Wallonie, terre d’accueil (la réduction des sols)

Daniel Simon,

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Par une chaude, indescriptible et horrible journée, l’ozone ayant dépassé tous les plafonds autorisés et respirables, la mer, de zee, l’océan pour les poètes et les touristes (ce qui revient au même), toute cette masse d’eau si longtemps contenue des Pays-Bas aux portes de Calais se mit à déborder.

De la Mer des Wadden, les flots envahirent le lac d’IJssel, entre Frise et Hollande septentrionale ; la Hollande méridionale, ainsi que la Zélande furent noyées impitoyablement. La plupart des habitants héroïques qui avaient cru, à l’abri des digues si longtemps portées à bout de bras, résister à la force rageuse de la mer du Nord furent emportés dans l’oubli. Les eaux jaunes et sales avaient depuis quelques dizaines d’années déjà renversé nombre de remparts mais la technologie avait retardé la sinistre échéance, pressant le doigt, çà et là, dans l’encoignure des lézardes et des fissures croisées.

Il était trop tard, les services climatologiques du monde entier étaient formels, une partie importante de la Hollande et des Flandres allait disparaître. Le réchauffement de la planète avait longtemps été le nouveau monstre du Loch Ness pour des journalistes fatigués de s’époumoner dans des médias de plus en plus désertés (là aussi, le grand liquide avait fait son œuvre). Des rapports et des prévisions alarmistes faisaient la une quand quelque épouvante intégriste manquait à l’appel. Les morts, en fait, sur tous les fronts de ce vingt et unième siècle spectaculaire et froid, apparaissaient comme les signes d’humanité les plus crédibles de l’époque. Au-delà des mots, des images, des commentaires et des manipulations de tous ordres, la mort faisait, plus que jamais, la matière première de l’esprit, le grain de la photo. Peu importait l’origine ou la forme des tempêtes pourvu que le désastre gagnât en amplitude à chaque fois. Les hommes s’étaient peu à peu habitués à leur disparition, habités d’une philosophie de l’abandon car nourris trop longtemps d’arrogance et d’incertitude. Ils savaient que la terre, inexorablement, verrait la fin de son histoire se dissoudre dans les déserts et les déluges. Mais les hommes sont inépuisables et ingénieux : ils avaient repoussé les eaux et résisté aux océans sans faillir jusqu’au jour où une pluie de trop, un orage inattendu ou une averse impromptue avaient rompu les amarres des flots si longuement contenus dans des territoires devenus trop exigus. Les pays riverains des mers océanes avaient dû s’y résoudre : ils étaient réduits à peaux de chagrin que toute cette eau impériale allait déporter et concentrer dans les refuges de l’altitude…

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Il ne fait ni clair ni sombre, le ciel laisse presque indifférent, l’eau a chassé les populations côtières dans les nasses d’ennui de l’arrière-pays. On ne distingue plus les détails, les flots s’entremêlent aux brumes, les drames aux fumerolles de bonheur que les braseros des campements laissent monter dans des ciels éteints. Les nuages et les profondeurs argentiques des primitifs flamands ont volé en éclats ternes et rapiécés de lueurs jaunâtres. La Hollande s’est battue avec acharnement et n’a pas encore reconnu sa défaite, elle flotte, se hisse sur pilotis, recule lentement face à la mer qui pousse devant elle le sable et l’histoire. L’exode des Français, jusqu’à la grande mer atlantique a créé soudain une nature musicale. Les chants des hommes, psaumes et délires mêlés aux ressassements des muezzins, accordent les stridences aux ronflements lourds des pays qui s’effondrent. Le métal grince comme la pierre griffée, les forêts crissent comme des falaises fendues, la misère fuit en grommelant et garde l’œil tendu vers les hauteurs lointaines…

3

Dixmude sombre sous la ligne impeccable des baïonnettes où s’accrochent des drapeaux comme des nénuphars fanés ; Bruges se laisse admirer, enfin morte, comme une anamorphose, trop belle, trop lisse et la profondeur des eaux condamne désormais le rêve ancien des temps confondus, le passé gît là, englouti, sur lequel nous jetons des regards perdus, renvoyés à la solitude du présent… Gand n’a pas tenu longtemps, et l’ironie veut que la dernière borne visible de la cité prospère fût le buste de Claus, le grand Hugo flamand, fiché sur les hauteurs que les jeunes écrivains allaient interroger comme un oracle mystérieux au front soucieux et à l’œil goguenard… Sur l’horizon une bruine légère efface les dernières traces des récentes déchirures. Le paysage est calme, tombé dans la vague insouciance des lacs après la pluie.

Des barques, péniches, bateaux de pêche et voiliers encombrés passent dans le sillage des autoroutes, les dômes des lampadaires rivent la surface comme si un Poucet gigantesque avait jeté les cailloux nécessaires aux chemins de l’exode… Bruxelles, dans une brume épaisse, apparaît enfin, et c’est aussitôt une puanteur âcre qui saisit les réfugiés. Le mouvement de l’exil brouille déjà les marécages qui submergent les jardins et les parcs…

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La cupidité n’a pas déserté la place, des masses d’objets, de choses bariolées, de machins sans usage trônent sur les voitures qui dérapent dans la boue des rues défoncées. « Nous sommes arrivés au stade anal de l’humanité ! » crie un vieil homme en voyant ces déchets d’un autre temps encombrer la marche chaotique des remorques. L’Atomium, le Palais de Justice, l’Altitude 1 00 ; Saints-Michel-et-Gudule résistent aux clapotis boueux qui gagnent de jour en jour. Le drapeau national est le dernier vestige d’un Palais royal immergé dès les premières heures. Des barques tournent comme des canards perdus sur le lieu du naufrage sacré. Les pleureuses s’arrachent les cheveux en criant dans des langues confuses des mots de désespoir et d’amour éternel ; des canots pneumatiques gardent le périmètre, imperturbablement les commandos veillent sur les flots sombres, les pillards en scaphandre plongent en esquivant la ronde des youyous… Bruxelles empeste, pue littéralement, des monceaux de merde flottent dans les impasses, la Senne dégorge ses sanies, les voûtes se sont effondrées et la rivière, le ventre enfin à l’air, brasse des eaux glauques et délétères qui se mêlent aux boues limoneuses… La Flandre a cédé, Bruxelles sombre lentement, la Wallonie, plus loin, apparaît comme le dernier refuge d’un peuple en déroute…

5

Les plateaux condruziens forment les premiers remparts, puis les Fagnes et enfin le massif ardennais concentrent les espoirs des populations lancées à la dérive sur des pistes concassées. Les pics, les monts, les collines, les falaises sont autant de bastions que les crues ne peuvent éroder. Là, la vie va reprendre. Des camps s’organisent, des campings se consolident, des hôtels sont réquisitionnés, l’armée approvisionne les troupes de sinistrés en plantant des auvents dans les clairières et les carrières désertes. Toute cette concentration humaine reléguée sur les hauteurs de schiste et de grès doit reconstruire, dès lors, elle reconstruit en s’appuyant sur des codes nouveaux.

Les Flamands, très vite, se sont imposés comme les spécialistes de la gestion des campings et des camps de tous ordres, ils étaient chez eux, propriétaires depuis un bon siècle des auberges avec ou sans étoiles, résidences gastronomiques et terres de plaisance (comme on parle des bateaux assignés aux seules joies des courses inutiles). Ils avaient familles, cousins, réseaux et amitiés solides qui les attendaient là au cœur des forêts et des métropoles touristiques. Ils comprirent vite que la fortune était peut-être la rançon de leur exode et jouèrent d’influences et de lobbies divers pour administrer au plus vite ces territoires d’accueil qui portaient des noms prémonitoires : Rochefort, Signal de Botrange, Baraque Fraiture (les dyslexies diverses dues sans doute à ce cosmopolitisme forcené qui avait lentement, mais sûrement, détruit en profondeur la subtilité des langues, avaient traduit « fraiture » en « friture ». C’était logique, sensé : une orthographe enfin rétablie par la seule force du bon sens…).

Les Flamands donc liquidèrent l’histoire, encombrante, pesante, gratifiante pour les impuissants, et fondèrent sur le sol wallon une nouvelle cité, un rêve, une idée… Ils maniaient le réel, orchestraient l’urgence et l’importance. Ils se voulaient oublieux de leur ancienne gloire, déjà construite sur la revanche d’une humiliation plus ancienne encore que leurs pères avaient forgée en partie avant de perdre la mémoire. Ils voulaient entrer de plain-pied dans la vérité du siècle qui était celui de la nécessité. Ils se savaient solides, souples et inventifs ; ils connaissaient le pays, les autochtones et leurs vieilles griseries, ils proposèrent donc un référendum populaire pour élire représentants, ministres et conseillers.

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Les premières affiches apparurent en juillet, en pleine saison des pluies. Les candidates étaient majoritaires, les hommes, pour la plupart, ayant depuis longtemps déjà abandonné aux femmes la politique régissant la morale ; la biotechnologie et le droit d’auteur, seuls producteurs de fortunes rapides, étaient devenus le nouveau monopole des hommes, hantés par l’organisation plus que par la justice, obsédés par l’intelligence plus que par la raison. Ils se rallièrent rapidement autour des candidates qui avaient encore le projet d’instruire le plus grand nombre dans le sens du devoir et de l’équité. Cette naïveté culturelle les ravissait, ils allaient, avec leurs alliés les plus décidés, construire les bases d’une nation enfin rétablie dans sa vérité : pragmatisme, inventivité et audace. Les plus faibles, les boiteux, les efflanqués et les hésitants devinrent leurs meilleurs courtisans. Ceux-ci avaient si longtemps répété à quel point les Flamands étaient meilleurs travailleurs, plus courageux, entrepreneurs et résistants que personne aujourd’hui ne pensait même à contester ces évidences. La presse d’opinion avait disparu depuis quelques dizaines d’années déjà dans toute l’Europe au profit de publireportages mis en scène de telle façon que personne ne soupçonnât la probabilité même de quelque autre point de vue.

Les Flamands régnèrent donc sur Rochefort, Neufchâteau, Bouillon et les Grottes de Flan… Des règles de vie nouvelles apparurent, des ministres ayant en charge l’administration des camps devinrent populaires comme les footballeurs anciens, des conseillers locaux eurent mission de penser les réserves culturelles où artistes et écrivains de toutes souches créeraient les hymnes de l’âge nouveau. Il y eut, dans un bel élan, autant de candidats que d’idées. Chacun y allait de son projet, des odes à la multiculturalité peu à peu effacèrent les anciennes rengaines régionalistes, les tristes mines furent vite pointées comme les excédents de l’enthousiasme rassembleur.

Les Flamands avaient irrigué cette terre percluse de perplexité et avaient réveillé l’appétit des jeunes carnassiers.

Tout allait pour le mieux dans le plus petit des mondes lorsque la pluie se remit à tomber…

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