Tout se déglingua quand Louis perdit sa femme. Le couple se préparait à célébrer ses quarante ans de mariage, mais Fleurie décéda. Un joli prénom pour une épouse qu’il avait aimée avec passion dès leur première rencontre. Pourquoi avait-il fallu que ce cancer avec l’ablation d’un sein l’emportât si rapidement ? Deux mois à peine. Alors qu’ils venaient, elle et lui, de prendre leur pension. Ils avaient enseigné la littérature durant plus de trente ans dans le même établissement. Ils lisaient beaucoup, fréquentaient les théâtres. Comme ils n’étaient guère dépensiers et qu’un sou, pour eux, était un sou, ils avaient amassé un petit pactole qui, placé en banque, leur assurait, bon en mal an, des revenus intéressants. D’autant plus qu’au cours des dernières années, à la suite de la mort de leurs parents, des héritages avaient fortement gonflé leur bas de laine.

Fleurie et Louis s’adoraient. Ils avaient eu la chance de voir naître chez eux, coup sur coup, trois enfants. S’il se fût agi de garçons, ils les auraient sans doute appelés Athos, Porthos et Aramis, en raison de leur intérêt pour Dumas. Mais c’étaient trois filles. Comme ils étaient fous de Shakespaere et avaient assisté une demi-douzaine de fois à la représentation du Roi Lear, ils avaient prénommé leur progéniture : Goneril, Regane et Cordelia. Souvent, les filles leur avaient reproché de les avoir affublées de ces prénoms inhabituels dont on se moquait souvent.

Les deux aînées avaient grandi, s’étaient mariées à leur tour. Seule, Cordelia n’avait pas trouvé chaussure à son pied. Cependant, comme c’est à présent la mode, elle vivait seule et louait une modeste maison de banlieue, une vieille bâtisse assez lépreuse qui ne payait pas de mine et aurait nécessité bien des travaux. Cet achat avait éloigné Cordelia. Elle s’était brouillée avec ses parents. Elle ne les visitait que rarement. Et encore, à peine arrivée, décidait-elle de repartir. Cela peinait beaucoup Fleurie et Louis. En revanche, Goneril, Regane, leur mari et leur marmaille arrivaient souvent, à l’improviste. Ces visites devinrent vraiment plus nombreuses après la mort de Fleurie. Louis appréciait beaucoup ces attentions. Il ne manquait jamais de faire des générosités à ses petits-enfants.

Des années passèrent. Louis prenait de l’âge. Une thrombose le retint quelque temps en clinique, puis, des ennuis cardiaques le frappèrent. La machine était usée. Il devait subir plusieurs pontages. Ce n’était pas de la petite bière. Si Goneril, Regane et leur famille furent pour lui aux petits soins, Corelia, en revanche, ne le visita guère. Cela le chagrina fort. Après des semaines d’hôpital, on le ramena chez lui. Une autre histoire ! À peine avait-il encore la force de se tramer et de vaquer aux soins essentiels. Il s’affaiblissait de plus en plus. Il ne parviendrait jamais à s’en sortir. Goneril et Regane venaient encore le voir. Elles le traitaient avec une certaine douceur qui n’éloignait pourtant pas toute brusquerie. « Tu devrais te placer, lui proposèrent-elles, à tour de rôle… Une maison de repos où tu serais chouchouté par un personnel dévoué et à la page. Cela ne nous empêcherait pas de te voir souvent, toutes les semaines. » Il se rebiffa d’abord. Pas question qu’on le plaçât dans un de ces mouroirs que les municipalités ont créés pour accueillir les égrotants et autres grabataires ! « Non, non et non, je n’entrerai pas dans ce genre de machin ! » Mais, à chaque visite, ses deux filles revenaient à la charge. Leurs maris s’en mêlèrent… « Voyons, papa, nous aussi, nous avons nos occupations. Il arrivera bien un moment où vous n’en sortirez plus ! »

Cela lui trottait dans la tête. Après tout, c’était sans doute la bonne formule. On lui fit miroiter la qualité de certaines maisons de retraite, des senioreries, comme on les appelait. « Certes, les soins qu’on y prodigue ne sont pas donnés. Mais vous avez de quoi vivre, plus que décemment. D’ailleurs, pour vous éviter tout souci, vous pourriez nous confier vos avoirs. Nous pourvoirions à votre nécessaire ! »

Au fait, cette solution était l’évidence même. Il possédait, en banque, un coffre où il conservait un beau tas d’actions et d’obligations. Il ne pouvait même plus gérer lui-même ces biens. Un jour, alors que ses filles et leurs maris revenaient à la charge, il marqua son accord. Il allait demander à son banquier de lui remettre tous ses titres. Il les partagerait équitablement. Seule, cette Cordelia qui ne lui avait guère témoigné d’attentions ne recevrait que des broutilles. Il ne fallut guère de temps pour régler l’affaire. Goneril, Régane et leurs hommes étaient tout sourire. Ils emportèrent le magot.

On conduisit Louis dans un home. Un bel immeuble sur le fronton duquel on lisait un nom anglais, en lettres d’or : « Cocoon ». Au début, ce fut tout sucre, tout miel, mais bientôt, les visites qu’on lui rendait, les douceurs dont on l’entourait se firent plus rares. La directrice de Cocoon lui signifia même que les sommes dues s’accumulaient et qu’il allait falloir trouver une formule. Cela choqua profondément Louis. Mais quoi ? Et ce qu’on lui avait promis ? Il était fait comme un rat. Impossible de remonter la pente. D’ailleurs, il n’en avait plus la force. Que tout finisse vite, qu’il aille rejoindre Fleurie !

Or, un jour, on poussa la porte de sa chambre. C’était Cordelia. Il ne l’avait plus vue depuis très longtemps. « J’ai appris, lui dit-elle. Je viens te tenir compagnie un moment. Sans doute ai-je été ingrate envers toi. On m’a dit que mes sœurs t’avaient laissé tomber. Est-ce vrai ? »

Louis s’était mis à pleurer comme un enfant. Ces larmes lui faisaient du bien. Toute cette tristesse amassée depuis des mois ! Ses hoquets l’empêchaient de s’exprimer. Cordelia lui avait pris les mains. Elle les lui serrait. De son mouchoir, elle lui essuya le visage. Sans doute comprenait-elle la détresse de son père. Sa décision était prise. Elle avait toujours été une impulsive, soit. On le lui avait souvent reproché. Mais au fond d’elle-même, elle avait, intacte, une grande tendresse. « Voilà, dit-elle soudain, je vais te sortir d’ici. Tu viendras vivre chez moi, je te soignerai ».

Louis fondit de bonheur. Allons donc, comme il avait été injuste ! Il se laissa convaincre.

Deux semaines plus tard, Louis aménagea chez Cordelia. Ce n’était pas le luxe. Au contraire. Le strict minimum pour une vie décente, certes, mais simple et pauvre. Dès le matin, Cordelia partait à son travail. Elle était vendeuse dans une grande surface du voisinage. Elle rentrait le soir et ne manquait jamais de rapporter une douceur à son père.

Bientôt, Louis perdit les pédales. Un soir, Cordelia le retrouva gisant sur le sol. Un reste de souffle le maintenait en vie. À croire qu’il avait attendu le retour de sa fille pour mourir. Elle l’entendit murmurer à plusieurs reprises un nom qu’elle comprit à peine : « Lear, Lear ! »

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