Le message entravé

Philippe Jones,

ON A 80 ANS, ON RÈGNE DEPUIS 35 ANS, VOULONS LA LIBERTÉ !

Juan eut un recul. Avant de partir au boulot, il ouvrait toujours son portable. L’écran lui révèle ce message. Il en est effrayé. La tension était forte depuis trois ou quatre mois, mais ceci est inattendu. Il n’aimait pas le régime, mais il est fonctionnaire.

— Des nouvelles ? demande sa femme en s’appuyant légèrement sur son dos.

— Regarde, c’est inconcevable.

Laetitia s’appuie plus fort et il sent que son ventre s’arrondit. Ils avaient décidé d’avoir un enfant.

— Efface, tu cours un risque, dit-elle.

Il obtempère, reprend conscience : « Je dois m’en aller, sinon je serai en retard au ministère ».

Au bureau, il ouvre son ordinateur.

ON A 80 ANS, ON RÈGNE DEPUIS 35 ANS, VOULONS LA LIBERTÉ !

Le même message, comment est-ce possible ? Il regarde autour de lui, il est seul, il éteint l’appareil. Il se lève, sort du bureau, frappe à la porte voisine et entre. Son collègue redresse la tête.

— Bonjour, comment vas-tu ? lui demande-t-il.

— Bien, répond l’autre, et toi ?

— Rien de spécial ?

— Euh… non, est la réponse.

— Rien sur ton ordinateur ?

Il sait qu’il peut lui faire confiance ; ils se connaissent depuis toujours, ils sont d’ailleurs cousins.

— Euh… si, acquiesce-t-il, mais de peur je l’ai effacé. Ce fut un choc, une intrusion. On sait que c’est vrai, mais qui et comment peut-on communiquer de la sorte ?

En fin de journée, Juan rentre chez lui et retrouve sa femme inquiète. « Il ne t’est rien arrivé ? » est sa première question. « Non, non, calme-toi, le même message sur l’ordinateur du bureau et aussi sur celui d’Antonio. Il ne sait pas plus que moi ce qui se passe, ni d’où viennent ces informations virtuelles ». L’embrassant sur le front, il ajoute : « Pense à la vie qui t’habite, c’est là l’essentiel ».

Le lendemain, dernier jour de la semaine, il reprend son habitude et ouvre son portable.

LIBERTÉ, DEMAIN 8 heures 30 PORTE SUD

Il traverse une journée difficile, partagée entre le besoin de savoir et une anxiété difficile à analyser. Serait-ce une forme de publicité destinée, un samedi matin, à vous attirer au marché ou est-ce l’appel à une manifestation politique contre le régime en place ? La référence au « règne », dans le premier message, était explicite et n’avait rien de commercial. Bien qu’aujourd’hui, au prix où sont les choses, tout est possible pour gagner plus.

Il dit à Laetitia qu’il l’accompagnerait demain, il ne faut pas, dans son état, qu’elle porte de lourdes charges. Ils partent donc tous les deux à huit heures, beaucoup de monde déjà dans la rue. Marchant lentement, en une vingtaine de minutes, le bruit du marché devient audible et la foule se densifie.

Juan ouvre son portable, l’écran se noircit de lettres illisibles ; il éteint et rallume. Tout est noir. Au-dessus de lui, un bruit le domine. Il voit un hélicoptère qui tourne dans le ciel, à une faible altitude, et semble projeter des étincelles. Sont-ce des reflets de soleil sur les pales de l’hélice ou un système de brouillage qui rend les messages opaques ?

À ses côtés, sa femme semble soudain marcher avec difficultés.

— Tu vas bien ? lui demande-t-il.

— Je me sens un peu fatiguée, lui dit-elle, le bébé bouge.

— Arrête-toi quelques instants.

Il la soutient.

— Il ne bouge pas, il gigote.

Elle veut sourire, mais on la sent crispée.

— Rentrons, décide Juan.

Ils repartent en sens inverse et il la porte quasiment dans ses bras. Chez eux, il la couche et se rend compte qu’elle a perdu les eaux.

L’ambulance ne se fait pas attendre et on l’emporte en civière vers l’hôpital. Juan lui tient la main et ne cesse de répéter « Ça va, ça va ? », elle lui sourit. Ils pensent tous deux à l’enfant qui doit naître, Laetitia a toujours refusé d’en connaître le sexe. Elle est persuadée que ce sera un garçon.

L’infirmière qui les reçoit passe la main sous la jupe de Laetitia. « Cela se présente bien », et, se retournant vers les brancardiers : « Prévenez le docteur et conduisez la patiente à la salle d’op ». À Juan : « Asseyez-vous et attendez. Cela ira vite, je crois, bien que ce soit le premier. »

Juan obéit, ses idées se mêlent, l’enfant, les messages, l’hélicoptère, sa femme, tout cela tourne dans sa tête… L’enfant, serait-ce, comme elle le veut, un garçon ? Aujourd’hui, c’est un message d’avenir, autre chose que du virtuel. Du vrai, du charnel, de l’humain ! Il ne sait trop l’heure qu’il est, depuis quand il attend, mais bien ce qu’il attend.

La porte s’ouvre devant lui, une infirmière tient dans les bras une masse rougeâtre : « C’est un garçon bien constitué », annonce-t-elle. Juan se lève d’un bond. « Ne le touchez pas encore, mais vous pouvez féliciter la mère. On dirait qu’elle a fait cela toute sa vie ! »

Le médecin s’adresse au père : « Reposez-vous quelques heures, on vous donnera toutes les instructions pour les soins de l’enfant, mais prenez une ambulance pour rentrer chez vous, il y a beaucoup d’agitation dans la ville. C’est un beau jour, félicitations pour cette naissance. »

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