« Et si… »

Jean Jauniaux,

La crise dure depuis des années. Dix, douze ? Plus personne ne sait. Plus personne ne compte. Au début on s’étonnait du nombre de jours que traversait le petit royaume sans autre gouvernement que celui qui avait été désavoué par les élections. Puis on s’est inquiété du nombre de semaines. Puis on s’est indigné du nombre de mois. Enfin, on a renoncé à compter le nombre des années.

Le souverain ne quitte plus son château. Il y a convoqué des cohortes de sages qui se succèdent au chevet de la fragile démocratie dont, roi aussi peu élu que le gouvernement en affaires courantes, il est paradoxalement le dernier garant. Il a essayé toutes les martingales, tous les arcs-en-ciel, toutes les palettes. Il a avalé des couleuvres, reçu des vipères, affamé des boas.

À la fin, il avait renoncé à lire la presse, les essais politiques, les analyses économiques, les projections crispées des analystes chauves. Son seul repos, il le trouvait dans la lecture des romans d’aventure qui, débordant des rayonnages des bibliothèques, jonchaient à présent les salons du palais.

Certains se moquaient de cette passion pour le romanesque dont la couronne ne se cachait plus. D’autres, dont je fais partie, y voyaient le signe d’une embellie dans la voûte grisâtre qui recouvrait le pays « comme un couvercle sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis ». Il est vrai que j’avais fondé ma notoriété sur les conférences que je dispensais dans les grandes écoles, comme on désignait ces usines à traders, et que je consacrais aux enseignements que nous prodiguent les fictions romanesques. Je n’ai cessé de plaider au cours de ma carrière pour la suprématie du rêvé sur le réel. Je n’ai pas toujours été compris, ni entendu. Pourtant le raisonnement est simple : les histoires que nous racontent les romans nous en disent bien davantage sur l’Histoire (avec une grande Hache) que des bibliothèques entières d’ouvrages savants de géopolitique. Si ma mémoire ne me trahit, c’est la formulation mot pour mot de l’intitulé du cours dont j’avais la charge.

Dans une revue intitulée Rives rêvées, dont la marginalité reflétait aussi bien l’intérêt du public que le nombre des abonnés, j’avais développé mon hypothèse en l’appliquant non plus à l’Histoire, au passé, mais à la prospective, à l’avenir. Pourquoi ne pas solliciter l’imaginaire des romanciers et des poètes pour inventer de nouvelles formules de citoyenneté, de vies communes ? Comment les esprits rêveurs bâtiraient-ils le monde s’ils appliquaient à ce projet les mêmes formules qu’ils utilisent pour nous faire rêver ?

Les éminences du Palais avaient affronté bien des embûches inhabituelles pour retrouver ma trace. Je ne suis pas fiché sur Facebook, j’ai annulé mon adresse e-mail depuis que j’ai été élevé à l’éméritat (c’est-à-dire mis sur la touche, atteint par la limite d’âge) et je ne suis pas appareillé téléphoniquement. Les deux moyens d’entrer en contact avec moi appartiennent au monde ancestral de la conversation ou de la correspondance.

Lorsque j’ai découvert la lettre aux armoiries souveraines je n’ai pu m’empêcher de sourire. Dans son cadre dentelé de timbre-poste, l’expéditeur de la lettre semblait me supplier d’ouvrir l’enveloppe et de prendre connaissance de son contenu. Le roi souhaitait me consulter ! Moi, le banni des cercles les plus élitaires du pays, celui que l’on traitait d’illuminé, dont on boycottait les conférences, dont on raillait les publications, dont on sabordait la si marginale revue Rives rêvées. C’était vers moi que l’on se tournait après toutes ces années ! Sa Majesté me donnait du « Mon très cher ami… », m’adressait quelques flatteries de bon aloi que son secrétariat avait dû peser sur balance d’apothicaire, flattait la fatuité que je partage avec mes congénères et me priait de lui fixer date et lieu pour une rencontre informelle en vue d’évoquer la crise. On ne devait même plus préciser de quelle crise il s’agissait. Elle s’était déplacée au-delà des sphères économique et politique. Elle avait cessé depuis belle lurette d’être une crise de régime. Elle était devenue « la crise », tout simplement.

On l’étudiait dans le monde entier. Le royaume, qui aurait pu prétendre à l’envié statut de « laboratoire de la citoyenneté universelle », que l’on citait en exemple de « démocratie plurielle » (ce qui ne veut rien dire, mais provoque une unanime adhésion), dont on enviait la non-violence « érigée en système », ce royaume-là s’engluait dans un mush mallow sirupeux. Il était devenu une sorte de ventre mou dans lequel aucun praticien n’osait plus enfoncer le doigt ou porter le scalpel. L’organisme exerçait encore toutes ses fonctions vitales : il gouvernait, budgétait, finançait, débattait… Le seul problème résidait dans son absence de toute légitimité. Si on n’y prenait garde, il pouvait devenir la démonstration in vivo de l’inutilité de la démocratie. Les historiens qui me lisent se souviennent des dérives auxquelles ce type de raisonnement peut mener.

Je m’attablai à mon bureau, écartai les feuillets qui allaient composer le prochain numéro de Rives rêvées dont j’étais devenu le seul contributeur. J’avais pris l’habitude de jongler avec des hétéronymes lorsque je fus appelé à multiplier mes conférences et articles. Je voulais séparer les fonctions d’enseignement de celles de rêveur. Mon nom de professeur était Dimitri Dostkine. Mon nom de plume était Edmond Morrel. Puis j’ai inventé Jean Idesbald. Puis Arille Écaussinnes. Je parcourais la carte du royaume, alternant les noms empruntés au Nord, au Sud et au Centre. Je me souviens d’un copieux numéro de la revue où je m’étais démultiplié en pas moins de vingt-deux auteurs ! Il y eut, si ma mémoire ne me fait pas défaut : Sigismond Mons, Edouard Tournai, Jacques Evere, Herman Koksijde, Leo Leuven, Karel Koningslo… J’en oublie ! Mais chacun développa, chaque mois, une courte fiction sur l’état du monde et au beau milieu de ce dernier, sur l’état du royaume.

Je propose au souverain de venir en personne, à la frontière Nord-Est du pays, là où, à moitié ensablée, la statue de son arrière-grand-père regarde depuis près de deux siècles la longue plage de sable. Je suggère à sa Majesté de ne pas se faire escorter d’une caravane de conseillers savants, mais de venir seul ou alors accompagné d’un de ses petits-enfants. Mon projet ? Lui raconter des histoires. Inventer. Imaginer. Sans PowerPoint, sans Twitter, sans Skype. Rien que des mots assemblés au fil de la rêverie et de la promenade. Je lui écris que nous nous arrêterons pour déjeuner dans un restaurant que je connais. Sait-il qu’à table on ne ment jamais ? C’est là qu’il pourra inviter d’autres raconteurs d’histoire. Ils n’auront pas besoin de traducteurs : ce qu’ils ne pourront faire comprendre, ils devront le reformuler, pas le traduire. Petit à petit, chacun comprendra l’autre. On rira. On s’esclaffera. On goûtera les plats oubliés du Nord, du Sud et du Centre. Des souvenirs de temps heureux remonteront à la surface de la mémoire. Comme des enfants qui s’inventent des mondes, on commencera chaque nouvelle histoire par « Et si… ». Vous vous souvenez, Majesté, quand vous étiez enfant ? Vous aimiez ce jeu. « Et si j’étais une libellule », « Et si je pouvais voyager dans le temps »… Vous avez convoqué des « démineurs », des « négociateurs », des « préformateurs », des « informateurs »…

Le roi arriva vers onze heures. Un soleil grippé s’enroulait d’écharpes de nuages. Apercevant ma silhouette au pied du Monument, il klaxonna et fit des appels de phare. On eût dit qu’il venait de retrouver un vieux camarade d’école buissonnière. D’une certaine manière, c’est ce que nous étions devenus, lui dans son Palais, moi dans mes dunes du Nord. Il rangea la voiture, une Skoda bien peu protocolaire, et se précipita vers moi. Nous nous serrâmes dans une accolade prolongée. Peut-être sa Majesté voulut-elle ainsi me manifester l’absence de barrières entre nous ? Peut-être fut-elle simplement ravie d’avoir échappé, fût-ce quelques heures, à l’ennui qu’avait fini par engendrer chez lui aussi, la crise.

Nous nous installâmes au Royal. Cela ne s’invente pas. Ce fut le premier restaurant auquel nous nous arrêtâmes attirés par le menu, ignorants de l’enseigne, que nous découvrîmes en lisant la carte des bières.

Le roi évoqua la stérilité des consultations. Il les répétait, d’échec en échec, pour maintenir le navire à flot et surtout pour préserver le modèle que le pays continuait d’incarner aux yeux du monde. Depuis les années 2010, l’aspiration à la démocratie avait provoqué des révolutions dont on ne pouvait ternir l’exemple que donnait le royaume : un pays qui jonglait avec les différences et les multiples, où foisonnaient les langues, les convictions et les confessions sans qu’aucun extrémisme ait jamais trouvé la faille dans laquelle introduire son poison. La communauté internationale avait supplié le souverain de rester en poste et de traverser toutes les tempêtes. Mais le vieux roi avait épuisé tout le corps social, politique, diplomatique, économique… Il ne restait plus personne à consulter !

— Vous savez, Dimitri… je passe mon temps à lire. J’ai avalé des bibliothèques entières. J’ai écarté tout ce qui n’était pas romanesque… Les nuits, je ne dors plus. Pour tuer le temps, il m’arrive d’arpenter les couloirs déserts du Palais, de gravir les escaliers dérobés, d’ouvrir des armoires et des placards embaumés de naphtaline. Dans un grenier du Palais, là où on archive les envois de services de presse, j’ai découvert des rayonnages entiers dans lesquels s’alignaient les numéros de votre revue. J’ai lu l’éditorial du premier numéro. Celui où vous décriviez votre perception de l’Histoire. J’ai commencé à lire les nouvelles de Morrel, d’Evere, de Tournai… tous ces écrivains qu’aucun de mes souvenirs n’évoquait et qu’aucun de mes conseillers ne connaissait ! J’y ai lu leurs histoires abracadabrantes au premier abord, mais si pertinentes dans leur fantaisie. Je me souviens de cet interprète indélicat qui trahissait les propos belliqueux des politiques et en faisait des serments réciproques d’amitié ! Je me souviens de ces matchs de Sumo auxquels se livraient les chefs d’État pour en découdre sur un ring, plutôt que de massacrer des armées sur des champs de bataille ! Je me souviens aussi d’un récit où un de vos auteurs, Morrel je crois, se moqua gentiment de mon apparition à la finale de Roland-Garros…

Je souriais d’entendre, ainsi bonhomme, le roi se gausser de lui-même en avalant de belles bouchées de croquettes de crevettes, en se réjouissant déjà de la sole grillée qui allait suivre et en avalant la Rodenbach qu’il avait voulue sucrée de grenadine.

— J’ai tout essayé Dostkine, tout. J’allais renoncer et abdiquer. C’est à cette résolution-là que je me résignais lorsque j’ai commencé à lire vos éditoriaux et tous ces récits que vous rassembliez dans la revue…

Je commençai à redouter que le roi ne veuille convoquer tous mes hétéronymes pour constituer un nouveau cabinet de crise. Je devrais alors lui avouer que j’étais depuis bien longtemps le seul à écrire l’ensemble de la revue !

— Dimitri… je vous invite à réunir la rédaction de votre revue et de la constituer en comité ou conseil des sages. Vous vous réunirez au Palais. Je mettrai tous mes services à disposition…

— Majesté… je vous propose une nouvelle approche de ce comité. Je le réunirai à ma guise, ici dans le Nord, ou dans d’autres lieux. Chaque mois je vous enverrai un nouvel exemplaire de la revue. Vous y trouverez des propositions imaginées par cet aréopage de rêveurs que constitue la rédaction de la revue.

— Mais il faudra bien que je l’annonce, ce nouveau comité. Que le monde sache que les explorations se poursuivent, que de nouvelles pistes s’entrouvrent, que… nous continuons à travailler, à défendre nos valeurs, à préserver notre exemple…

— Majesté… tout est neuf dans cette approche. Évitons la langue de bois. Cessons de communiquer en temps réel. Chaque mois, un courrier postal déposera au Palais une nouvelle livraison de la revue. Vous y trouverez des histoires, des inventions issues de la fantaisie et non du calcul. Vous verrez… Je vous propose même un nom pour les acteurs de cette nouvelle approche.

Le roi avala une belle rasade de Rodenbach-grenadine. Le garçon servit les soles.

— Tope là, lança sa Majesté !

Le Roi réunit son Conseil et le gouvernement en affaires courantes et les autres éminences. Il leur annonça la formation d’un groupe de réflexion et de prospective.

— Chaque mois, il fera ses propositions qu’il faudra transmettre aux « Affaires courantes ». Soyez particulièrement attentifs aux courriers postaux en provenance de Saint-Idesbald. Nous appellerons les membres de ce groupe les « Et si deurs ».

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