Mobrandt et Remzart

Jacques De Decker,

L’un est passé comme une bourrasque, une saute de vent, d’une intensité folle, mais brève, qui s’identifie même, à nos yeux, à ce que la jeunesse peut avoir de gracieux et de brutal. L’autre, au contraire, nous entretient des outrages du temps sur les chairs, sur les paysages, sur les fastes. l’un n’est que souplesse, fluidité, agilité, et apparente joie. L’autre est rude, âpre, pénible souvent, et semble ployer sous les usures et les lassitudes l’existence. Ils sont si différents que leur rencontre, au hasard d’un calendrier commémoratif, si fortuite qu’elle soit, est de l’ordre du choc frontal, mais combien éclairant !

Ils sont allés au plus loin de ce que leur art permettait d’explorer, et en même temps se sont émancipés de leur contexte. Il y a d’ailleurs deux façons très opposées de les aborder, parmi d’innombrables autres. On peut les voir comme des produits de leur temps, ou comme d’extraordinaires transgresseurs de leur époque. Rembrandt est d’abord un Hollandais du siècle d’Or, lorsqu’une nation jeune encore, qui s’est libérée du joug d’une grande puissance, jouit pleinement des fruits de son courage et de son autonomie. Il en vit, de cette prospérité. S’il devient assez vite un peintre connu, reconnu, c’est qu’une communauté, autour de lui, a de quoi l’entretenir. D’autres artistes ont bénéficié comme lui de ce dynamisme, dont on brassait, à Amsterdam, les dividendes. Une bourgeoisie triomphante envoyait ses vaisseaux de par le monde, et accumulait ses trésors aux bords des canaux.

Sans forfanterie, cependant. Les richesses ne s’exhibent pas. Les banques veillent sur leur gestion, rassemblent les patrimoines familiaux, les transformes en capitaux communautaires, qui alimentent les maatschappijen portant les noms des routes qui sillonnent le globe. Globes que l’on voit dans les tableaux, sur lesquels on suit du doigt les itinéraires qui relient les comptoirs établis au-delà des mers. Le capitalisme naît là, dans ces ruelles pavées, derrière ces façades à pignons, dans ces pièces intimes éclairées par les fenêtre aux verres teintés.

La lumière est parcimonieuse dans ces espaces clos, protégés, où l’on se réfugie entre proches, entre membres de la même caste, où l’on se livre à d’autres explorations, comme sur les tables de dissection où l’homme scrute ce corps qui est son premier bien, et qui contient tant de mystères que l’on voudrait élucider, si tant est que l’œuvre du Tout-Puissant nous soit accessible.

Rembrandt nous dit tout cela. Il peint les villes et les campagnes, les rivières et les canaux, les hommes, les femmes, les enfants, et il peint ce dont parlent les livres sacrés, l’Ancien et le Nouveau Testament. Lorsqu’il aborde les évangiles, il est prodigieusement inspiré. Son ciseau grave des crucifixions qui semblent se dérouler sur une colline proche de son village natal. Un homme y est livré à la vindicte d’autres hommes. On croirait à une sécularisation de l’Éternel. Et puis non : quelque chose se passé là qui transcende le quotidien. une même force que le peintre interroge lorsqu’il brosse sa propre effigie. Oui, ses autoportraits sont impitoyables : l’âge y fait d’irréparables ravages. Mais sous les sourcils broussailleux un regard nous vrille qui a d’abord fasciné celui qui l’a reproduit, puisé au fond de lui-même. Et Claudel a raison de dire que l’art, chez Rembrandt très particulièrement, « existe pour être à l’âme un moyen d’expression ».

Mozart, apparemment, n’a rien de pareil à nous dire. il est né avec le génie en lui, qu’il n’a même pas dû conquérir. On hésite, à son propos, à parler d’œuvres de jeunesse, puisqu’il n’a connu que la jeunesse. C’est d’enfance qu’il faudrait parler, cette enfance retrouvée à volonté où Baudelaire voyait la clé du génie. Il est ce petit prodige qui fait l’enchantement des cours, et qui éprouvera tant de mal à s’accommoder de l’âge adulte, celui des heurts si douloureux avec le réel, le sexe, le pouvoir, la maladie, l’argent. Rembrandt les affrontés aussi, mais il ne se faisait guère d’illusions à leur propos. Comme on dit si clairement à Bruxelles, il « savait là-contre ».

Mozart, lui, était l’être le moins préparé qui soit. D’où cette infinie mélancolie qui s’impose de plus en plus au fil de l’œuvre et qui culmine bien sûr dans le Requiem. Dernier recours d’un esprit qui, à la différence de Rembrandt, n’était pas spontanément, viscéralement, très quotidiennement porté vers le religieux. Pour Mozart, le temple est un autre théâtre. D’ailleurs, le monde ne lui apparaît pas sur les grands planisphères, mais entre scène, cintres et pendrillons.

Ces deux esprits, dont les célébrations coïncident cette année, ne sont pas seulement séparés par leurs sociétés, leurs milieux, leurs arts et leurs époques. L’Amstellodamois est un pessimiste, le Salzbourgeois un optimiste. Le premier se découvre néanmoins de puissantes consolations qui n’ont rien de spectaculaire, qui sont de l’ordre de l’expérience intérieure. Le second va de déconvenues en déconvenues, parce que la vie n’est pas un perpétuel festival. Il est donc un point où ils se croisent : là où le peintre découvre qu’au fond des ténèbres il y a de la grâce, là où le musicien s’avise que toutes les grâces ne dissipent pas l’inquiétude. Et à ce carrefour-là, nous les retrouvons tous autant que nous sommes, parce que nous sommes traversés par les mêmes questions, tout éloignés d’eux que nous soyons. Et rongés par le regret de n’être plus leurs contemporains, même si eux, ou du moins ce qu’ils ont créé, sont chargés de cette force durable qui défie les atteintes des âges.

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