Savannah (Géorgie), dimanche 11 juin 1995

Mon Jacques,

(j’aime bien, malgré moi, ce possessif un peu outrecuidant…),

 

Lorsque je viens voir ma fille en Amérique (où elle doit avoir déménagé au moins 15 fois depuis 15 ans…), c’est toujours pour me retrouver aussi, me rassembler autour de l’essentiel de ma vie, guérir de l’éparpillement.

Ce matin, sur une place de Tybee Island, je me suis souvenu que tu allais avoir cinquante ans. Cela m’a étonné : je te sens à la fois tellement plus jeune – et plus mûr – que moi !

Mes cinquante-cinq années de vie, je persiste à les coltiner de par le monde avec tant de pendable juvénilité que je me demande parfois quand et où s’arrêtera cette grave allégresse de vivre qui est notre secret : le nôtre, et celui de nos rares vrais amis. Alors, ton demi-siècle d’alacrité m’impressionne, lui aussi.

Nous nous sommes rencontrés, Jacques, il y a très précisément trente ans. Si l’information risque de me vieillir un tantinet, elle te rajeunirait presque, pour autant que de besoin ! Cela se passait sous le toit d’un éminent et adorable professeur de lettres. Tu souriais (déjà). Tu avais vingt ans et, ce midi, sur une plage d’Amérique, je pense : « Je ne laisserai jamais personne dire que ce n’est pas le plus bel âge de la vie… »

Tu me déclaras, ce soir-là, que tu avais lu « un de mes textes » dans la revue Synthèses, que dirigeait Maurice Lambiliotte – et dont un écrivain et éditeur promis à un bel avenir, Hubert Nyssen assurait alors le secrétariat. Or, je n’avais, à ce jour, publié que cela. Opus 1 ! Et il ne t’avait pas échappé. Tu étais déjà à mes côtés. Indéfectiblement fidèle. J’ai parfois pensé, depuis lors, qu’une des seules chances, un des rares privilèges des écrivains, si on compare leur sort à celui des autres hommes, c’est qu’on peut devenir l’ami de leurs livres avant même de les connaître. Que de temps gagné ! Que de malentendus évités ! Et puis cela laisse des traces : on peut vérifier…

Trente ans se sont donc écoulés depuis lors. C’est beaucoup. Ce n’est pas peu ! Mais ce fut court.

Les esprits forts, qui n’ont pas lu Dumas, ignorent que Vingt ans après est un livre magnifique et fort sur la destruction par le Temps (merci Proust, merci Scott Fitzgerald and so on…). Vingt années ont suffi pour corroder l’amitié de quatre jeunes gens pleins de vie, énergiques et joyeux. Il peut donc arriver à un auteur de sagas hyper-romanesques et best-sellerisables, de commettre un livre crépusculaire et funèbre qui, à son insu sans doute, le rangera malgré lui au rang des grands classiques.

Trente ans après, Jacques, notre amitié à nous, pourtant, ne s’est pas pliée à cette morbide logique. Ce poncif mélancolique nous a donc été épargné. C’est qu’elle a su couvrir tous les risques : « trente ans après », nous en sommes encore, nous en sommes toujours à renouveler la forme et la teneur de notre dialogue. Qui sait où nous serons demain ? Notre secret, c’est ce qui ne nous est pas encore arrivé.

Trente ans, donc, de « cohabitation »… Et pourtant guère d’anecdotes. Plutôt : quelques épreuves, bien sûr, vécues ensemble. Mais surtout : des sons et des couleurs. Le tissu d’une mélodie commune. La belle rumeur du temps retrouvé. Une famille nombreuse de souvenirs parfois confus, parfois miroitants, une cohorte de complicités, une caravane de réminiscences, une chambre retentissante d’échos divers… La chair, l’insolite saveur du sentiment partagé.

Je t’écris donc, ce dimanche de printemps, par 45° Celsius à l’ombre, de Savannah (Géorgie). Je parle avec ma fille, et soudain je me souviens un peu de la tienne, au nom magnifiquement tchékhovien. Je me rappelle aussi que, durant ta convalescence c’est Irina qui m’apporta l’un ou l’autre message de toi…

Nous n’irons peut-être pas à Moscou, mon Jacques, mais Irina, Dominique, toi et moi, à Savannah comme à Bruxelles, nous restons sans doute ressortissants de cette patrie que l’on ne localise sur aucune carte, car on ne pourrait l’épingler qu’à la place du cœur.

 

Ton Pierre (always)

Partager