Washington 1973-2003 : quel leurre est-il ?

Philippe-Louis Champbon,

Au jeu du plus malhonnête, ne nous leurrons pas

Au printemps 1973, je faisais une formation de type troisième cycle à « University of California, San Francisco ». Mon plus proche collègue américain (nous approchions tous deux la trentaine) était d’origine bostonienne, coloration politique : démocrate un rien « radical », tonalité mentale : « flower power, make love not war », véhicule : minibus VW années 50 sans pot d’échappement et carrosserie patchwork rouille et tags. Nous sommes vite devenus amis. Il passait toutes ses pauses de midi et beaucoup de ses soirées à suivre les audiences de la commission parlementaire sur l’affaire dite du « Watergate » avec une fascination jubilatoire. Un jour que je l’observais avec amusement boire du petit-lait à la vue de « Tricky Dicky » Nixon qui s’enfonçait progressivement, il me dit : « Tu comprends, c’est comme de voir mon pire ennemi à terre qui se fait piétiner, sans que je doive rien faire ».

Hormis un peu de désapprobation pour l’aspect « lynchage » de ses commentaires, j’avais tendance à l’approuver. Revenu en Europe, j’expliquais à mes proches combien grande était la leçon de démocratie donnée par le système parlementaire américain. Ce Président avait fauté, il avait dû s’expliquer, il était puni : impeachment.

Trente ans plus tard, l’heure de la déconstruction des leurres devrait arriver.

Richard Nixon, origine modeste, grande intelligence, beaucoup de travail pour « arriver » dans la vie. L’affaire Watergate à son passif mais quelle broutille par rapport à ce qu’il a accompli : terminer la guerre du Vietnam, réaliser l’ouverture vers la Chine… Malheureusement pour lui, il n’appartenait pas à l’establishment. Il paiera.

George W. Bush restera dans l’histoire pour la subtilité de ses déclarations (« the game is over », « nos importations proviennent essentiellement de l’étranger » ) ; inventeur du jeu de cartes pour apprendre aux G.I.’s à identifier les ennemis publics. Affligé de surnoms consternants par des gens apparemment bien informés sur lui (Michael Moore l’appelle « Chief of Thieves » ou « Idiot in chief »). Accomplit de véritables miracles (Le Canard Enchaîné : « Grâce à Bush, le Coran revient plus vite que l’électricité à Bagdad »). Serait sans doute capable de générer une pénurie de sable au Sahara, a en tout cas déjà créé une pénurie de pétrole en Irak… Réussit à faire paraître Jean-Paul II progressiste, transforme Chirac en quasi-libertaire pacifiste. Pour compenser son désaccord avec un Pape polonais, confie la gestion d’une partie de sa « conquête militaire » à la Pologne (véritablement prédestinée à ce rôle !).

Quand Nixon faisait campagne pour l’élection présidentielle, un des slogans de ses adversaires était : « Voyez ce type ; lui achèteriez-vous une voiture d’occasion ? »

À leurre qu’il est… je ne suis pas sûr que j’aurais acheté jadis une bagnole d’occase à Tricky Dicky ; mais je suis bien certain que je ne ferais même pas confiance au « Thief in Chief » pour un véhicule neuf !

L’heure de la déconstruction des leurres ? Ne nous leurrons pas.

Elle n’a pas encore sonné pour tout le monde, alors que les leurres se multiplient.

LIdiot in Chief a été ovationné par des auditoires académiques prestigieux.

Hillary Clinton s’est levée pour l’applaudir.

L’ami américain « radical » dont je vous parlais, jadis si sévère pour Richard Nixon, ne s’est bien sûr pas rangé derrière George W. avec l’aveuglement dévot d’un lambda d’une petite ville de l’Arkansas ; il a donné, dans nos échanges épistolaires ravivés par la situation actuelle, des gages d’ouverture d’esprit, de distanciation par rapport au lobby texan. Mais enfin, les jours passant, il n’a pas pu s’empêcher de me glisser sans honte un commentaire du style : « depuis que “nous” avons gagné cette guerre, on dirait que les Européens voudraient profiter de l’après-guerre ».

Le système de leurres est à géométrie variable.

Le système de leurres développé par le gang néoconservateur américain est beaucoup plus subtil que ne laisserait supposer la robuste simplicité de leurs objectifs et des moyens mis en œuvre pour les réaliser (objectifs : domination économico-politique mondiale, « pax americana », miettes de récompenses pour la piétaille qui leur obéit ; moyens : il ne suffit pas de frapper fort, il faut frapper le premier et avant d’être menacé).

Les leurres varient, selon qu’il faille leurrer un caporal de G.I.’s né à et élevé dans downtown Detroit ou un intellectuel diplômé de Yale qui a un appartement devant Central Park et une maison de week-end à Cape Cod.

Par parenthèse, ne me demandez pas comment il se fait que George W. a un diplôme de Harvard : jusqu’à présent, je respectais cette institution ; mais moi aussi je peux être leurré…

Les leurres les plus dangereux sont ceux qui donnent bonne conscience.

Ils donnent au « leurreur » une grande liberté d’action, le leurré ayant été convaincu que tout ce qui se passe est compatible avec ses impératifs moraux, voire même est destiné à les mettre en pratique.

« Vous n’aimez pas la guerre, mon vieux ? Moi non plus. Mais ceci n’est pas vraiment une guerre, c’est une opération de stabilisation qui va restaurer la démocratie, soigner les enfants, envoyer les filles à l’école. »

Leurres ponctuels, leurres globaux

Les leurres « ponctuels », sont construits autour d’une personne précise dans des circonstances particulières. Les exemples les plus marquants concernent des présidents américains : Nixon le filou et Watergate, Clinton le menteur et Monica, Bush le patriote et le combat contre « l’axe du mal ». Ces leurres ponctuels s’inscrivent dans une logique de leurres « globaux » qui concernent la justice, l égalité raciale, la presse, le pouvoir judiciaire… et l’élection présidentielle : en fait, tous les domaines sociopolitiques majeurs.

« Les citoyens africains américains ont des chances égales, voire supérieures aux autres citoyens (“ affirmative action”), de se développer. »

Un autre ami américain, proche de celui que j’ai déjà évoqué, adore me titiller sur le statut inconfortable des immigrés, notamment maghrébins, à Bruxelles ou à Paris. Par opposition, dit-il, le citoyen « african american » est un citoyen à part entière, comme tous les autres, même si son niveau socioéconomique demande encore un peu d’améliorations, qui ne sauraient tarder. Le jour récent où il m’a redéveloppé cette argumentation à table, dans un restaurant sophistiqué près de Stanford University, ma consternante lenteur d’esprit m’a fait attendre le lendemain pour lui dire au téléphone que, dans le fond, il avait raison. J’avais en effet repéré un citoyen « african american » dans cet endroit branché : le gars qui débarrassait les tables (pas le serveur ni le sommelier, bien sûr…).

Faisons encore référence à Michael Moore. À chacun de ses séjours professionnels dans les milieux du « showbiz » à Hollywood, il déclenche le compteur à sa descente d’avion et l’arrête au retour. Il compte quoi ? Le nombre de citoyens noirs américains qu’il rencontre au cours de ses activités. Généralement, il en dénombre de un à trois.

Leur fonction ? « employee behind the réception desk » (in : Stupid White Men, écrit par Moore en 2000).

« Tous les citoyens américains sont égaux devant la justice. »

Une foison d’exemples et les chiffres de la démographie pénitentiaire montrent que la sévérité de la peine à l’issue d’un procès est inversement proportionnelle aux moyens financiers que l’accusé peut mettre en œuvre pour sa défense. Ici, ironiquement, avec une certaine égalité raciale : un noir pauvre est bien plus mal mis qu’un riche, noir ou blanc.

« Une presse libre et indépendante »

La notion de quatrième pouvoir a été inventée aux USA.

La réalité ? Elle s’appelle Rupert Murdoch, CNN, etc.

Et là, nous sommes dans le leurre de gros calibre, à gros moyens.

« Le Président démocratiquement élu »

Ce leurre fonctionne couplé à un autre :

« Un pouvoir judiciaire indépendant »

Faut-il revenir sur les résultats électoraux en Floride, validés par des juges de la Cour Suprême dont plusieurs auraient dû se désister vu leurs liens avec le lobby texan ?

Ne parlons même pas des leurres économiques et financiers.

Ils sont maintenant démasqués, malheureusement trop tard pour les petits porteurs et les employés de sociétés américaines dont la retraite se nichait dans un leurre

Les leurres sociologiques et politiques ne fleurissent pas qu’aux USA.

Le toboggan de la stupidité bushienne risque de nous précipiter dans l’antiaméricanisme primaire. Arroseurs arrosés, nous pourrions créer nos propres leurres, ou en tout cas prêter le flanc à une contre-attaque basée sur l’amalgame simpliste : si tu n’approuves pas Bush, c’est que tu hais les Américains, or le monde libre, c’est eux, le mal est ailleurs (« axe du mal »).

Rappelons-nous Georges Brassens : le temps ne fait rien à l’affaire, quand on est con, on est con. Jeunes cons de la dernière averse, vieux cons des neiges d’antan…

Ce qui est vrai dans le temps est vrai dans l’espace. Le facétieux Coluche acceptait qu’on le traite de con, mais seulement de con français.

Il ne faudrait pas oublier, par exemple, qu’une application du leurre fonctionne couramment dans la politique française sous forme du « fusible ». Pour mettre en place le fusible, il faut s’appuyer sur un leurre. Exemple : Bérégovoy a bénéficié d’un prêt sans intérêts. Leurre : il est malhonnête. Il devient donc un fusible qui protège les gros malhonnêtes.

Un leurre peut en cacher un autre.

Réfuter les leurres, c’est aussi refuser les faux choix :

Axe du Bien, Axe du Mal

Ni Marx, ni Jésus.

Pour combattre les délires fanatiques des nouveaux Croisés contre l’axe du Mal, il ne faut surtout pas se targuer de connaître le Bien qu’ils ignoreraient. Être un opposant aux intégristes quels qu’ils soient (islamistes ou texans) s’appuie sur la raison, pas sur la conviction que notre vérité est meilleure que la leur.

Nous devons remplacer le leurre dialectique « axe du Bien, axe du Mal » par l’opposition : axe du Bien, force de la Raison.

Les vrais démocrates, les vrais rationalistes (n’est-ce pas synonyme ?) doivent remplacer le concept « ni Marx, ni Jésus » par « ni Staline, ni l’Inquisition ». Que tout citoyen ait le droit de se réclamer d’une pensée philosophique, politique ou religieuse quelle qu’elle soit, c’est non seulement souhaitable mais indispensable. Cela s’appelle d’ailleurs de facto : les Droits de l’Homme et du Citoyen. Quand ce droit disparaît, le totalitarisme s’installe.

Il ne faut pas beaucoup de discernement (et encore…) pour se démarquer des totalitarismes outranciers (Nazisme, Stalinisme, Khmers Rouges…)

Il en faut par contre beaucoup pour déceler

Les totalitarismes revêtus d’un leurre démocratique

Cela porte un nom :

L’obligation d’être « politically correct ».

Nous avons des choix à faire, ils nous sont imposés.

Même si tout le Bien n’est pas d’un côté et tout le Mal de l’autre, il va falloir choisir entre un petit bâtiment rural qui abrite une école primaire laïque et une mairie, au fronton duquel on lit : « Liberté, Egalité, Fraternité » et un grand édifice de style colonial qui se réclame de « In God We Trust ».

Pour moi, le choix est fait.

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