La neige tombait sur Jérusalem, ce qui se produit toujours les années tristes. Mes bureaux étaient à Tel Aviv mais j’avais insisté pour habiter dans la capitale israélienne (un terme que je devais bannir de mon vocabulaire selon les directives de mon ministère qui tenait à ménager ses intérêts dans les pays arabes). Il faisait trop humide pour s’attarder dans les cafés. Fraîchement débarqué, je ne connaissais personne. Cela ne me pesait pas encore même si je ne me faisais guère d’illusion, un attaché culturel belge n’est pas le diplomate le plus courtisé. Grelottant, j’avais décidé de regagner mon minuscule appartement quand la publicité bariolée d’un cinéma attira mon attention. Une femme au visage angélique entourée d’étoiles sur un fond bleu. Greta Garbo ou Kim Basinger ? Peut-être même Miriam Makeba ! Le dessinateur devait être à sa première enseigne ! Le titre était en caractères hébreux. Les photos ne me rappelaient rien. Mais j’avais soudain une telle envie de cinéma qu’il n’y avait pas de film dont je n’aurais pu jouir, fût-ce le temps d’une séquence, dans l’état d’esprit où je me trouvais.

Le film avait déjà commencé quand je pénétrai dans la salle. Les acteurs parlaient en hébreu (ou alors ils étaient doublés). Leurs voix résonnaient d’une façon lugubre. On avait l’impression de regarder l’écran du fond d’une grotte. Peut-être à cause du froid ou parce que la copie était très abîmée. Je tâtonnai dans l’obscurité jusqu’à un fauteuil libre. Après quelques minutes une petite flamme apparut sur l’écran. Cela ne réchauffa pas l’atmosphère mais quelques lampes blafardes éclairèrent parcimonieusement la salle. Elle était complètement vide sauf une jeune dame assise juste à côté de moi et que je n’avais pas remarquée dans le noir. Une bien jolie apparition. Sur cette terre de miracles, le destin n’avait pas mal choisi ma place ! Je fixai aussitôt l’écran vide. Dans ce pays, il faut apprendre à « avoir le coup d’œil » m’avait recommandé l’ambassadeur en m’accueillant. Ne jamais s’attarder… Elle pourrait croire que j’avais des intentions coquines. L’ambassadeur m’avait aussi précisé que les habitants de ce pays sont très susceptibles. Pour un oui ou pour un non, on se retrouve avec un couteau dans le ventre ! Comment me déplacer sans la vexer ? D’une façon comme de l’autre, j’étais bon pour le couteau… À ce moment, les lumières s’éteignirent et le film reprit son sombre cheminement. L’esprit encombré par ma voisine, je regardais distraitement l’écran quand apparut soudain l’Atomium en pleine construction ! Je poussai un cri de surprise ! « C’est Bruxelles ! » murmura ma voisine d’une voix douce.

— Bien sûr ! m’écriai-je comme si elle venait de me prendre en flagrant délit d’ignorance, moi l’attaché culturel de Belgique !

— Vous avez déjà visité Bruxelles ? me demanda ma voisine.

Je me tournai vers elle. Ses yeux brillaient dans le noir. Sous la lumière de l’écran, ses lèvres étaient rondes comme des perles. « C’est la terre promise ! » ajouta-t-elle en fixant intensément les immenses boules métalliques qui flottaient dans le ciel de mes supérieurs hiérarchiques…

— Croyez-vous ? Je résistai à la tentation d’étaler mes fonctions.

— Avec de la neige toute l’année, des chocolats plein les magasins et des crevettes qui sortent toutes seules de la mer, comment s’étonner que, sur une terre pareille, deux peuples vivent si harmonieusement ?

Que répondre qui ne fasse voler son rêve en éclats ? Je me sentis envahi d’un tel sentiment de désespoir que je quittai la salle brusquement pour marcher au hasard jusqu’à l’épuisement. La neige couvrait tous les bâtiments d’un même uniforme mou : mosquées, mur des lamentations, souks, tour de David, les pierres millénaires disparaissaient sous la masse fragile d’une neige légère. À bout de forces, je finis par m’arrêter. J’étais perdu. Je ne reconnaissais plus aucun des monuments qui me servaient habituellement de repère. Distraitement, je me mis à gratter la neige du mur contre lequel je reprenais ma respiration. Quelqu’un avait gravé une inscription sur la pierre. Peut-être les autorités qui administraient la ville à l’époque du mandat britannique. Quand elle fut entièrement dégagée, je réussis à lire : « London 2 km, Constantinople 1 km, Damas 7 km, Caire 0 km ». Miraculeusement, le nom des villes avait été préservé mais en effaçant une partie des chiffres, le temps avait si bien aboli toute distance qu’on se sentait soudain au cœur du monde.

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