Le jour baisse. La fenêtre laisse entrer une lumière parcimonieuse, qui baigne la pièce d’une clarté grise, incertaine. Un bureau, un ordinateur, un divan à deux places et une table basse encombrée de journaux occupent les lieux. Peu à peu, la nuit s’y insinue et estompe les formes. Seule la fluorescence bleutée d’un écran troue encore la pénombre. Elle éclaire faiblement le dossier du siège derrière la table et quelques objets, stylo, bloc-notes, câbles, cendrier, éparpillés dessus. De temps en temps, avec régularité, le fond bleu de l’écran en veille laisse paraître, en fondu enchaîné, la photographie d’une femme, les cheveux coupés court, prise de biais. Elle apparaît de la tête à la taille, le visage à moitié tourné vers le spectateur, à qui elle adresse un sourire qui semble vouloir dire : « Je te tiens… » Des boucles d’oreilles brillantes se détachent sur les bords de son tee-shirt noir moulant.

« Salut poupée. » Garrett est entré dans la pièce sans allumer. Il a déposé ses clés sur la table et jeté sa veste sur le canapé, avec les gestes automatiques, comme fanés, de celui qui retrouve un endroit familier. Puis, il s’est laissé tomber sur le siège, devant l’ordinateur. D’une chiquenaude, il déplace la souris. L’écran se rallume. Il se connecte et met quelques pages en téléchargement. Le temps que la machine fasse son travail, il s’étire, tire un paquet de tabac de sa poche et se roule une cigarette. Cherche un briquet. Se lève et va se servir un whisky, trouve du feu, allume sa clope. Se rassoit. « Vous avez quarante-deux messages. » « Lilli-bee a écrit sur votre mur. Tu rappliques ce soir, mon poulet ? » ; « Suzanne aime le nouveau look de Dirty Red ! » Des photos, moches pour la plupart, et quelques commentaires sans intérêt. La routine. « Lazer sixty-two » est en ligne. Bien sûr. Toujours au poste, celui-là. Cet imbécile a relancé récemment la polémique avec un tonitruant : « Faut-il oui ou non les porter longues ? »

Garrett jure et avale une gorgée. Ce type l’agace prodigieusement. Si ce n’était que sa popularité, passe. Mais il a l’art de choisir son moment pour créer du buzz. La dernière fois, il a failli court-circuiter le lancement de sa nouvelle campagne, Garrett a dû relancer ses troupes et mettre du renfort sur les réseaux parallèles, sinon c’était foutu.

Il vide son whisky et parcourt vite fait le reste de la page. Il s’attarde sur les images d’un groupe d’adolescentes en cyber-vadrouille, dont il s’est fait « l’ami » en traînant sur le profil d’une de ses centaines de contacts. Il repose son verre, écrase son mégot par terre, sous sa lourde semelle cloutée. Pas mal, celle-là. Il clique sur la photo, sûr de trouver son pseudo. « Emma. » OK, je lui propose une connexion, rien à perdre. La demande partie, il minimise la fenêtre. La page reste accessible, dans un coin de l’écran. S’il y a du nouveau, il verra immédiatement s’afficher une alerte.

Dehors, le trafic bat son plein. Le double vitrage laisse passer l’éclat assourdi de klaxons et de moteurs, la rumeur en demi-tons de la ville. À l’intérieur de la pièce, toujours plongée dans le noir, règne une odeur de renfermé, où la fumée du tabac trace son sillage aléatoire. L’écran jette un halo blanc sur le visage de Garrett, où ressortent son nez busqué, ses lèvres charnues et les rides qui lui barrent le front. Les contours de sa puissante stature se perdent dans l’ombre. Il ouvre son compte Thriller et lit en diagonale. Ses doigts pianotent distraitement sur le clavier, en se contentant d’effleurer les touches. Il tape quatre lettres, s’arrête, revient sur ses pas, en écrit trois autres, puis les efface. Il recommence, avance un mot entier, puis un second, entame le troisième. Suspend le mouvement. Efface à nouveau. Aucune phrase ne vient se former dans le rectangle blanc. Il est en manque d’idées. Machinalement, il se roule une autre cigarette, l’allume et tire la première taffe, le dos calé sur le dossier. Les échanges qu’il a eus la veille avec Lucy lui reviennent. Elle a peut-être raison. Il est probablement temps de penser à retirer son épingle du jeu. « Ça sent le roussi, capitaine, il faut lever l’ancre. » En fait, les termes qu’elle avait employés étaient différents, même si ça voulait finalement dire la même chose : « Tu as assez d’amis et de fric comme ça, Garrett, arrête-toi tant qu’il est encore temps. » Elle semblait nerveuse. Les phrases qu’elle envoyait apparaissaient à toute vitesse sur l’écran, comme des insectes lancés dans une course désespérée. Il avait répondu avec ces mots estropiés, les abréviations habituelles qu’ils utilisaient ensemble. Il lui avait envoyé deux ou trois cochonneries, ponctuées de symboles et de signes d’exclamation, pour donner un tour plus détendu à la « conversation », mais le clavardage s’était resserré quand elle avait abordé la question des avatars ; « Il est temps de se refaire, c’est devenu trop risqué, y en a qui doivent se douter de quelque chose, tu sais. » Elle insistait sur le fait que les recoupements n’étaient pas si difficiles à réaliser, que les fans de « Capitaine Zed » finiraient par se rendre compte qu’il était aussi « Mister C. », « Pingouin X », « Thomas Sick » et tous les autres, et que ça finirait par tomber sous les yeux ou dans les oreilles d’un de ses « employeurs ». « Y a un type aux U.S. qui avait une centaine de pseudos, il s’est fait un fric fou avec le même genre de bidouilles que toi. Quand ses contacts ont découvert le truc, ils l’ont lynché. » Ce dernier mot, elle l’avait mis en gras.

Garrett souffle. Une volute de fumée embrume un moment son visage faiblement éclairé. Il se lève et va se resservir un verre. Il sait bien qu’il joue un jeu dangereux. Les votes ont continué à tomber, sur son profil. Il ne risque pas de perdre la main de sitôt. Et en sous-main, les offres des publicistes n’ont pas cessé de pleuvoir. Jusqu’ici, il a réussi à garder un maximum d’« amis » en éveil, c’est-à-dire en navigateurs assidus. Les visites des pages qu’il alimente se sont stabilisées, mais il reste bien au-dessus de la moyenne. Et il sait qu’il a encore beaucoup de niches à activer. Il a fallu évincer quelques routards en cours de route qui lui reprochaient, à juste titre, son manque de clarté. Il faut brouiller les cartes, c’est comme ça qu’on gagne, Garrett en est convaincu. Quand on brigue les meilleures places, on ne peut pas perdre trop de temps dans les détails. Allez expliquer ça aux gens qui font de la gonflette aux idées respectables, qui se shootent aux principes et aux bonnes intentions. Garrett s’en contrefout, de toute façon. Le propre du net (le propre du net — qui dit mieux ?) est de pouvoir y naviguer à couvert, en louvoyant pour éviter les imbéciles. Avant, dans la vraie vie, il avait l’habitude de les écarter d’un vigoureux revers, les gens de cette espèce. Son allure de bûcheron avait de toute façon souvent vite fait de décourager les importuns.

Lorsqu’il revient s’asseoir devant son bureau, la jeune femme a refait son apparition évanescente sur le fond bleu. Ses boucles d’oreilles scintillantes lui arrivent un peu en dessous des épaules. L’image disparaît à nouveau. Saisi d’une brusque impulsion, Garrett dirige le curseur, sur l’écran réactivé, vers l’icône de sa messagerie personnelle. Double-clic. Il compose son login et le mot de passe, ouvre un nouveau message et tape une adresse dans l’espace ad hoc. La photo du destinataire apparaît : la femme aux cheveux courts, d’où dépassent deux lobes roses et de longues boucles d’oreilles, un sourire d’allumeuse fiché au milieu du visage. Il rédige le message : « D’accord, Cynthia. Je te révèle mon nom et mes coordonnées, et tu me donnes accès à ton dossier spécial. » Après, il agrandit sur toute la largeur de l’écran une photo de ladite Cynthia où un de ses seins nu est visible, le mamelon durci au milieu de l’aréole foncée. Il ouvre sa braguette et fourrage dans son pantalon ; bientôt, en échange de sa véritable identité, il aura accès à toutes les photos de la fille. Je m’en fous. Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, après tout, de lui donner son nom ? Celui-là ou un autre, un de ceux qu’il porte sur le net, quelle différence ? Ses « amis » navigateurs et lecteurs (« é-lecteurs », dirait Paul Vanzee, son contact au ministère, avec sa petite toux apprêtée pour masquer son rire gras et son air de fausse modestie), ces centaines de fantômes, dont Garrett ne connaît que les visages numériques, se fichent pas mal, finalement, de savoir s’il s’appelle Zed, Thomas ou René. Ce qui leur importe, c’est de l’animation — des news, des images, du bruit —, bref : du divertissement ; ils veulent des stimulations sensorielles, de quoi exciter un peu leurs nerfs, secouer leurs neurones, réveiller leurs fibrilles jusqu’au plus intime.

Il referme sa braguette, inutile d’espérer, il faudra attendre d’avoir le reste des photos. Et, qui sait ? Peut-être même une « vraie » rencontre, plus tard ? Il ne pourrait plus dire à combien de temps remonte sa dernière éjaculation résultant d’un contact « en chair (et en os) ». Même avec Lucy, ils ont pris l’habitude de faire ça par l’intermédiaire de l’écran. Avec la webcam, c’est facile d’être en phase. Au début, il trouvait ça confortable : net, propre. On ne se touche pas. Mais depuis quelque temps, il s’est un peu fatigué, il a du mal à bander correctement. Putain, je vieillis ou quoi ? Il s’est mis à douter. Très légèrement, mais quand même. Ça a fait son chemin. Et puis l’autre jour, tout à coup, cette fille. « Cynthia ». Il n’avait plus ressenti ça depuis longtemps. C’est elle qui a pris contact avec lui. Une approche plutôt banale, via son profil principal, celui qu’il utilise pour remplir ses contrats avec le parti. Il venait d’en signer un nouveau et s’attelait à la tâche, et puis paf — cette nana. Ça a du bon, ce boulot.

Cette fois, il s’est engagé à faire passer un minimum de vingt-cinq messages par semaine, connotés avec subtilité, et à créer régulièrement du buzz, de manière détournée, autour des personnalités les plus en vue de la formation. Même s’il sait que cette activité, plutôt bien rémunérée, n’est pas encore admise publiquement, Garrett la considère réellement comme un métier à part entière. Il complète grassement la mise en travaillant parallèlement pour des publicistes — en fait, ses commanditaires sont très souvent de la même faction, les frontières entre la propagande politique et la recherche de profit n’étant pas vraiment étanches. Il est chargé de distiller des labels et d’attirer discrètement, mais massivement, l’attention sur de nouveaux produits. En restant à couvert, bien entendu. Et bien sûr, aussi, avec les stratégies qu’il utilise, les navigateurs sont invités à s’exprimer, à participer à des forums ouverts, à faire des propositions. Toute l’apparence d’une discussion égalitaire et constructive est maintenue. Ce que ses « amis » ignorent, c’est qu’ils sont la cible d’un matraquage politique et commercial bien dosé et tout à fait subliminal, et qu’ils sont en somme habilement manipulés par ceux qui tiennent les cordes, cachés derrière le profil inoffensif de leur marionnette. Garrett s’en régale. Il a finement tiré parti des failles du système ; il joue sur un maximum de tableaux à la fois et multiplie ses entrées, en n’hésitant pas à manger à tous les râteliers — « le manipulateur manipulé », avait un jour résumé Lucy, qui est de la combine et lui sert parfois de visage, pour certaines prises de contact.

L’heure tourne. Dans le salon sombre, la lueur rouge d’un néon clignotant se reflète par intermittence sur la paroi opposée à la fenêtre. Il fait chaud. Garrett a retiré sa chemise où des taches de sueur se sont agrandies. Le singlet blanc qu’il porte forme une tache plus claire dans l’ombre. Avec le point rouge des cigarettes qu’il fume, les unes après les autres, et le halo lumineux de l’écran reflété sur son corps, ce sont les seuls mouvements décelables dans la pièce. Le ronronnement de la machine et le cliquetis du clavier composent la trame sonore.

Au moment où il pousse sur send, après avoir relu son message à « Cynthia », l’attention de Garrett est attirée hors de l’écran, par une altération soudaine de la luminosité dans la pièce. Il ne comprend pas tout de suite à quoi est dû le changement. Puis, soudain, il réalise : sur la paroi opposée à la fenêtre, d’autres marques lumineuses sont apparues, sous le reflet du néon. Ce sont des lettres. Il se lève, fait quelques pas qui lui laissent le temps de découvrir qu’une phrase est lisible. « On te tient, capitaine. » Il trébuche dans le tapis et renverse son verre. « Merde ! » Il tire en partie les rideaux et, en se dissimulant, scrute l’immeuble d’en face. Aucune lumière. Ils doivent forcément projeter ça depuis un des bureaux. Mais qui ? L’immeuble sert de siège à plusieurs groupes, dans les assurances et l’agroalimentaire. Pas de contacts dans ces domaines-là, ou alors très indirectement. Garrett passe en revue les rares personnes qu’il continue à voir dans son entourage, susceptibles de monter un tel traquenard. Je ne vois pas. Entre-temps, sur le mur, une nouvelle phrase est apparue : « Inutile de chercher. Nous sommes des “amis”. » Garrett revient derrière son bureau. Sur l’écran de son ordinateur, une alerte clignote, il clique dessus. Le message qu’il découvre lui signale qu’il a été tagué. Entre-temps, l’atmosphère lumineuse, autour de lui, s’est encore modifiée. Sur la paroi, est apparue une photo de lui, clairement reconnaissable, l’air un peu éméché, dans un des bars qu’il fréquente la nuit. S’ils croient me faire peur… Garrett enfile sa veste, glisse son tabac et ses clés dans sa poche et quitte la pièce. La porte de l’appartement claque.

Le lendemain, à l’aube, un rai de soleil se faufile pendant quelques instants entre les rideaux entrouverts, le temps de laisser apparaître d’innombrables particules en mouvement. Aucune dynamique précise n’est identifiable, les éléments se meuvent dans un espace indéfini, se croisent, disparaissent avec la même stupéfiante contingence. Garrett dort bouche ouverte sur le divan, sa veste comme couverture, sa joue mal rasée écrasée sur l’accoudoir. Il s’est écroulé là à son retour, juste avant que le passage fugace du soleil sur le carré de ciel visible, entre les deux immeubles d’en face, laisse passer quelques rayons orange dans la pièce. Avant de tomber de tout son long dans le fauteuil, il a pris le temps d’envoyer quelques phrases sur Thriller et il a téléchargé ses nouveaux messages. Un d’eux lui a semblé bizarre, il l’a relu deux fois, sans toutefois en saisir pleinement le sens, avant de mettre ça sur le compte de la fatigue et de l’alcool : « Inutile de se cacher lorsqu’on est cerné de toute part. C’est toujours la majorité qui l’emporte. » À ce moment-là, il n’a pas fait le lien avec l’incident de la nuit.

À son réveil, quelques heures plus tard, il y est ramené de force. Il a beau secouer son crâne douloureux, cligner ses paupières gonflées, rien n’y fait. Se détachant encore faiblement sur la paroi au-dessus de sa tête, devant ses yeux embrumés, des lettres se succèdent et les phrases défilent. La première qu’il parvient à déchiffrer le lui rappelle : il est vu de tous, se cacher ne sert à rien. Signé : « des “amis” qui te veulent du bien ». Garrett sent un film moite lui couvrir les paumes et les aisselles. Il s’allume une cigarette et tire nerveusement dessus.

Sur son écran réactivé, une autre alerte s’est allumée. Il découvre qu’il a soixante-huit, non quatre-vingt-cinq, cent treize, trois cent quarante-deux nouveaux messages — le nombre ne cesse d’augmenter de manière exponentielle, le débit de la connexion ne suit pas, la ligne est au bord de la saturation. À sept cent cinquante-quatre messages sur son « mur », pris d’une soudaine sensation de suffocation, Garrett lève le nez, prend une inspiration, immédiatement coupée net : sur la paroi, devant lui, une phrase se détache, plus claire encore que les autres, chaque mot découpé, plus net que les milliers d’autres mots qui ont défilé sans qu’il y attache d’importance, plus réel tout à coup que les innombrables autres qu’il a lus, ingurgités et recrachés, plus inconcevable et pourtant plus indéniable, le message de toutes lettres sur le mur blanc déclame « Garrett, la sentence est tombée, à une majorité absolue : c’est la mise à mort. » Et ces derniers termes apparaissent en gras.

Sur le bureau, l’écran est devenu totalement blanc. De fines particules flottent en désordre dans le halo lumineux qu’il projette.

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