(sans titre)

Vincent Engel,

Elle étendit les jambes sous la table et entreprit de narrer son histoire d’un ton sans doute trop enjoué, qu’elle infléchit progressivement jusqu’à le rendre plus adapté, non pas tant à l’histoire elle-même qu’à l’événement tragique qui en était la source lointaine.

— Ce criminel, donc, profitant des possibilités que concède le droit à chacun, même aux pires d’entre nous, se rendait chaque semaine au palais de justice pour y consulter son dossier, afin de parfaire sa défense. On sait dans quelles conditions rocambolesques il parvint à tromper – je ne dirai pas la « vigilance » de ses gardiens, puisque ces derniers firent preuve d’une invraisemblable négligence. Cela fit grand bruit à l’époque et, même si le fuyard fut repris trois heures plus tard, les ministres de la justice et de l’intérieur, qui n’étaient pas tombés un an plus tôt pour les faits autrement plus dramatiques qui avaient justifié l’arrestation du cavaleur, trébuchèrent, si j’ose dire, sur cette goutte de trop. On parla même d’une démission du gouvernement.

— Je pense me souvenir, interrompit Asmodée Edern, que le Premier ministre qui dirigeait cette équipe était un homme d’une habileté d’autant plus redoutable qu’on l’aurait pris pour un abruti complet.

— De fait, reprit Nancy Levine. Il fut, comme toujours, d’une adresse remarquable. Non seulement il offrit en sacrifice deux ministres dont tout le monde réclamait la tête depuis des mois, mais il renforça la cohésion des partenaires gouvernementaux. Mais le plus étonnant n’est pas là ; ce pays n’en était pas à sa première cornegidouillerie. Ce qu’on sait moins, et pour cause, c’est qu’un événement similaire se produisit durant la même semaine, information que seuls quelques journaux osèrent publier et que personne n’osa relever, tant elle portait la honte à un niveau dont on n’imaginait plus les conséquences qu elle devrait entraîner.

— On voit mal, interrompit John Casson, si je me souviens bien de ce que j’ai lu en son temps, ce qui pouvait advenir de plus grotesque, de plus hallucinant que cette cavale ridicule…

— Vous savez parfaitement, lui sourit la ravissante Francesca, qu’en fait de bêtise, l’homme est toujours prêt à se surpasser.

— Et je présume que lorsque vous dites « homme », vous excluez la femme, repartit Casson en offrant à son interlocutrice le plus britannique des sourires.

Nancy ignora l’aparté et poursuivit son récit, ainsi que l’en pressaient les autres convives.

— Cet assassin avait une femme, elle aussi impliquée dans cette affaire plus que sordide. Elle profitait, vous vous en doutez, du même régime et venait également consulter son dossier au palais de justice. C’est ainsi que, la même semaine – je ne me souviens plus si c’était avant ou après la promenade de son mari –, elle s’apprêtait à sortir du palais, escortée par deux gendarmes qui, par charité humaine sans doute, ne lui avaient pas passé les menottes. Je me suis souvent demandé si le syndrome de Stockholm, que l’on attribue aux otages, ne s’appliquait pas aussi, voire davantage, aux gardiens des prisonniers dans un système démocratique ; le métier doit être à ce point désolant que l’on doit, naturellement, finir par prendre en pitié ceux dont on a la garde. Loin des faits qui les ont menés en prison, ils redeviennent des êtres humains, plus ou moins sympathiques. Donc, nos deux gendarmes avaient laissé leur prisonnière libre de toute entrave.

— Vous n’allez quand même nous dire qu’elle a bondi dans l’escalier pour s’évader à son tour, à la barbe de tout un palais de justice !

— Non, non, rassurez-vous. Encore que je ne sais s’il y a de quoi se rassurer. Les choses se sont passées de la manière la plus banale, et j’y veux voir la preuve la plus tangible que ces criminels n’ont profité d’aucune autre protection que de celle qu’offre un système rouillé, sans imagination et routinier à l’excès. Essayez d’imaginer la scène : elle quitte la salle dans laquelle elle a consulté son dossier, sans menottes, marchant aux côtés de ses sbires. L’un d’entre eux appuie sur le bouton de l’ascenseur. Les portes s’ouvrent. Galants, ils laissent passer la prévenue qui va se placer contre la paroi du fond. À cet instant, un troisième gendarme, qui a une anecdote à narrer à ses collègues, les interpelle ; les deux hommes se retournent, reconnaissent celui qui les appelle et se dirigent vers lui, tout sourire, tandis que…

— Non, ce n’est pas possible !

— Si. Tandis que les portes de l’ascenseur se referment et que la cage entreprend sa descente vers le rez-de-chaussée et la sortie.

— On imagine le branle-bas de combat !

— Et s’est-elle échappée ? Poursuivez, chère Nancy…

— Arrivée au rez-de-chaussée, la lumière du jour jaillit dans la cabine sombre, faisant cligner les yeux de notre prisonnière peu entravée. Elle avance d’un pas, quitte l’espace clos qui ne l’enferma quelques secondes que pour mieux la libérer. Encore un pas. Elle s’arrête. La voix effrayée d’un huissier, qui se trouvait là par hasard, essaie de s’interposer en lui demandant ce qu’elle fait là… Il suffirait de bousculer le petit homme, de bondir dehors…

— C’est absolument incroyable…

— Elle tourne les yeux vers l’huissier, cligne des paupières comme si elle se réveillait. Puis, au bout d’un moment, elle finit par répondre : « J’attends mon escorte »…

Le rire de Tatiana fit sursauter tout le monde.

— Mon Dieu ! En Russie, il y aurait déjà eu trois morts sur le carreau ! « J’attends mon escorte » ! Elle aurait mieux fait d’être humoriste plutôt que criminelle…

— Ce qu’il y a de remarquable, reprit Asmodée Edern feignant de ne pas entendre la saillie de la grosse Russe, c’est qu’au-delà d’un certain stade, l’ignoble même peut devenir ridicule… Et prêter à rire. Car enfin…

Un long silence prit place dans la phrase inachevée d’Asmodée, durant lequel chacun s’appliqua à paraître songeur.

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