L’autre jour, juste pour le fun, comme on dit aujourd’hui, j’ai pointé ma pomme, comme on disait autrefois, au Cygne, Grand Place. Clientèle select, additions purgatives, personnel faussement stylé, cuisine or et oripeaux. Pour l’arrivant inconnu, Dieu se transforme en maître d’hôtel. Constatation immédiate : il ne peut que vous regarder de haut. Toiser avec une feinte indifférence. L’œil évalue : longueur réglementaire du cheveu shampooiné, rasage de près et de frais, distinction stricte de la cravate, repassage imparfait de la chemise, origine chinoise ou italienne de sa popeline, le pli du pantalon, la qualité du cuir de chaussure. Les mains : ongles manucurés, dos lissé aux savons à l’huile d’argan, nourri aux huiles essentielles – le tout noyé dans un Niagara de points d’interrogation.

— J’ai rendez-vous avec Monsieur Marx.

— Marx, dites-vous… Ce monsieur a réservé ? Je ne trouve pas son nom dans la liste des réservations et je n’ai pas le souvenir d’un Monsieur Marx…

— Je suis bien au Cygne ? À côté de l’hôtel de ville ?

— Je regrette, Monsieur… Peut-être Monsieur Marx a-t-il eu mon collègue au téléphone et on aurait oublié d’inscrire sa réservation. Excusez-moi de vous poser cette question, mais vous êtes bien sûr que vous aviez rendez-vous aujourd’hui ?

— Certain ! Le 6 avril.

— Désolé… Mais je vais voir ce que je peux faire. Suivez-moi, je vous prie…

La salle est presque vide. À une table, près de la fenêtre, ça cacochyme plein tube. Un serveur, mi-déférent, mi-narquois, se tient à côté de la poularde généreusement saucée que déchiquette un barbon tout droit sorti d’un film de James Ivory. Œillet à la boutonnière, mouchoir immaculé en pli tulipe, cravate bleu outremer marquée du double L entourant le III des vétérans du roi Léopold III. Oint du gras de volaille aux lèvres, comme un rouge appliqué avec une pelle mécanique. Il grinche :

— Bouchonné ! Je vous dis qu’il est bouchonné. Ça fait quinze ans que je prends mon Château Lafite Rothschild et jamais, vous m’entendez, jamais il n’a eu ce goût de piquette. C’est depuis qu’Albert Frère a mis ses pattes dans les bordeaux que la qualité décline. Un marchand de clous, vous imaginez ça ? Un péquenot qu’on ne laisserait pas acheter une botte de poireaux chez Lidl ! C’est dégoûtant de traiter comme ça un vieil habitué comme moi.

— Pourtant, je l’avais goûté, comme vous aimez que je le fais…

— Fasse. « Comme vous aimez que je le fasse », ce n’est pourtant pas compliqué. « Fasse ».

— … que je le fasse. Et je n’ai rien remarqué de spécial. Évidemment, vous êtes plus expert que moi…

— Pas difficile, avec le sommelier que traîne votre maison. Avec ce genre de personnage, Le Cygne n’est plus une bonne table mais une œuvre sociale. Un réverbère reconnaîtrait un grand cru avec plus de fiabilité que lui. Vous, vous ne deviendrez jamais sommelier, ça se voit, c’est évident. D’ailleurs, ça n’existe plus, les sommeliers. Il y en avait un, au restaurant du Plaza. Il est mort, deux jours après avoir ingurgité son premier et dernier Coca-Cola. Des souffrances atroces. Crachait le sang. « Achevez-moi », suppliait-il.

— Je vais changer la bouteille.

— Manquerait plus que ça…

Je laissai un garçon me servir un apéritif trop glacé. Le maître d’hôtel et un directeur (en tout cas, ses sourcils passés à l’amidon lui en donnaient l’allure) discutaient, me jetant des regards furtifs. Non, je ne connais pas ce quidam/Tu crois qu’il a de quoi payer ?/Appeler la police ?/Pas de scandale, laisse-moi faire.

Ce n’était pas du tout ce que je soupçonnais. L’empesé approcha, un sourire à rendre jalouse une demi-douzaine de Maya l’abeille :

— Excusez-moi, Monsieur… Ce Monsieur Marx, c’est bien de Thierry Marx dont vous parlez ? Le chef Thierry Marx, celui de la télévision ? Car là, il y a un problème : il est juré dans un concours gastronomique, ce soir, à Trêves, au Canada, et cela m’étonnerait fort qu’il ait fait un crochet par Bruxelles pour vous rencontrer. C’est annoncé sur You Tube. Mais peut-être ne s’agit-il pas de Monsieur Thierry Marx ?

— Non, en effet. Il y a erreur sur la personne. Il s’agit de Karl Marx, originaire de Trêves, Allemagne.

— Alors, là… Je ne peux rien pour vous. Dommage, si je puis me permettre, car j’aurais bien aimé rencontrer Thierry Marx. Sa signature dans le livre d’or, vous comprenez. Ou alors, Bruno Mars, comme la planète, le chanteur. J’aurais directement téléphoné à ma petite fille, voyez-vous, hu, hu, hu ! Je vous apporte la carte. À moins que vous ne préfériez le lunch ?

Il s’éloigne, amidonnant son dépit. Une hésitation :

— Monsieur Karl Marx n’est pas apparenté à Thierry Marx, si je puis me permettre ?

Mon pauvre Karl… Tout est perdu. La mémoire. Le sens de l’humour. Un chef de salle aurait pu répondre : Monsieur Karl Marx ? Mais certainement, il vient ici tous les jours, comme Monsieur le vicomte qui digère mal son Château Lafite Rothschild. Ce ne sont pas les meilleurs amis du monde, mais ils se saluent.

Vrai, la dernière fois que tu mis les pieds à la maison du Cygne remonte à mars 1848, peu avant de quitter l’accueillante Belgique qui t’enjoignait de déguerpir. Tu partis pour Cologne, le manuscrit du Manifeste du Parti communiste sous le bras. J’ai du mal à t’imaginer dans ce décor bruxellois au luxe vulgaire, occupé à peser les mots, en compagnie de Friedrich Engels, qui réglait la note. On vous imagine, barbes presque entremêlées, penchés sur le courrier des contributeurs au Comité de Correspondance Communiste ou accueillant l’un d’entre ces utopistes, trop heureux de s’envoyer des bocks sur le compte d’Engels.

Qui pourrait se priver de vous imaginer, Friedrich et toi, pamphlétant, tempêtant, raturant, invectivant, surchargeant le manuscrit et de conclure : Travailleurs du monde entier, soyez unis !

— Non, non et non, Karl ! Il faut être plus direct : Ouvriers du monde laborieux, formez un front !

— Pourquoi seulement les ouvriers ? Travailleurs, c’est peut-être plus flou, mais le terme englobe tous les exploités. Eh bien, voilà ! Exploités du monde entier, restez unis !

— Tous les exploités ne se sentent pas exploités, Karl. Et parler d’union me paraît scabreux. Les ferblantiers ignorent tout des ébénistes et je ne jurerais pas qu’ils ont le moindre souci les uns des autres. Touchons-les au cœur. Du courage, de l’espoir, de l’allant, que diable ! Prolétaires du monde entier, formez un front !

— Je n’aime pas ce « monde entier ». On ne va tout de même pas inclure les nègres d’Afrique, qui ne savent pas ce que c’est une nation ?

— Ne parlons pas de nations. Nous avons mis des mois à décrire en long et en large le piège nationaliste dans lequel les capitalistes enferment les prolétaires !

— Très juste ! Remplaçons nation par pays. Va pour Prolétaires de tous les pays…

— … unissez-vous !

La plume explose. De bonheur l’encrier frémit. Attablé, un bourgeois endimanché lance : Zeedisch… Aujourd’hui dans Bruxelles, on entend parler toutes les langues, sauf le français, le flamand, le bargoensch ou un langage bien de chez nous ! Et un autre : Qu’est-ce qu’on va quamême devenir, ici ? Tu veux que je te dise ? Ne trekkerik et bonsoir la compagnie !

Mon pauvre Karl… Cent soixante-dix ans après le Manifeste, seuls les touristes chinois viennent en pèlerinage au pied de la Maison du Cygne, comme d’autres s’agglutinent à Lourdes, à Beauraing face à des statues de plâtre serties de loupiotes aux couleurs changeantes (miracle du LED) et de prêtres, des troncs en bout de bras. Écoute-les en appeler aux « offrandes silencieuses ». Ici, le personnel du restaurant croit que les Pékinois admirent l’effigie de l’oiseau aux ailes déployées en façade ; ils en sont réduits à regarder partir les groupes mandarinants, trop radins pour bouffer belge à la table du lieu saint ou abandonner une offrande, même sonnante et trébuchante… Les Bruxellois des dix-neuf communes et du vingt et unième siècle te prennent pour un marmiton, un chanteur pour midinettes qui ondule du croupion pour meubler son absence de voix. Oy veï, Karl !

J’aurais tant aimé te rencontrer pour te remercier. Pas pour Lénine, Staline, Beria, Souslov, Mao, Pol Pot, Castro, Marchais, Chavez, Ho Chi Minh, Dolores Ibarruri, Doriot, Cohn-Bendit, Tito, Ceaucescu, Gorbatchev, Kim Il-sung, Bernard Kouchner, Mélenchon, les goulags, les plans quinquennaux, les marches en avant, les no pasarán, les Quaregnon, L’Humanité, Le Drapeau rouge – tous ceux qui, avec des manières constipées, t’ont trahi.

Pas plus que pour ton Kapital, qui reste, comme l’ensemble de ton œuvre, la plus brillante analyse des rapports de force au sein d’une société industrielle (et même, post-industrielle). Je l’ai lu, non par contrainte, mais parce que j’en avais envie. Un moment, je me suis dit que je devais aussi me farcir Mein Kampf, pour mon information. Tout ce que j’en ai tiré, c’est la claire vision de ce qui sépare le génie du bonimenteur, vendeur de fixe-chaussettes. Das Kapital brandi comme un flambeau, la bousculade des charlatans t’a piétiné, écrasé, enterré.

Ils ont rendu ennuyeuse la lecture de ton grand œuvre. Impossible de cacher qu’ils ne l’ont pas lu en entier et qu’en tout état de cause, ils n’ont rien compris. Pourtant, ton bouquin, c’est un joyau qui traverse les époques, transcende leurs ratages et leurs folies.

Non, te remercier pour l’âge d’or que tu as offert aux classes moyennes de Belgique et d’Europe occidentale, voilà ce que je voulais faire. Elles n’avaient jamais connu pareille aubaine en 10 000 ans d’humaine épopée, depuis qu’un hurluberlu s’est accroupi, du côté de la Mésopotamie, la cervelle préfigurant l’éruption du Krakatoa : Et si on arrêtait de s’abriter de grotte en grotte, où il n’y a rien d’autre à foutre que couvrir les parois de graffiti et de tags et prendre ses jambes à son cou si d’aventure une famille d’ours occupait déjà les lieux ? Et si on s’offrait un enclos bien protégé contre les fauves, les mammouths, les Neandertal ? Et si on construisait un rempart pour décourager les ceux de l’autre côté de la rivière de venir nous chaparder nos chèvres ? Et si on stoppait la cueillette, la chasse ? Et si on laissait faire ça par d’autres qui ne peuvent pas s’en passer et deviendraient infernaux à tourner en rond dans notre lopin ? Et si on appelait ça une ville ?

Très fier de son idée, M. Homo Sapiens voulut l’enrichir. Ses petites cellules grises, peu habituées à pareille tension concentrée, le convainquirent de son génie et de sa supériorité sur tous ses congénères. Il venait d’inventer l’aristocratie, le bougre. Et trouva tout naturel de régenter son petit monde. Il commença par abolir le matriarcat – il craignait sa femme, en avait même une peur bleue, car l’habileté de la femelle à administrer une maisonnée tenait du prodige ; il n’abandonnerait pas sa prééminence, à l’image des lions, totalement dominés par les lionnes, et des ours ou des corbeaux, dont il est étrange de constater qu’ils portent un nom masculin, alors que madame dirige tout, élève la marmaille et obtient ce qu’elle veut de la part de son gros fainéant d’époux. À l’heure des écrivaines, à quand les corbelles ?

Il fallut des artisans pour magnifier la vie de l’aristocratie. Et cela donna 10 000 ans d’exploitation d’une classe moyenne qui, à son tour, s’entendit à exploiter le prolétariat. Le dix-neuvième siècle fit dans le grandiose pour donner l’illusion qu’il supprimait l’aristocratie, tout en pressurant la malheureuse petite bourgeoisie. Cette dernière aborda le vingtième, mi-émancipée, mi-opprimée. Et pour la troisième moitié, elle ne fit que grogner, persuadée qu’elle n’était bonne qu’au casse-pipe des guerres et aux ruines des crises financières.

Tu n’as pas bien saisi cette évidence, Karl. Ah, ton mépris pour les petits-bourgeois… Ta conviction qu’ils n’aspiraient qu’à la médiocrité et à n’importe quel prix… Où as-tu été cherché ça ? C’étaient pourtant eux qui allaient financer les révolutions, que tu prétendais inéluctables, pour n’en retirer qu’ingratitude et persécutions. C’est pour ces koulaks que tes adorateurs inaugurèrent les goulags.

Il a fallu, Karl, que ton communisme s’impose là où tu ne l’avais pas prévu, en Russie, pour que tous les révolutionnaires, qui t’avaient copieusement trompé, fichent une trouille de tonnerre de dieu aux capitalistes, que tu avais parfaitement identifiés. Toi et Engels saviez de quoi vous parliez : ton père avocat, son père industriel, vous n’aviez qu’à vous pencher à la fenêtre pour comprendre qui exploitait qui.

Mais voilà. Appelons ça l’ironie de l’Histoire. Tu ne fis pas vraiment le bonheur du prolétariat qui eut tout loisir d’expérimenter le communisme en odeur de Guépéou. En revanche, sans le vouloir ni le savoir, tu plongeas dans la béatitude une petite bourgeoisie occidentale, peu désireuse d’ouvrir ton volumineux Das Kapital et ne comprenant que couic à quel point elle aurait dû t’être reconnaissante.

Car ton Kapital, aussi trituré, dénaturé, malaxé, dévoyé fût-il, épouvanta les capitalistes. Ils sentaient qu’ils avaient commis une monumentale gaffe en héroïsant Staline. Après 1945, ils durent relâcher la bride. Ils acceptèrent une meilleure répartition des richesses qu’ils éradiquèrent, dès le 26 décembre 1991, tandis que le drapeau russe remplaçait l’étoile rouge au sommet du Kremlin.

La guerre de 1940 rata son objectif dissimulé, éradiquer le communisme à l’Est, mais signifia le bonheur des Belges comme moi, né en 1946. Pour la première fois dans l’Histoire humaine, la classe moyenne a connu un peu plus de 40 ans d’émancipation. Certes, les chocs pétroliers avaient permis de la rogner et des guerres lointaines avaient fendillé le dôme rose au-dessus de nos têtes. Mais comme elles l’avouent, les guerres lointaines sont très loin. S’en soucier nécessite un effort cérébral que les accros du « progrès » et du « confort » (automobile, machine à laver, essoreuse, frigidaire, télé, électricité à tous les étages, etc.) préfèrent réserver aux pronostics de la Coupe du Monde.

Eh bien, oui : merci, Karl pour cette parenthèse de prospérité que tu aurais condamnée si tu étais encore des nôtres.

Cette corvée accomplie, le moment est venu de te dévoiler le fond de ma pensée. Tiens-toi bien à ton trône prolétarien (au Cygne ou dans un tea-room londonien), toi le gonflé d’honneurs et de palmes académiques : toi et ton œuvre ne méritez pas les honneurs, les palmes, les lauriers qui te recouvrent et t’étouffent.

Plus admirables me paraissent des hommes, tel ce Biélorusse David Sarnoff, le premier à avoir compris que la radio ne servait pas seulement à envoyer des messages de détresse par-delà les océans et dans cet angoissant espace entre le ciel et le oh, mon Dieu, le moteur est en feu, l’aile droite se détache et le champ d’avoine approche à une vitesse fulgur… En 1921 et grâce à la détermination de ce petit David, les auditeurs apprirent à apprécier les concerts radiodiffusés, les feuilletons qui faisaient parler les livres, les matches de foot en direct, les reportages in situ. Et les chansonniers cessèrent de gueuler par peur de ne pas être entendus au dernier rang des music-halls. Sans lui, pas de message de Churchill galvanisant les Anglais contre les Huns de Germanie. Pas d’appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940, même si la piètre audience de ce discours illustre mal le concept de mass media. Pas d’adresse au peuple soviétique par Staline, le 3 juillet 1941, stoppant l’avance des armées nazies aux portes de Moscou et préfigurant la résistance de Leningrad et la victoire à Stalingrad. Et pas de bip-bip du Spoutnik, ce ballon métallique orbitant autour de notre vieille Terre, le 4 octobre 1957.

Cela me paraît plus déterminant que ce constat tronqué : La société se divise (…) en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. Des serfs du Moyen Âge naquirent les bourgeois des premières agglomérations urbaines ; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie. (Manifeste du parti communiste, « Bourgeois et prolétaires ») – elle est où, la classe moyenne, Karl ?

Autre humain admirable : Philo T. Farnsworth, ce gentil mormon qui, en janvier 1927, inventa la télévision en 150 lignes par balayage électronique. Il se fit voler ses 165 brevets par la RCA, de quoi le transformer en « père oublié de la télévision ». Dans ma jeunesse, la télévision se regardait comme « une fenêtre ouverte sur le monde ». N’était-ce pas un beau programme, Karl qui a écrit La bourgeoisie (…) a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces changements a été la centralisation politique. (ibid.) Sans vouloir me montrer désagréable, voilà un assez beau panorama de la société soviétique, du maoïsme, avec ou sans Petit Livre rouge, et de la Tchécoslovaquie après le Printemps de Prague.

Et pour six millions d’êtres humains, Alexis Carrel joua un rôle plus décisif que tous tes bouquins, mon cher Karl. Ce médecin (il obtint le Nobel de Médecine et de Physiologie en 1911) fou (il conseillait le fouet et les douches froides pour réhabiliter les voleurs) se signala par une invention contenue dans son best-seller daté de 1934, L’Homme, cet inconnu, appelée à connaître une faveur prodigieuse, notamment en terre polonaise : la chambre à gaz. Dès 1934, ce médecin mué en hygiéniste proposait de disposer de façon humaine et économique des aliénés dans un établissement euthanasique pourvu de gaz appropriés. Avec des rugissements barbares, les SS claquaient la porte du lieu de mort, Alexis Carrel l’avait ouverte. Toi qui n’envisageais l’histoire du monde qu’en une succession de luttes de classes, mon bon Karl…

Et que dire du modeste créateur de la roue, qui ne légua pas son nom à la postérité et ne parvint pas à convaincre les Aztèques d’adopter son invention. Elle les aurait pourtant aidés à transporter les esclaves, nés, dressés, engraissés pour les sacrifices humains et la satisfaction des estomacs cannibales de leurs maîtres. Imagine un monde sans roues, mon pauvre Karl. Te taper pedibus cum jambis la route Trêves-Bruxelles – avec ta bedaine et ton surpoids… Et ne parlons pas de ta fuite à Londres, pays de la Reine Victoria et de Margaret Thatcher, où tu eus le mauvais goût de défuncter.

Tu l’as compris, Karl : ton Kapital, ton communisme voulaient le bonheur des gens pour plus tard. Un vrai génie l’a meublé sous nos yeux.

Il s’appelait Walter Elias Disney. Contrairement à toi, qui laissais aux autres le soin de définir le bonheur des peuples – trop souvent au détriment de ces mêmes peuples, mais passons – le petit gars du Missouri le fabriquait. De ses mains. Avec ses dessins. Avec ses caméras. Avec un cœur gros comme ça. Avec une volonté farouche venant à bout des éléments, des banquiers, des requins de l’industrie. Et avec une souris, Mickey Mouse.

Walt Disney a façonné le rêve des Trente glorieuses. Il est responsable des enchantements que nous conservons de ces années. Nous avons tendance à embellir le temps passé ; nul besoin avec Walt Disney. Il a calibré nos rêves et nos souvenances.

Cette petite-bourgeoise, peu habituée à rêver, a trouvé des rêves sur mesure, la vision d’un monde des possibles, du bonheur à portée de main. Qui d’autre que Walt Disney peut revendiquer pareil résultat ? Une réussite phénoménale.

Marx promettait un monde meilleur ; Walt nous l’apportait sur un plateau en or. Contrairement à l’auteur du Kapital, il savait écouter les gens, ces petits-bourgeois, cette classe moyenne dont il était issu et qu’il chérit, cœur et âme, jusqu’à son dernier souffle. Marx voulait imposer le bonheur – tant d’autres l’ont imité, et avec quel désastre ! –, Walt Disney disait Il est déjà là. Il savait nous parler : la classe moyenne du monde occidental avait usé ses culottes sur les mêmes bancs d’école que lui.

Il a transformé notre vision du monde, en dépit des guerres, des crises financières. De romans, de contes et de fables sombres, il a tiré des chefs-d’œuvre de bonne humeur et d’humour. Blanche-Neige ? Un roman noir. Les sept nains n’existent que chez Disney, Perrault n’a pas inventé Grincheux, Atchoum, Simplet ou Prof. Tous sortis de l’imagination de Walt Disney.

Avez-vous lu Mary Poppins, le roman de P.L. Travers ? La nurse au parapluie magique est tout sauf Julie Andrews. Bert, le ramoneur, est d’un ennui trempé dans la suie. Rien d’une féerie. Cherchez toujours un Baloo, un Kaa ou une Bagheera aussi désopilants dans les romans de Rudyard Kipling. Le Peter Pan de James Matthew Barrie est un gamin qui ne grandit pas, mais qui laisse deviner un caractère de misanthrope pervers. Le Capitaine Crochet est un banal pirate, moins crédible et moins réussi que le Long John Silver de Robert-Louis Stevenson dans L’Île au Trésor.

Walt Disney a ressuscité des personnages oubliés ou figés dans les lectures réservées aux lectures obligatoires. Il a donné une personnalité aux sept nains, préfigurant les Schtroumpfs de Peyo, qui n’a jamais caché sa vénération pour le père de Mickey.

Nous voilà très loin des lendemains qui chantent, des aubes nouvelles, des promesses de félicité qui, un siècle durant, ont ballotté entre l’extrême gauche et l’extrême droite. À cette classe moyenne, chouchoutée après la deuxième guerre mondiale, Walt Disney a offert le Photoshop d’une réalité pas toujours guillerette, mais dont il savait effacer les rides, les imperfections et y couler une solide dose de chaleur Technicolor.

Il nous a persuadés que Le Livre de la Jungle, Mary Poppins, Cendrillon, Pinocchio et d’autres étaient des œuvres drôles, optimistes, planches d’appel de l’évasion. Presque un opium du peuple, mon cher Karl ?

Pour terminer, un souvenir personnel. Cela remonte à 1958.

Il était une fois un illustré pour la jeunesse, Mickey Magazine. Les premiers numéros me furent offerts par ma grand-mère. Le jeudi midi, le nouveau numéro m’attendait, et je m’engourdissais dans les torrents du merveilleux, l’après-midi de congé. Un périple à 20 000 lieues au-dessus des mers.

Walt Disney, mon héros. Pour moi, c’était évident : puisqu’il signait toutes les histoires (on ne disait pas encore « bandes dessinées »), il les avait réalisées en une semaine, des gaffes de Pluto à la sérialisation de Peter Pan, des colères de Donald Duck aux exploits de Mickey et aux reportages C’est la Vie, reprenant les images des documentaires Le Désert vivant ou Le Grand Canyon. Un enchantement à chaque page, tantôt en quadrichromie, tantôt bichrome. Au bout de la semaine, je connaissais le numéro par cœur. Je visais le « beau bulletin » parce que c’était le sine qua non pour le numéro suivant.

Au début de l’an 1958, Mickey Magazine organisa un concours pour ses lecteurs. Il s’agissait de rédiger un texte d’une page de cahier d’écolier, expliquant quel était notre dessin animé préféré et pourquoi. À l’époque, on osait encore demander de rédiger un texte à des fins commerciales, sans crainte de voir s’arquer les sourcils des protecteurs de l’enfance.

Pour ma part, ce fut La Belle et le Clochard. J’expliquais qu’en dépit du mauvais rôle des chats siamois, je faisais passer par-dessus tout mon amour des bêtes. Je crois bien que c’est de ce dessin animé que datent mes engagements en faveur du bien-être animal. Je pourrais dire à Peter Singer que Walt Disney me fut plus important que lui dans ma prise de conscience de l’humanité du monde animal.

Premier prix du concours : rencontrer Walt Disney à l’exposition universelle de Bruxelles. Et je fus un des cinq gagnants ! En juillet, nous fûmes convoqués au pavillon américain de l’Expo 58. J’ai le souvenir d’une sorte d’étang intérieur, au centre de ce pavillon circulaire. Il y avait un podium semblant flotter à la surface de l’eau, auquel on accédait par une rampe très style Atomium.

Notre rencontre prit place dans une pièce du pavillon. Nous étions tous les cinq dans un état semi-comateux, à la seule idée que le grand Walt Disney allait nous apparaître en chair et en os. Inquiets devant nos mines congestionnées, les représentants de Mickey Magazine nous abreuvaient de Coca-Cola et de friandises américaines, inconnues jusque-là en Europe. Je les ai toutes refusées, certain de les vomir sous le choc de l’apparition.

Et voilà qu’elle eut lieu. Nous vîmes entrer un monsieur tout sourire, entouré de messieurs plus grands que lui, un peu moins souriants et jetant des regards partout où nous ne nous trouvions pas. C’était l’été, et Walt Disney portait un chapeau. La première chose qu’il dit en l’enlevant : Jeu neu paaale pas fwancééé, dans un grand éclat de rire.

Puis il vint à nous, serra les mains, demanda notre nom. À l’époque, les enfants s’interpellaient par leur nom de famille. Mwaa, cé Walt. Et vooo ? Je dis mon prénom, comme je ne l’avais jamais dit dans une cour de récréation. La gorge sèche ? je ne suis pas certain que Walt Disney entendit mon murmure. Je me retrouvais dans la peau du gamin à sa première visite chez saint Nicolas.

Je n’ai pas le souvenir de la question que je lui ai posée – nous avions droit chacun à une question. Je crains que c’était du genre : Est-ce vous qui dessinez tout seul le Mickey Magazine ? Quoi qu’il en soit, je ne me souviens pas de la réponse.

Les photographes s’agitèrent, le temps de Monsieur Disney (Hey, call me Walt !) était compté. Nous avons eu droit à une photo de groupe, puis à cinq photos personnalisées. Walt signa cinq photos promotionnelles et nous offrit un Mickey en peluche – je le possède toujours, avis aux collectionneurs.

Et puis, Walt Disney s’en alla. La rencontre avait duré dix minutes tout au plus. Elles font partie de ces instants figés dans la mémoire, même si le souvenir s’arrondit avec les années. Ni du chemin de retour à la maison, ni de la soirée à la télévision, ni du brossage de mes dents, ni des rêves de cette nuit-là, je ne me souviens.

Mais de ce jour, j’ai acquis la conviction que Walt Disney était le plus grand génie du vingtième siècle. Ce que j’en ai lu par la suite m’ancre toujours plus dans cette conviction.

Sans la moindre hésitation, je préférerais le retour de Walt Disney au tien, Karl. Personne n’a égalé ou effacé ton Kapital, et si l’analyse des maux qui nous coûtent des nuits d’insomnies reste parfaitement valable, j’ai un doute pour tout le reste – tes solutions, tes rapports au sein de la société. Tu devrais lire Henri Spira : (…) il y a des gens dont vous aurez besoin si vous voulez sérieusement la donne. (…) Vous n’allez pas les reprogrammer en disant : « Nous sommes des saints et vous des pécheurs, et nous allons vous éduquer à coups de planches. » Lutte des classes, Karl ?

Le repas au Cygne m’a coûté 50 euros pour un repas moins plaisant que le moules à volonté du Lunch Garden. Monsieur Marx n’est pas venu au rendez-vous – je ferai encore ce genre de blagues dans les restaurants… Monsieur Engels n’a pas donné signe de vie, lui qui aurait pu régler la note. Au moment de franchir la porte, le maître d’hôtel m’a demandé mon numéro de téléphone, au cas où Monsieur Marx passait et demanderait de vos nouvelles.

Je lui ai donné le numéro de la permanence bruxelloise du parti communiste, enfin, de ce qu’il en reste…

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