What! Will these hands neer be clean?*

Claude Javeau,

Il le fallait. La loi était pour nous. Depuis le temps qu’on nous le répète : les Juifs sont un corps étranger dans la France, quoi qu’ils fassent, ils ne seront jamais français, à l’exemple de ce Blum qui en accordant tous les droits aux crapuleux en casquette, a préparé la défaite de notre pays. Même lorsqu’ils cessent de se rendre à la synagogue, de manger casher, de se marier entre eux – car il leur arrive d’épouser nos propres filles, quand ce ne sont pas leurs filles qui épousent nos garçons ! –, ils restent juifs dans l’âme, et jamais du vrai sang français ne coulera dans leurs veines. L’exposition du Palais Berlitz a bien mis les choses au point, non seulement en nous apprenant à reconnaître les Juifs, mais en démontrant qu’ils étaient partout, dans les affaires, la politique, la presse, le cinéma, les arts, le théâtre, la chanson, et j’en passe. Avec l’obligation qui leur a été faite de porter l’étoile jaune, nous nous sommes sentis un peu plus tranquilles. Certains d’entre nous qui portaient des noms suspects – mais tous les Rosenberg, on le sait, ne sont pas juifs ! – ont pu obtenir un certificat de non-appartenance à la race juive du Commissariat général aux questions juives. Louis-Ferdinand Céline, l’un de nos plus grands écrivains, a eu bien raison d’écrire dans Les beaux draps que le Juif « a qu’une chose d’authentique au fond de sa substance d’ordure, c’est sa haine pour nous, son mépris, sa rage à nous faire crouler toujours plus bas en fosse commune ». Et aussi : « Ça serait prudence élémentaire, les Juifs absolument exclus, autrement c’est la catastrophe, c’est la culture aux abîmes, au reptilarium kabalique, aux gouffres de l’arrière-pensée ». Ah ! Ce n’était pas une belle âme, Céline, mais un vrai Français qui disait tout haut, et avec quel talent, ce que la majorité des Français, je veux dire des vrais Français, pensaient tout bas.

Et voilà pourquoi nous avons été soulagés quand on a commencé à les regrouper pour les déporter quelque part à l’Est, dans des endroits où ils se retrouvaient entre eux pour vaquer à leurs propres affaires, ils auraient dû être bien contents de voir qu’on se préoccupait ainsi d’eux, eux qui ne le méritaient pas. D’abord les Juifs étrangers, ces parasites nouvellement arrivés, ces bactéries venues pourrir de l’extérieur le corps social de la France. Ce n’était que justice. Puis les Juifs dits français, ces parasites depuis longtemps incrustés dans l’intérieur de ce même corps, à qui ils valaient toutes sortes de maladies infectieuses, le communisme, la libre-pensée, le défaitisme, la pornographie, le jazz, pour n’en citer que quelques-unes. Ce n’était encore que justice. Il en est qui prétendent que là-bas, on les aurait exterminés dans des camps. Mensonges de la propagande de gauche ! Les Allemands étaient durs, souvent inflexibles. Mais les compatriotes de Goethe et de Wagner ne peuvent pas avoir été un peuple d’assassins. La légende pourtant a la vie dure, et elle n’en finit pas de nous poursuivre jusque dans notre vie de tous les jours.

Le départ des Juifs a permis à de nombreux Français de sang français de se faire désigner comme administrateurs de leurs biens, ce qui était entre autres un moyen efficace pour lutter contre certains pillards qui n’auraient pas manqué ainsi de brader ce qui tout compte fait appartenait au patrimoine national. Car les Juifs, en réalité, n’avaient été que des usurpateurs. Ce dont ils nous avaient spoliés revenait entre nos mains. Rien que de la bonne justice, une fois de plus. C’est ainsi que j’ai pu obtenir l’administration de la firme de mon vieux concurrent Bernstein, qui pendant des années avait usé de procédés déloyaux envers mon entreprise et moi-même. En aryanisant sa boîte, on permettait que soient maintenus au travail des ouvriers et des employés français, que ce margoulin n’avait jamais hésité à exploiter comme seuls peuvent le faire les patrons juifs. Évidemment, nous n’avons pas gardé les membres du personnel dont on pouvait soupçonner qu’ils étaient juifs, et qui avaient, on se demande comment, échappé aux rafles. Nous les avons dénoncés aux autorités et ils sont allés rejoindre leurs coreligionnaires à l’Est, dans leurs ghettos tout confort.

Quand on a découvert l’appartement des Bernstein, on a été suffoqués. Le produit de leurs rapines s’étalait sur les murs, dans les vitrines, dans les armoires, sans parler des tapis de luxe au sol. Évidemment, nous nous sommes un peu servis, un petit tableau de Corot par-ci, une aiguière en argent par-là, une horloge Directoire en sus. Le reste, presque la totalité, le Commissariat général s’en est chargé. Je suppose que tous ces trésors auront été enrichir nos musées de province.

Évidemment, ce n’est pas de ma faute si des terroristes, payés par des Juifs planqués dans des pays lointains, sont venus saboter nos machines et empêcher la production de se maintenir à un niveau normal. Nos clients allemands, du reste, ne nous en ont jamais tenu rigueur. Une nuit, avec l’aide de la Milice, qui avait su faire parler l’un des leurs, ils ont pincé quelques-uns de ces prétendus résistants alors qu’ils étaient occupés à placer des bâtons de dynamite dans l’un de nos entrepôts, où se trouvaient du matériel destiné à l’armée allemande. Il paraît qu’ils ont été fusillés. Bon débarras ! S’ils n’étaient pas juifs, ils étaient sûrement enjuivés, car il faut avoir une mentalité de juif ou d’enjuivé pour ainsi s’efforcer de détruire des installations industrielles françaises, travaillant au profit de la prospérité de toute la population.

Mais voici maintenant que les Allemands sont partis, alors que pas mal de Juifs, semble-t-il, étaient quand même restés. Et ils ressortent maintenant des cachettes où ils s’étaient lâchement terrés, toujours aussi arrogants, toujours aussi vulgaires, toujours aussi peu français. Et ils osent même demander des comptes. Eux, qui ont été à l’origine de cette guerre, se présentent aujourd’hui en victimes. Ils réclament des réparations, des restitutions, des dommages et intérêts. Alors que nous n’avons fait que protéger des richesses qu’ils avaient indûment accumulées ! Et il paraît que nous devrions nous déclarer coupables, et implorer leur pardon.

Hier, un des fils Bernstein est venu me rendre visite. Il n’y a pas été par quatre chemins. Il a demandé, au nom de sa famille prétendument disparue je ne sais où, un nom allemand impossible à prononcer bien que l’on dise que l’endroit se trouve en Pologne, que je lui rende tous leurs biens dont je me serais illégitimement emparé. Illégitimement, et quoi encore ? Je n’ai fait que me conformer à la loi française, celle qui a exproprié les Juifs de leurs biens et qui a fait nommer des administrateurs provisoires pour veiller sur leur sauvegarde. Pétain, n’était-ce pas la France d’alors ? Les lois de Vichy étaient les lois du pays, elles devaient être respectées par les citoyens. Car Pétain, ne l’oublions pas, avait reçu les pleins pouvoirs d’une assemblée de représentants de la Nation, alors que De Gaulle, à Londres, s’était tout simplement autoproclamé chef d’une France soi-disant « libre ». Le survivant des Bernstein a même osé exiger que je lui rende le petit Corot dont il prétend qu’il aurait orné le salon de ses parents. Mais je connais mieux le droit que lui. En matière de meubles, lui ai-je dit, possession vaut titre. Qu’il m’apporte d’abord le certificat de propriété, ce qui lui sera bien difficile, car c’est moi qui le détiens, la bonne blague !

Malheureusement, ce n’est pas tout. Les nouveaux maîtres de la France s’en mêlent. Ils ont pris le parti de tous les Bernstein et exigent que ceux-ci soient dédommagés. Me voilà cloué au pilori, désigné à la vindicte de mes compatriotes, surtout de ceux qui, pendant la guerre, tandis qu’en tant que chef d’entreprise je prenais des risques, se sont contentés de faire le gros dos. Il paraîtrait que mon honneur est entaché d’une faute que selon moi je n’ai pas commise. Le fils Bernstein me l’a bien fait comprendre : pour avoir contribué à déloger les Juifs d’un pays qui n’était pas le leur, je me serais rendu coupable d’une monstrueuse indignité, un peu comme Lady Macbeth dans son rôle d’instigatrice du meurtre de Duncan. Mais je ne suis pas comme elle, moi, je n’éprouve pas de remords, je ne vois pas de taches de sang sur mes mains, et d’ailleurs, je n’ai tué personne. J’ai agi en bon Français, ce n’est quand même pas une poignée de Juifs et d’enjuivés qui pourraient venir prouver le contraire !

* Shakespeare, Macbeth, Acte V. Scène I.

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