Le miel du temps

Philippe Jones,

Tout un passé submerge, tout le passé débarque. Il prend les couleurs d’aujourd’hui, quelle que soit la vigueur des images qui furent, l’une cache l’autre ou mord sur la mise en page. Marmelade au passé présent.

L’arbre abattu a franchi le ruisseau.

Hitler, et les bras se lèvent. Staline, et les poings se nouent. Mao, et l’esprit se gèle. Quant aux sectes et aux croyances, elles se veulent dominantes, condamnent puis tuent. Dans le bruit et la vitesse, Shakespeare s’amplifie et l’on remplace l’assassin par la terreur diffuse. Elles étaient trois sorcières, ils sont tous kamikazes à l’infini et angoisse à chaque heure.

Fair is foul, and foul is fair :

Hover through the fog and filthy air.

Jean releva la tête. Dès le départ la traduction est difficile : « Clarté c’est pourriture, pourriture est clarté / Voguer à travers brume et cet air frelaté. »

La pollution est forte, l’oiseau ne chante plus. Crèvent-ils, la patte en l’air, les moineaux ? Le climat délivre ses coups de buttoir : raz-de-marée, terre qui tremble, volcans qui s’éveillent et pluie à perdre haleine et lande s’offrant aux rafales. L’homme vacciné par les médias regarde les autres se débattre.

La traduction ne progresse pas. Comment dire mieux, quelle équivalence trouver qui soit simple ? Ressent-il trop bien l’anglais pour chercher à comprendre, à analyser ? À trouver dans son imaginaire un écho qui satisfasse alors que celui-ci s’affirme spontanément ? Macbeth shall sleep no more. Macbeth ne dormira plus ou ne pourra plus dormir ?, lui semble maladroit, explicatif, vu de l’extérieur. Le no more, lui, jaillit du fait, se répercute dans la durée. C’est l’évidence qui suit l’acte que l’on pose.

Pierre pense au sentiment ressenti l’autre jour en regardant Sylvie danser avec Marc. Elle n’avait pu refuser l’invitation. Pierre les regarda traverser la salle. Sylvie se tenait éloignée de son partenaire, même en dansant. Une quinte de toux la surprit soudain, l’homme lui tendit un mouchoir qu’il sortit de sa poche. Sylvie le porta à sa bouche pour étouffer le bruit, et lui rendit le tissu en souriant avec gentillesse.

Mais ce sourire n’exprimait-il pas autre chose qu’un remerciement ? Pierre sentit son estomac se rétracter, se vider, se glacer. La jalousie prenait possession de lui. Il comprit que Sylvie était tout son présent, son travail, l’avenir qu’il espérait.

La musique ne s’arrêtait pas. Allait-il se lever, partir ? Attendre la fin et chercher la bagarre avec Marc, avec elle ? La rejeter, changer de kleenex aurait dit Julien ? La vulgarité de l’image l’écœura.

Le silence survint, et elle fut vive à le rejoindre, à poser ses lèvres sur son front en s’asseyant à ses côtés. « Son parfum même m’incommodait », dit-elle.

Pierre retrouva un monde sans brouillard, un monde pesant de haine, d’égoïsme, de jalousie sans doute, de peur et de folie aussi. Et la source de ces maux résidait dans le réflexe trop rapide ou au fond d’une arrière-pensée, dans la hâte de saisir comme dans l’affaire qui pourrit.

Ce que Shakespeare voyait de l’homme, dictait à ses héros, Macbeth, Othello ou Lear, était cela même. Ce qui vivait hier, vit encore aujourd’hui. À travers le tumulte des sentiments, lorsque l’homme se regarde dans son miroir, il ne perçoit qu’une apparence inversée.

Et le poète de dire, au-delà des reflets : Ripeness is ail, oui, tout est mûrissement.

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