité dans une page de magazine comme au journal télévisé.

Dès l’instant fatal, j’ai senti planer l’ombre de ces vérités dans un regard entr’aperçu durant la vie. Toujours en songe. Une belle conteuse orientale m’invitait en sa Mille et Deuxième Nuit, celle où se révèlent aux mortels papillons des abîmes et perles astrales offerts par une messagère de l’Œil imaginal. S’il me fallut près de vingt ans pour lancer un tel message, peut-être les esprits de Marx et de Shakespeare n’y sont-ils pas étrangers. L’un me torture de remords parce qu’encore plus corrompus s’avèrent les royaumes terrestres après mon passage ; l’autre me culpabilise par l’hypothèse que mes théories sont devenues le noyau de l’idéologie grâce à laquelle Tonton se justifie d’avoir usurpé le trône du vieil Hamlet…

 

« Toute étoile hors la loi doit y demeurer invisible, par-delà Nacht und Nebel : ainsi prêchent les gardiens de nos modernes miradors, qui ont décrété nulle et non avenue ton errance, Orphée nègre, hors l’enceinte mentale dont ils sont préposés aux projecteurs. »

Atlas, campé sur son île océanique, déchiffre le message de signes indiens sur l’autre rive de l’Atlantique. Il hausse les épaules pour donner autre sens au titre du livre le plus influent en Amérique après la Bible depuis un demi-siècle : Atlas Shrugged.

Ayn Rand – une immigrée d’origine russe, de son nom de jeune fille Alissa Zinovievna Rosenbaum – en est l’auteur, y suggérant une rébellion du Titan de la mythologie grecque – symbole à ses yeux du créateur de Valeur, n’acceptant plus de porter sur son dos le poids des prolétaires –, qui se délesterait de son fardeau par une insurrection libertaire d’esprit rien moins que situationniste.

L’ouvrage parut en 1957, l’année même où la Sphère convulsiviste chère à ton grand-père se trouvait engagée dans la création de l’I.S. en compagnie du Comité psychogéographique de Londres, du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, et de mon Internationale lettriste. Le vieux poète communiste grec dont tu portes le nom fut aussitôt exclu pour la publication, aux éditions Progrès à Moscou, de ses Carmina Sovietica. Ceux-ci prenaient à rebours l’idéologie d’Ayn Rand, inversant les termes de son titre pour clamer Shrugged Atlas. Le Titan voyait une inspiratrice des plus hauts chants du siècle en l’Étoile rouge. Oui, c’est de la vieille histoire, narrée dans ton dernier roman. Tu montres l’existence de Kapitotal et de la tour Panoptic, tu dis leur pseudocosme et leur idolosphère : n’aurais-tu pas reçu l’inspiration de ton grand-père ? Aussi seras-tu le premier destinataire de ma tardive autocritique…

 

L’ennui généré par les défunts vient de ce que tout, chez eux, paraisse clos. Fixée pour l’éternité, leur thanatographie exclut en principe l’imprévu d’une petite création de situation posthume inattendue.

N’ont-ils pas dit et fait ce qu’ils avaient à dire et à faire ?

Mais l’éternité n’existe pas. C’est de notoriété publique depuis qu’il m’est arrivé de l’affirmer dans un Message de l’Internationale Situationniste enregistré sur bande magnétique, en avril 1959 : « L’idée d’éternité est la plus grossière qu’un homme puisse concevoir à propos de ses actes »…

Le risque de contredire cette affirmation, contenu dans l’exposition que me consacre une Bibliothèque nationale de France, est sans doute aggravé par la présente Confession. Si d’aventure celle-ci tombait sous les yeux d’un lecteur, celui-ci serait tenté de n’y croire pas plus qu’au nom de son auteur. Ceux qui me connaissent l’authentifieront pourtant sans peine comme ne pouvant émaner que de moi, même énoncée sous une forme spectrale – à laquelle je n’ai certes pas apporté le poinçon de ma propre écriture.

Car j’entends un rossignol chanter dans l’île de Shéhérazade…

 

« Il n’est pas temps encore, croit bon ton ironie posthume d’ajouter, creusant jusqu’à l’os la blessure en notre nuit des profondeurs. Nuance avec les camps de la mort perçus comme tels : sous ces obscurantismes barbares était promis d’autodafé tout ce qui menaçait lumière. Dans l’enclos totalitaire d’une social-démocratie libérale et libertaire, les statues de la Liberté veillent en sorte qu’outrepasser le rayon de leurs torches ne se puisse interpréter que comme atteinte aux droits de l’Homme et à la Démocratie. » Sous ce double label s’organisent les négociations commerciales du grand marché transatlantique. A-t-on compté le Théâtre de l’Atlantide parmi les exceptions culturelles ?

Voir plus loin, plus haut que l’horizon : c’est la prérogative d’Atlas. Posté aux colonnes d’Hercule, il aperçoit le massif portant son nom de ce côté de l’océan comme les chaînes montagneuses de l’autre rive. Sur ordre de l’Amérique, ne vient-on pas d’arraisonner l’avion présidentiel d’un Indien des Andes au cœur de l’Europe, à la recherche d’un réfugié politique dont l’inexpiable crime est d’avoir divulgué la soumission d’une planète à la tour Panoptic ? Celle-ci ne retentit-elle pas chaque instant d’éloges à Kapitotal, identifiant l’idolâtrie marchande aux droits de l’homme et à la démocratie ?

Car jamais les gestionnaires de la matière ne s’étaient fait passer pour managers de lumière comme aujourd’hui. Jamais les instances temporelles n’avaient à ce point soumis les autorités intellectuelles, ni les experts de la quantité singé les qualités supérieures d’un esprit séquestré dans leurs culs de basse-fosse. Le monde ancestral où la mesure matérielle s’accompagnait d’extases spirituelles est vaincu par un monde moderne où l’hybris est passée de l’esprit vers la matière, monde contraint au plus strict rationnement des âmes…

 

La mort – convention sociale – ne condamne donc point à perpétuité. Je m’en convaincs avec retard, découvrant cet Être où tout être est le centre et la surface d’une Sphère infinie. « Pour parler clairement et sans paraboles, – nous sommes les pièces d’un jeu que joue le ciel. – On s’amuse avec nous sur l’échiquier de l’Être, – et puis nous retournons un par un dans la boîte du Néant » : ce quatrain d’Omar Khayyam, détourné dans mon dernier film, nous en rions ensemble une fois constaté que la vie ne se réduit pas à un passage qui contient en lui tout son sens. D’où la profonde connivence entre les citations que je mets ici en épigraphes. Hamlet – comme chaque homme – a mission de rejointer le monde. Si tout être doué de parole est héritage – et témoignage de cet héritage –, rien ne peut le faire échapper à la communauté des vivants et des morts dans le passé comme dans l’avenir : ce qui fait d’une conscience de l’au-delà – métaphysique et historique – le sens profond du communisme…

 

N’est-ce pas le sens ironique du purgatoire où je me trouve reclus, voyant et comprenant tout du monde sublunaire sans pouvoir y intervenir ? Au moins puis-je ne pas renier certaine dénonciation de l’art opérée de mon vivant, peu d’œuvres découvrant ce qui se révèle sous les paupières de Shéhérazade. Il faudrait parler d’un coup de théâtre d’une intensité pouvant à peine s’imaginer dans la dimension visible. Ou plutôt, c’est un monde aveugle que l’on quitte pour celui d’une omnivoyance dont s’approchent révélations prophétiques, réflexions philosophiques et visions poétiques.

Au fond de cette grotte s’agitent les ombres des écrans, guère différents des miroirs électroniques où s’abîment les mortels. Sauf que les signes en sont élucidés par la voix de l’aède et le regard de Shéhérazade, en leur Théâtre de l’Atlantide.

« N’avons-nous pas encore et toujours à payer le crime d’une âme à la cime des mâts ? C’est en surplomb de tous leurs miradors que se fait entendre ta voix ! Langage de prophétie toujours, et par-delà combien de siècles, ce cri de l’Orphée nègre sous le fouet sacrificiel des maîtres ignorant le son que produira ta lyre de flammes et d’entrailles, afin de nous dire depuis l’autre rive : Ô nul ne sait d’où vient, veilleur de lune, l’Orient. Parce que tu élabores le premier atlas de l’univers et que ta voyance inaugure un projet d’unidiversalité pour l’aventure humaine, éclairant les conflits entre Nord et Sud comme entre Orient et Occident, c’est mémoire d’avenir que ton poème, Orphée nègre ! »

 

Encore faut-il s’aviser de l’inversion pyramidale à laquelle j’ai contribué, sans favoriser la Sphère où communiquaient altitudes et profondeurs extrêmes qui reliaient vivants et morts en une cause commune. Au lieu de quoi furent propulsés les bateleurs au sommet des podiums et estrades…

Trois jours avant de me donner la mort, le 27 novembre 1994, n’avais-je pas recommandé l’image du bateleur pour illustrer la couverture d’un ouvrage posthume, non sans l’aveu cynique d’« une certaine maîtrise de la manipulation » ? Les fantasmagories de Kapitotal donnent à comprendre cela même que la tour Panoptic a fonction d’occulter. Quand la prédation se substitue à la production dans la création de Valeur, une prolifération d’insignifiance est requise à tous les étages pour oblitérer la dévalorisation qui s’opère et en obnubiler le sens. La totalité de l’enclos public résonne alors du discours d’Ayn Rand en faveur des charognards qu’elle baptise « hommes de l’esprit » sous le costume d’Atlas, tandis que la voix de ton grand-père y devient inaudible, sa Parole prohibée, sa vision globale censurée. La milliarduplication des messages qui saturent le marché du verbe et de l’image dirige vers le néant toute valeur d’usage d’une industrie servant de prototype à toute valeur d’échange. Les spectacles n’assument plus la mission qu’Hamlet assignait au théâtre – un piège où se prend la conscience des rois –, remplacés par des shows hallucinatoires sans autre objectif que de mystifier le bétail par des passes comparables à celles que la tauromachie nomme véroniques. Exactement l’opération réalisée ces jours-ci dans une exhibition prétextant de l’art et de la pensée pour involontairement confirmer cette vieille sentence de Marx : les idées dominantes sont celles de la classe dominante…

Mon nom : le dernier mentionné sur un catalogue aux prétentions, derrière les masques, très mesurées, de juguler peinture et philosophie sous un titre outrecuidant : « Les Aventures de la vérité ». Maintes pages consacrées par ce gang de spéculateurs – au sens financier du terme – à l’acquisition de mes écriteaux porteurs de quelques slogans – les mêmes, exposés au même moment, par le gang rival de la BnF ! – serviront à jamais de paradigme pour le chapitre du Capital élucidant le fétichisme de la marchandise…

« Je n’imaginais pas que l’histoire Debord prendrait une telle importance », note l’auteur parmi dix faussetés me concernant (« une chose, une seule, dont Debord était inconsolable, c’était sa rupture avec Breton… »). Mais les deux thèmes usurpés dans cet assemblage ne sont-ils pas celui de la caverne platonicienne et celui de la figure du Christ sur le voile de sainte Véronique, afin de soumettre et la philosophie grecque et la peinture chrétienne au joug de Moïse – donc à celui du prophète Josué ?

 

« Carguez la voile du futur ! murmurent tes paupières gonflées des visions du passé. Sur les routes de marbre de l’océan, n’oses-tu pas te jouer du choc des civilisations ? Flâneur de la selve urbaine autant que des chemins galactiques, pourquoi te gêner d’adresser Parole d’égal à égales aux étoiles ? Seigneur du chant où l’ombre régnera, Soleil ! se permet de clamer l’Orphée nègre, tant sa lumière et son feu naissent de sa propre mort, dans la matrice-tombeau d’un continent sur l’assassinat duquel s’érigea notre monde… »

Le premier modèle historique de génocide est celui qu’illustre le Deutéronome : sur ordre divin, Moïse confie au prophète Josué la mission du massacre et du pillage de Canaan, dont s’inspireront les colons d’Amérique pour conquérir leur Terre promise dans le sang des sauvages indigènes, coupables d’ignorer l’idole biblique.

« Où sont tes Indes, toi, où ta lumière ? t’autorises-tu donc à tutoyer encore depuis la soute l’astre du jour, parce qu’au-delà des siècles tu restes l’alter ego de ceux que l’on y entassa pour un voyage vers le couchant de tout rêve et de toute mémoire. »

Je vole dans les profondeurs marines autant que je nage en plein ciel selon les lois de Shéhérazade. Ses yeux sont des prismes éclatés, tout en fragments lumineux piqués de l’éclat des Pléiades. N’est-ce pas leur père Atlas – ton aïeul – qui dans ton dernier roman signalait que chaque étoile de l’univers avait alimenté d’un dollar la fortune de Jésus Evangelista, depuis que l’ancêtre de celui-ci bailla les fonds pour l’expédition de Colomb, non sans ouvrir une créance irrecouvrable à l’armateur grec Aristos Théokratidès ? Ce n’est donc plus par unités, ni par dizaines ou centaines, mais par myriades et millions que le Minotaure exige aujourd’hui sa pitance en jeunes gens et jeunes filles de l’Hellade, puisque l’axe Jérusalem – Rome – La Mekke en a décidé, faisant d’Ayn Rand et de moi-même les théologues officiels du monde occidental.

 

Il faut bien admettre que tout continue : l’esprit des hommes n’a cessé de le clamer, dans son septième ciel, sous des formes que je m’obstinais à nier – qu’elles fussent prophétiques, poétiques ou philosophiques. Parce que tu places ta foi et ta raison dans ces révélations, ces réflexions, ces visions de l’Œil imaginal, je te confie ma Confession…

 

« L’âme gâtée de l’Europe a perdu toute foi, toute raison, tout œil imaginal dans l’oubli de l’aède. C’est donc sur la rive africaine qu’il me fallait t’entendre, ô frère l’Orphée nègre ! Depuis le rivage d’une terre au cœur de laquelle moi-même je suis né, fils de colons blancs, n’ayant reçu d’éducation qui vaille que de ses boys nègres ! Ceux-là savaient déjà ton lumineux message venu du pays des morts. Leurs descendants connaîtront plus encore demain combien ton poème offre aux vivants l’hypothèse d’une thérapie par le rêve et par la mémoire ; combien leur est ton chant pharmakon contre la fièvre des marais de l’âme… »

 

L’Illégitime, voire Illegitimus : ainsi devrais-tu la signer, dans la tradition des pamphlets sous pseudonymes latins que d’autres illustrèrent. Ainsi de ce récent « VERAX », providentiel whistleblower de l’Agence de Sécurité Nationale américaine, dont les milliers de documents confidentiels rendus publics attestent la véracité d’autres témoignages relatifs au totalitarisme de la tour Panoptic et de Kapitotal. Ta Mélopée d’Anatole Atlas est, à ce propos, la seule œuvre littéraire où je figure comme personnage, qui sera lue quand aura passé ma gloire mondaine ; donc, prohibée dans l’espace médiatique, où elle surplombe la présente industrie de l’édition, passée sous contrôle de la tour Panoptic au service de Kapitotal…

 

« Si tu t’adresses aux astres en exil de ce globe, n’est-ce pas que tu t’es fait Atlas, Orphée nègre ? Or depuis l’Atlas, où la montagne épouse l’Atlantique, je me fais ton écho. Qu’en poursuivant à contresens le chemin du commerce triangulaire, cet écho de la traite négrière aille donc d’ici vers la vieille Europe, et même jusqu’aux plus souterraines entrailles de Paris ! »

 

Qu’est d’autre la nouvelle tyrannie libertaire qu’une gigantesque entreprise de renversement, d’inversion, de retournement ? La révolution permanente est son principe, à condition que ce bouleversement continuel des moyens d’exploitation, de domination, d’aliénation ne menace pas l’inversion – qui le constitue – des moyens et des fins. Raz de marée, séismes, cyclones et crachements de feux sociaux divers – dont mai 1968 fut l’universel modèle – sont à ce point sa norme qu’en un symptomatique retournement, digne d’Oscar Wilde, c’est la nature qui paraît aujourd’hui l’écho des égarements d’une culture bourgeoise autrefois réputée sage et conventionnelle…

 

« Pour avoir inventé la voyance d’un infini jeu d’échos dans l’espace et le temps – dont toute la poésie témoigne comme science des analogies et des correspondances – l’Orphée nègre ne devrait-il pas être salué comme le concepteur d’une échologie ? »

 

Les gangs de l’art contemporain peuvent-ils escompter plus juteuses plus-values que sur les décombres des avant-gardes révolutionnaires ? Ce n’est pas un hasard si de multiples copies falsifiées de mes désormais célèbres « Directives » circulent comme attractions culturelles pour performances événementielles éphémères et festives, ludiques et marginales, conviviales et libidinales, inaugurées par mes créations de situations. Si révolte et subversion sont devenues la loi, toute audace conceptuelle a liberté de faire trembler la terre, de submerger les digues, de calciner le paysage, de lancer des ouragans (les murs et plafonds de tel palais royal en liesse pouvant s’honorer d’une invasion d’insectes orchestrée par l’artiste anticonformiste belge le mieux en cour), pourvu que ces ravages demeurent consensuels à propos du cycle essentiel faisant de l’argent l’a et l’w d’une civilisation…

Mais pourquoi la vision des créateurs et la pensée de l’art auraient-elles droit de cité hors le consentement des propriétaires de cette cité devenue monde ? Autrement dit, de quel droit penseurs et artistes échapperaient-ils à la propriété de leurs maîtres ? La réponse à cette question s’exprime dans la totalité des productions de l’industrie culturelle, ainsi qu’en attestent ces jours-ci les deux solides pensums servant de catalogues aux expositions qui me sont consacrées. Ce titre de propriété naturel de l’industriel sur toute âme réfractaire, cette commercialisation du rebelle comme valeur d’échange annulant toute valeur d’usage, BHL en illustre le ressort par son rapport au sponsor François Pinault. Ne parle-t-il pas de « ses artistes » internationaux, pour l’emploi desquels est utile une « recommandation » du patron ? Suprême éloge au milliardaire, de qui n’ignore pas combien la Nouvelle Philosophie fut un produit dérivé du situationnisme : « Et puis son aptitude à ne pas regarder en arrière (une sorte d’anti-Orphée, c’est rare – et ça aussi, pour lui, c’est le génie de l’art contemporain) ».

 

« Comment les lobbies idéologiques, aux ordres des puissances du visible, accepteraient-ils de perdre quelque part de marché, risque probable au cas où se créerait dans le monde un mouvement sous le signe de ces échos dont l’Orphée nègre nous offre héritage ? »

 

Qui croira que des yeux parsemés de signaux lumineux me guettent au fond de cette caverne ? A qui divulguer la trace d’une mémoire ancestrale ? Ainsi ne peut plus être pensée la possibilité d’un impossible. Si nos Bourgeois Gentilhommes subventionnent et promeuvent un art qui « dérange l’ordre du monde », il s’agit moins de bousculer leur monde que de nier celui d’Orphée. Car ce dont la tour Panoptic ne parle pas n’existe pas. Ce qu’elle montre et dont elle parle seul existe. Ce qui naguère, sur le plan de la simple logique, eût été refusé par le sens commun comme absurdité tautologique – chacun sachant en outre depuis toujours que l’essentiel échappe aux apparences – désormais s’impose avec une autorité d’autant plus indiscutable que tous les experts en validation ressortissent au personnel de la tour Panoptic en émargeant aux budgets de Kapitotal. Ce fut raison de ma colère – exprimée dans ma Correspondance – lorsque tu sommas publiquement Bernard Tapie de divulguer la raison d’emprunts flagrants faits dans son livre Gagner à ma Société du Spectacle. Celle-ci n’accorde-t-elle pas caution théorique à ce que je prétends y dénoncer ? Pourquoi s’étonner de voir les commanditaires du meurtre sacrificiel de l’aède – Pier Paolo Pasolini en fut le paradigme – descendre dans le cirque médiatique au titre de sommités culturelles pour privatiser qui Venise, comme vitrine de ses propres spéculations en matière d’art, qui la télévision publique en Grèce ? Ainsi mon cadavre s’exhibe-t-il chez les nababs, afin de fournir matière à gloser sur l’excellence révolutionnaire du « Dépassement de l’art » – offert à la consommation du spectateur, dans un reportage diffusé ce soir même au journal télévisé de vingt heures.

 

« Ceux qui t’écouteront dire la transhumance océanique du sang noir m’en voudront-ils si je nous somme d’avoir tous à devenir des transhumains ? Le travail mort hors de prix, le travail vivant sans valeur. Tel est toujours l’ Arbeit macht Frei inscrit au fronton du camp de concentration triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique ; tel est plus que jamais le slogan d’un esclavage par la dette qui soumet l’humaine engeance au Moloch.

A l’heure où les États capitotalistiques sont tous des failed states, quand tombent en faillite ces villes d’Amérique où l’on acquitte les tueurs de peaux noires – les deniers publics n’allant plus que vers les besoins sociaux d’une finance baxtérisée par le contribuable – ouverture d’un espace de salut collectif peut être dit le chant d’un Orphée nègre originaire d’une île des Indes occidentales… »

 

Parcourir l’échelle qui relie la profondeur des sept mers au septième ciel est aussi bien naviguer d’Occident en Orient. Ce qui me force à l’examen critique, moi qui toute ma vie n’ai pratiqué qu’un discours monologique – dont témoigne ma Société du Spectacle. Or, dans ces limbes, s’est introduit quelqu’un d’autre en moi. Je suis sous la coupe de l’Orphée nègre, qui n’est peut-être que l’un des noms de Shéhérazade. Fétichiser le « Spectacle », de son point de vue, n’a de sens que pour les pontifes de la tour Panoptic, afin de masquer la prohibition de tout véritable théâtre, et l’élévation de leurs propres shows au rang d’art suprême. Ainsi le monde s’éclaire-t-il aux yeux de qui veut percer le voile de nuages toxiques dont s’embrume une époque. L’Internationale situationniste fut un laboratoire expérimental du capitalisme libertaire et des Sex Pistols, de l’art industriel et de la Nouvelle Philosophie, de la révolution comme emblème publicitaire et de la bourgeoisie bohême au sens contemporain…

Jacques Pilham – dit « le sorcier de l’Élysée –, ne jurant que par moi, fit accueillir au Palais de Napoléon IV le bonimenteur Bernard Tapie parmi les fistons de Tonton, jusqu’à lui faire gravir les degrés supérieurs de la Cour. Celle-ci fit usage d’un plumitif du nom d’André Bercoff pour singer le style du fameux pamphlet Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, rédigé par Gianfranco Sanguinetti sous le pseudonyme de Censor, dans l’une ou l’autre imitation grossière signée Caton ; lequel Bercoff servirait de nègre à Tapie pour son best-seller truffé d’emprunts à mon principal ouvrage. Qui s’étonna de voir cette valetaille – au premier rang de laquelle un Jacques Attali – passer ensuite avec armes et bagages au service de Napoléon V ? Nanard et moi-même fûmes deux acteurs essentiels de ce renversement pyramidal ayant vu les plus hautes éminences causer comme au bistrot, quand l’alcoolique mauvais génie des bas-fonds s’exprimait dans le langage du cardinal de Retz. De sorte que la subjectivisation radicale d’une révolution placée sous le signe du triomphe des Conseils ouvriers, se muerait en subjectivisation radicale d’une contre-révolution placée sous le signe du triomphe des conseils d’administration… Comme notre label initial, sur le marché de la contre-culture, était celui des comics américains, c’est dans le registre de Superman – dont le destin fantasmatique est de sauver le genre humain – que s’illustre aujourd’hui tout ce qui roule des pectoraux sous les feux de la tour Panoptic au service de Kapitotal, depuis qu’être révolutionnaire – c’est-à-dire « changer le monde » – ne se conçoit plus sans être milliardaire – que l’on soit aigrefin dans la Silicon Valley ou mac à Marrakech, propriétaire des ports et forêts d’Afrique ou landgrabber sur le marché mondial du pillage des terres…

 

La Compagnie des Indes orientales n’introduisit pas seulement les épices en Occident pour passer muscade matérielle. Il n’est pas de tour de passe-passe que comptable. D’un art du trompe-l’œil aussi dépendent étals et podiums idéels. Il s’en faut de brillants ersatz pour garantir le simulacre des supériorités morales et intellectuelles. À condition d’oublier Shéhérazade. C’est l’élimination d’Orphée – le réel et l’idéal bannis – qui autorise l’existence de Paris Match, où la vérité de BHL côtoie celle de Bernard Tapie – signée André Bercoff. L’équipe au complet des mens of the mind imaginés par Ayn Rand pour changer le cours de l’histoire, dans le rôle d’un Atlas dont l’esprit n’alimenterait plus que la duplicité…

Bombes au phosphore, défoliants, pesticides : ces substances arrosent quotidiennement le cerveau de l’agoranthrope. Comme les bombardements s’opèrent toujours au nom de la paix, de la justice et de la vérité, c’est de tels prétextes qu’use un braindestroying généralisé. Les membres de la race élue commettent leurs crimes sous la bienveillante protection des pouvoirs publics. La loi vient-elle à être violée de manière visible ? Ce qui fera scandale sera le dommage causé à leur image, ne pouvant résulter que d’un complot. Ne sont-ils pas au-dessus de toute malédiction biblique ?… Une Shoah planétaire est à l’œuvre, où nos bottes sont posées sur des crânes. La botte civilisée ne l’emporte-t-elle pas en moralité sur ces crânes barbares coupables des pires crimes contre l’humanité ? Voici donc éclairés quelque peu les liens d’intérêts occultes unissant le susnommé Bernard Tapie à Nicolas Sarkozy, pour qu’ait pu se tramer dans l’ombre la plus importante forfaiture financière non élucidée de la Ve République. Shéhérazade me fait livrer un scoop. L’un et l’autre ont en commun d’être parmi les plus méconnus – bien que célèbres – héritiers du situationnisme, rejetons paradoxaux de cette « structure contre-révolutionnaire mai 1968 – mai 1981 » que ta Sphère convulsiviste signale depuis trente ans…

Demeure le mystère d’une époque : cette prolifération d’ambitions démentes poussant sur le terreau d’une telle médiocrité. Quand les ravages de Kapitotal acculent, pour un peu d’eau potable ou de quoi ne pas crever de faim, des populations misérables au sommet du plus humble héroïsme quotidien, ne voit-on pas les champions des bombes humanitaires faire briller, dans mille polémiques, leurs petits tas de poussière sous les projecteurs de la tour Panoptic ?

« Quand les propriétaires des miradors se disputent à grands shows pour savoir s’il faut dire génocide ou shoah, toi l’Orphée nègre (honte sur moi si j’entends quelque rire en ta voix), tu murmures ceci : Cela se nomme d’un nom savant dont je ne puis me souvenir, mais dont les fonds marins depuis ces temps ont connaissance, sans nul doute… »

 

Ce sont très hauts lieux de l’esprit que les profondeurs de l’Atlantique. Dans les millions de crânes chus du commerce triangulaire et témoins éternels de la traite négrière gisent des perles astrales dont Shéhérazade voit l’envol en papillons qui chacun porte une âme des abîmes vers les sommets de l’Atlas. Une échelle infinie relie donc le fond des sept mers au septième ciel. À l’inverse, d’une platitude uniforme est devenue la Grande Surface psychique, depuis que son encéphalogramme révèle un état de coma proche de la mort clinique. Où serait l’alternative esthétique, éthique et politique susceptible de ranimer l’esprit moribond, sans viatique autre qu’un doping perpétuel aux images du pape, des chevaliers du sport et des familles royales ? Tout au-delà condamné, le temps de l’histoire s’abolit dans un présent nimbé des attributs d’une transcendance immuable ; et l’intemporalité propre à la dimension sacrée se corrompt dans une course au changement de chaque instant. Telles sont les caractéristiques de ce que ton grand-père avait baptisé l’« ère convulsive »…

Privatisation, déréglementation, réduction des dépenses sociales dans un étranglement de la sphère publique : ces recettes n’allaient pas sans la doctrine « Shock and Awe » (choc et effroi), pour faire de l’Apocalypse une Genèse de leur Nouvelle Jérusalem à vocation planétaire…

C’est en France, par la grâce de Napoléon IV, que prit son essor mondial ce capitalisme dionysiaque, transgressif et sans entraves. Le marché du désir ne condamnait-il pas les contraintes morales archaïques ? Le ça s’imposerait donc au surmoi, comme l’Atlas d’Ayn Rand s’émanciperait du prolétariat. Kapitotal était libre et la tour Panoptic bouclerait l’horizon. Toute structure mentale humaniste héritée de la philosophie grecque, du christianisme et de la Renaissance devait succomber à la vulgate nihiliste. « Greed is Great ! » exulterait Wall Street, le Moloch d’outre-Atlantique vassalisant le pays de la Résistance, de la Commune et de la Révolution par une mascarade qui déguisait sous de tels oripeaux la plus séductrice des nouvelles Versailles. Corollaire ? Une réversibilité généralisée. La « gauche » et la « droite » mèneraient des politiques interchangeables, pourvu qu’il ne fût plus d’Inde ni d’Éden à rêver au-delà de l’Amérique…

 

« Car c’est bien la plus obscure des épopées de tous les temps qui sur l’océan de mort se joua. Corps tendu comme un arc, flèche décochée par millions de cadavres engloutis dont les crânes tracèrent ta route au fond de l’Atlantique, tu es d’éternité l’objecteur du néant. Tel je te vois encore, que tu décris naïf jeune homme au début de ton roman Tout-Monde, à fond de cale d’un navire en partance pour l’Europe : homme nouveau s’en allant sans retour découvrir l’inconnu d’un autre rivage. »

 

L’étendard libertaire flotte sur une tyrannie totalitaire où César s’arroge les vertus de Césaire. Le pontife parle au nom de l’aède. La Valeur seule a droit de Parole et il n’est de Parole qui ne sacre la Valeur. Le vieux capitalisme n’imposait-il pas une structure trop rigide aux subjectivités radicales entendant vivre sans temps morts et jouir sans entraves ?

 

« L’Inde est imaginaire, mais sa révélation ne l’est pas : qui dira les abysses d’une telle sentence, où pourrait se comprendre que cent millions de chairs nègres servirent de monnaie de singe pour la transaction financière entre un rêve inaugural frelaté par la convoitise de l’or, et sa métamorphose plus encore frauduleuse en monceaux de fantasmes, dont font mondial trafic les propriétaires du chaos globalisé. Mais, comme les pas d’un étranger dans les couloirs du labyrinthe, une présence absente continue de rôder au cœur de ce dédale où la clôture de l’espace prétend abolir le temps, dans le trompe-l’œil d’un immuable présent. »

 

Hypothèse d’origine édénique est l’Afrique autant que l’Inde, contenant même promesse de fins ultimes. Comme il fallut au dernier Reich promis à durer mille ans s’assurer label indo-européen, Kapitotal arrime un songe paradisiaque dans chaque marchandise de ce que ses experts nomment « chaîne de la Valeur ». Ainsi le Minotaure pantocrator – ou le Moloch – contrôle-t-il tout l’espace mental, nul n’étant plus supposé se soustraire à l’idolâtrie du Veau d’Or. La revanche de Rommel vient d’être prise en Libye, même si celle d’Hitler ne l’est pas encore à Stalingrad : il s’en faut de cette Phénicie – terre natale d’Orphée – dont les ailes rouges de feu et de sang résistent entre Athènes et Jérusalem. Pour la millième fois cet été, voici mon nom cité par une gazette au titre du grand choc entre l’art et la philosophie, orchestré par le prophète Josué…

« Les images détiennent des pouvoirs dont les mots sont dépourvus » : cette maxime que n’eût point reniée Goebbels – non plus que le moindre grouillot de la réclame – est assenée par le Quotidien de Référence comme résumant la pensée de BHL, dans son entreprise d’invalidation de Platon. Jamais Socrate ne fut assez mis à mort aux yeux des sophistes. Un même paralogisme est de siècle en siècle véhiculé contre lui : son idéale Cité répudierait l’artiste et le poète, quand chacune de ses pages atteste la plus haute vénération d’Homère et que le sens du mot grec « tekhnè » ne recoupe en rien celui qu’a pu prendre l’art dans le monde moderne. Petite escroquerie permettant de faire, du concepteur de la différence entre sophia et doxa, le premier des iconoclastes, en attribuant au judaïsme la paternité de tout message prophétique, philosophique ou poétique…

 

« Si son poème s’achève quand l’Europe est en vue pour un descendant de ces spectres dont les crânes tapissent l’Atlantique ; si, revenant de son île du Nouveau monde, il découvre la terre d’où s’éloignèrent jadis les conquérants ; si l’Orphée nègre, au rivage où les amarres sont toujours fixées, s’interroge : quelles richesses ont grandi durant ce cycle séculaire ? n’est-ce pas que l’encre la plus indélébile sera celle de la plume traçant une parole inouïe ? »

 

Dans le même Quotidien de Référence, aujourd’hui 25 juillet 2013, ne peut manquer d’être vantée l’ « ambition » de Bernard Tapie relative à ses achats de nouvelles plumes dans la presse française, donc de prostitution de la Parole encore accrue – malgré quelques menus déboires judiciaires…

Sous pavillon rose l’Élysée devenu bastion du crime organisé, Tapie fut la passerelle entre Napoléon IV et Napoléon V. Ce qui t’a fait considérer d’un œil éberlué ces dates que 13 ans séparent : 1968, 1981, 1994, 2007 ! L’avant-dernière, que signifie-t-elle de moins qu’un génocide africain ? Tu t’en expliques abondamment dans ton dernier roman AJIACO, qui revient sur les chants de la sirène du fleuve – publiés en 1994 – où se trouvait décrite une « Opération Principe Espérance » au Congo. J’aurai scrupule de respecter l’omerta qui prévaut à propos de ce livre ayant dit toute la vérité sur l’assassinat de Lumumba. Si je n’en mentionne pas le titre – mon rôle comme personnage y étant aussi détestable que ceux de Paul-Henri Spaak et de François Mitterrand, sans parler du parrain belge Davignon – quelque futur amoureux de l’histoire et de la littérature y trouvera matière pour saisir l’enchaînement de meurtres programmés à partir du 6 avril de cette année-là. Silence à ce propos ne se chiffre-t-il en tonnes d’uranium ?

La plus subtile des dialectiques ici se joue entre Parole et Valeur. D’une part, la plus profonde connaissance historique est détenue par le peuple de l’abîme, celui dont la praxis aliénée crée toute richesse : interdiction lui est signifiée d’en faire usage théorique et d’exprimer son expérience en public autrement que sous des formes parodiques, bouffonnes ou carnavalesques. D’autre part, l’élite actionnariale et managériale, privée de tout réel savoir qui ne relève d’illusions idéelles, dispose d’un appareillage technique dont l’édition fut jadis le principal fleuron, pour faire perpétuel étalage de ses excellences innombrables en matières culturelles et intellectuelles, au nom desquelles s’impose une pensée maîtresse : There is no alternative

Mais pillages, massacres et esclavages de masse dont prospère Kapitotal ne nécessitent pas le seul silence de ses milliards de victimes. La tour Panoptic est un instrument qui inquiète aussi les maîtres par gaffes et imprudences de leurs principaux complices. Le dispositif médiatique n’est-il pas fondé sur un droit de regard de l’opinion publique, arme naguère imposée par la bourgeoisie dans son combat contre l’Ancien régime ? Sa Kommandantur peut en subir les conséquences. Ainsi le mutisme servile ne concerne-t-il pas seulement les esclaves d’en bas : ceux d’en haut ne s’y soumettent pas moins, dans le brouhaha même de leur jactance vide…

Placé sous haute surveillance, le discours se réduit dès lors à prolifération de bavardages insignifiants – c’est-à-dire privés de toute hiérarchie –, nul ne s’étonnant plus des explications primaires données par les experts aux calamités financières comme aux hécatombes alimentaires, aux carnages ferroviaires comme aux immolations guerrières, dans l’extension sans fin d’une boucherie planétaire. C’est pourquoi la tour Panoptic interdit tout examen de ce qui survint le 6 avril 1994. François de Grossouvre, éminence grise pour les affaires africaines, est suicidé ce jour-là dans son bureau de l’Élysée, pendant que l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana – récent signataire des accords d’Arusha, qui menacent le pouvoir de Mobutu, allié de Mitterrand – se fait désintégrer par un missile de la barbouzerie française. Il en résulte la tuerie planifiée d’un million de nègres, sous encadrement militaire de l’Opération turquoise. Dans un gouvernement de cohabitation, Nicolas Sarkozy se trouve être le ministre du Budget de François Mitterrand. La question n’est pas : qui savait ? mais : qui ne savait pas ? Tapie fait alors partie des meubles ministériels et présidentiels. Si peu d’hiérarques ont intérêt à révéler un complot dont le sang les éclabousserait tous, combien vaut le mutisme de Nanard ?

Tant est épais le blindage protégeant un magot d’inavouables secrets, le coffre-fort du sens ne s’ouvre qu’au chalumeau du monte-en-l’air…

 

« Car ceux qui savent n’ont pas la parole et ceux qui ont la parole ne savent pas : c’est bien connu. Qui donc, mieux que l’Orphée nègre, pulvérise-t-il une telle circularité, dont la puissance mortifère s’alimente à cette inversion perverse du réel par quoi les propriétaires de la parole jouissent d’une extravagante présomption d’expertise universelle, quand ceux qui en sont dépossédés n’ont d’autre légitimité que celle d’une femme de chambre guinéenne dans un hôtel de luxe new-yorkais ? Pourquoi ne pas dire ici que des damnés du globe l’Orphée nègre est l’ultime recours face aux bavards simulacres de la race élue ? Tant elle a souvenir des abysses, à quelle hauteur sa voix peut-elle se soulever ? »

 

Les manœuvres mafieuses déployées, au sommet de l’Etat, pour payer le silence d’un gangster, dans une démocratie n’eussent pas été imaginables : ce sont eux qui larguent en Afrique les droits de l’homme par les bombes. Si les happenings d’un Dominique Strauss-Kahn divertissent un tel cloaque, il n’étonnera personne que tu fasses de BHL et DSK deux des héros d’une océanique dramaturgie dont la scène joint trois continents…

 

« Ohé, matelot du ciel, hautaine vigie de l’océan du temps ! Ton guet de sentinelle n’est pas vain, qui réalise au plus haut le vœu de Dante, celui de trasumanar per verba – d’outrepasser l’humain par les mots. Car tu évolues toujours au-delà des limites assignées : cet actuel bouclage des esprits, qui exclut jusqu’à l’hypothèse d’un Orphée nègre ! En tes Indes s’ouvrent donc les pages de marbre d’un vieux livre, qui s’écrit à jamais dans les nuages caraïbes. Ainsi ne sommes-nous pas tous, comme dit l’Orphée nègre, pèlerins du Jardin d’Or ? Montagne et mer de l’espérance : ainsi ne peut-on pas nommer l’Atlas et l’Atlantique ? »

 

Chercher l’aventure, briser les tabous, transgresser les normes, sortir des sentiers battus ne se conçoit plus qu’à l’intérieur de l’espace défini par Kapitotal, grâce à l’enclos mental de la tour Panoptic. Mais l’humanité ne connut-elle pas d’autres clôtures à ses rêves d’au-delà ? Longtemps le jardin des Pléiades, au lointain des Hespérides, ne fut-il pas l’inaccessible ailleurs d’un monde limité par les colonnes d’Hercule, où veillait le Titan ? Sur l’île d’Atlantide poussent les fleurs surnaturelles de Shéhérazade. Celles qui m’ont fait connaître l’extase d’une illumination divine, me reliant aux nerfs les plus lointains de l’univers, vingt ans après la mort…

Elles m’obligent à l’aveu : ce complot, j’en fus la clé de voûte idéologique. L’aède – organe vital que le corps social expulse de sa poitrine – n’ai-je pas œuvré plus que nul autre à le condamner ? Voici que m’incombe sa vision globale du réel et de l’idéal. Je découvre ici des vérités esthétiques, éthiques et politiques plus fulgurantes que les réalités moléculaires et atomiques. Sept milliards d’humains, chacun disposant d’un microcosme infiniment précieux, riche d’un trésor singulier, sont les fragments d’une explosion nucléaire désintégrant chacun des atomes pour fournir l’énergie de Kapitotal, alors que leur unité factice est clamée par la tour Panoptic…

Conscients de leur damnation, les propriétaires de la masse convulsée se comportent comme s’ils en étaient les élus. De ces forces de la guerre et du chaos, je fus le général stratège nimbé d’une aura révolutionnaire. Au point que se disputent mon fétiche les plus officielles vitrines d’une culture bourgeoise où cette Confession posthume ne sera jamais publiée, quand mon prestigieux éditeur – ami de Bernard Tapie – multiplie les ouvrages exploitant le label « Debord » jusque dans leurs titres. L’un de ceux-ci te réserve un chapitre ayant suscité l’hilarité des Pléiades et de Shéhérazade, lorsqu’elles y découvrirent, sous la signature de l’une de mes ouailles les plus convaincues, le portrait d’Anatole Atlas en parangon du « pro-situ » ! Les dévots de mon église n’ignorant pas que ta Sphère convulsiviste émit à mon égard les seules critiques auxquelles je fus en peine de répondre, c’est dans le registre de la farce béhachellesque que se conclut ce livre pieux : « Guy Debord a toujours écrit la vérité »…

N’est-ce pas la langue des morts qui s’agite entre les lèvres des vivants depuis le premier jour d’Adam ? Puisse la lumière d’un autre monde – englouti – leur dispenser lucidité par la grâce de Shéhérazade !

 

« Face à l’Œil artificiel qui prétend englober la Sphère, ne dépend-il pas de nous que surplombe l’abîme un Orphée nègre englobant du regard ce monde ‘‘globalisé’’ ? Son immémorial poème à venir serait celui d’une relation traversière entre toutes les rives… »

 

Que cette confession fantomatique serve donc de prologue au Théâtre de l’Atlantide, sous le titre qu’il te plaira de lui donner !

 

« Quelle autre terre prophétesse encore à découvrir ? »

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