Le fauteuil Bert

Michel Lambert,

Émile regardait son fils Bert et il se demandait ce qui ne marchait pas dans la tête de son grand gars. Le jeune homme était vautré de tout son long dans un fauteuil, jambes croisées aux pieds. Cela durait depuis des heures maintenant, des jours, des semaines… Des mois… Chaque fois qu’Émile rentrait du travail, il le trouvait dans la même posture, comme si Bert et le fauteuil ne faisaient plus qu’un. Bonjour Bert, comment ça va, tu as passé une bonne journée ?, mais Bert ne bougeait pas d’un millimètre, les yeux sans vie de Bert continuaient à fixer Dieu sait quoi, et, sous l’éclairage du lampadaire, le visage imberbe de Bert ressemblait de plus en plus à un poing fermé.

Émile cherchait à se rappeler quand étaient apparus les premiers signes, mais il en arrivait toujours à la conclusion qu’ils avaient dû manquer de vigilance, sa femme et lui.

Éliane lisait. Dans le silence accablant, on percevait parfois le bruissement d’une page tournée. Il posa la main sur sa jupe.

— C’est quoi, ce bouquin ?

— Oh rien, un roman distrayant.

Eh bien, distrais-toi, pensa-t-il amèrement. Il retira sa main et fit craquer les jointures de ses pouces, puis il regarda de nouveau son fils. Bien qu’il sût que c’était peine perdue, il prononça d’un ton engageant :

— Si quelque chose ne va pas, Bert, dis-le. À quoi ça sert, de tout garder en soi ?

Le cœur d’Émile se réchauffa à l’idée qu’après tout il n’était pas un mauvais père. Il faisait ce qu’il pouvait. C’était un singulier réconfort, et même une sorte de bonheur, de se dire qu’on était là, fidèle au poste, et de s’entendre répéter pour la énième fois, avec chaleur :

— Tu sais, les choses sont toujours moins compliquées qu’on ne le croit. On fait une montagne d’un rien et après, on en rigole, on se demande comment on a pu se gâcher la vie pour de telles broutilles.

Émile se tut, honteux de la jubilation qu’il venait d’éprouver à si bien jouer son rôle.

D’un geste nerveux, il s’empara de la télécommande, alluma le poste, zappa, passa sur MTV, hé ! Bert, ce sont les Pink Floyd, il mit le son plus fort, en augmenta encore le volume dans l’espoir de susciter ne serait-ce qu’une protestation d’Éliane, mais non, rien. Il changea à nouveau de chaîne, la Une. Un flash spécial. La voix grave, le présentateur de service annonçait l’évasion de l’ennemi public numéro un, le tortionnaire d’enfants.

— Vous avez entendu ? Il s’est évadé !

Éliane contemplait pensivement le vide, tandis que Bert, la mâchoire toujours cadenassée, continuait d’opposer à la terre entière son expression d’indifférence et de refus. Émile soupira et appuya sur le bouton rouge de la télécommande. L’écran ne fut bientôt plus que ce qu’avait été son espoir, un instant plus tôt : une étoile filante.

Il y avait à côté du fauteuil de Bert – ou plutôt du fauteuil Bert, voilà comment il convenait de l’appeler désormais – une table basse où trônait un bibelot de famille, une boîte à musique du siècle dernier qui passait de génération en génération. On poussait sur un bouton de cuivre et une mélodie très douce et très triste, d’une grande pureté, s’élevait lentement dans la pièce. Gosse, Bert ne se lassait pas de l’écouter, si bien qu’à la longue il avait fini par détraquer le mécanisme. À présent, songea Émile avec horreur, c’est lui, mon fils, qui est détraqué. On ne pouvait plus rien en tirer, plus une note, plus un regard, rien.

Émile se sentit horriblement seul. Il eut envie de crier. D’un bond il quitta le canapé et se dirigea vers la fenêtre devant laquelle il demeura un long moment.

— Il pleut, dit-il en se retournant.

Éliane s’était replongée dans son livre.

Comment parvenait-elle à se concentrer, à s’intéresser à autre chose qu’au fauteuil Bert ? Lui, deux ou trois fois par nuit, il se réveillait en pensant à Bert, au petit matin le problème de Bert était toujours là, tel un éclat fiché à jamais dans son cerveau, et le soir, lorsque ses yeux se fermaient, sa dernière angoisse était pour Bert.

Est-ce que Bert le sentait ? Est-ce que Bert se rendait compte que son père n’était plus qu’un bloc de peur ? La peur fait peur, se dit Émile. Il lui sembla soudain que lui avait toujours échappé le sens des mots les plus élémentaires. La peur fait peur… Je lui fais peur, je le paralyse. Tout est de ma faute.

Le téléphone le tira de ses réflexions.

— J’y vais.

Le temps de se lever, de traverser la salle de séjour, d’ouvrir la porte, de la refermer derrière soi, et d’atteindre l’appareil, Émile se rappela l’époque où son fils avait encore des amis, une copine, et passait son temps l’oreille collée au combiné. Bert, c’est pour toi. Bert, tu racontes ta vie ou quoi ? Bert, quand donc vas-tu aller étudier ? C’était une période bénie, mais il ne

le savait pas, celle du téléphone Bert et des factures astronomiques. À présent, quand il décrochait, plus jamais il n’entendait une de ces voix qui toutes se ressemblaient parce que toutes étaient jeunes et joyeuses, comme l’avait été celle de son fils autrefois, quand il en avait encore une.

L’appareil se trouvait sur un petit meuble, en face du vestiaire. Perdu dans ses souvenirs, Émile laissa s’éteindre la sonnerie.

Puis, sans même s’en rendre compte, il ouvrit la porte d’entrée et tout aussi machinalement, il entra dans la nuit tombante.

Et s’éloigna sous la pluie.

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