Ce matin du 21 juillet, je me suis levé de bonne heure. C’est une habitude que j’ai prise depuis l’âge dix-sept ans, depuis le jour où j’ai réalisé à quel point j’étais attaché à mon pays et à tout ce qu’il représente à mes yeux : la bravoure, le courage, l’union, la force, la liberté, la couronne. Ma femme et mes trois fils (mariés tous les trois) s’en moquent. Ils considèrent que mon patriotisme a quelque chose de romantique et que mes idées — et mes idéaux — sont rétrogrades.

Je suis tolérant. Je me dis que chacun fait comme il veut et pense comme il veut, même si j’éprouve beaucoup de difficultés à me mettre à la place de tous ces gens qui, en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles, n’arrêtent pas de proclamer la mort imminente du Royaume. Leur discours m’a toujours agacé. Cela fait un bon moment d’ailleurs que je me suis désintéressé des choses de la vie politique nationale. J’ignore quels sont les partis au pouvoir, je ne connais le nom d’aucun ministre. A fortiori, je serais incapable de dire qui est aux Finances, aux Affaires étrangères ou aux Classes moyennes. De toute manière, ça ne change rien : ces gens-là passent. Exactement comme passent dans les républiques occidentales les présidents élus au suffrage universel.

J’ai pris ma douche puis, sans réveiller ma femme, je me suis offert un copieux petit-déjeuner : jus d’orange pressée, œufs au bacon, biscottes, Vieux Bruges, confiture de coing, café au lait. Je me suis ensuite mis sur mon trente-et-un (« sur mon vingt-et-un », aurait dit Léopold, mon fils aîné qui adore les jeux de mots de potache et a horreur de mon civisme). Avant de sortir de la maison, j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre du living. Dehors, il faisait beau. Pour autant que je pouvais en juger, il ne risquait pas de pleuvoir aujourd’hui. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire : un 21 juillet sans la drache, c’est assez rare à Bruxelles.

Dès que je suis monté dans le métro, je me suis senti euphorique. À l’évidence, tous les autres voyageurs se rendaient comme moi au défilé militaire de la Fête nationale. Beaucoup d’entre eux portaient des drapeaux ou arboraient des écharpes, des cocardes et des badges tricolores. D’autres, des enfants, des jeunes et même des adultes, s’étaient peinturluré le front et les joues en noir, en jaune et en rouge. On parlait fort, on riait, on chantait, on était heureux. C’était grisant. C’était la preuve palpable que la fibre patriotique existait toujours chez mes concitoyens, que le sentiment d’appartenir à une nation unique, unie pour le meilleur et pour le pire, avait des fondements charnels, des racines très solides et très profondes. Pour un peu, j’en aurais pleuré de joie. Et versé d’autant plus de larmes qu’à chaque station où s’arrêtait le métro la foule grossissait et exprimait à tue-tête sa ferveur.

Nous sommes tous, comme un seul homme (mais est-ce que nous ne l’étions pas ?), descendus à Parc-Park, à quelques centaines de mètres à peine du Palais royal. Bien qu’il ne fût que neuf heures du matin, il y avait, dans le parc de Bruxelles et tout autour, un monde fou. Je n’avais jamais vu ça, même à l’époque où j’étais adolescent et où personne ne parlait encore de fédéralisme, de séparatisme, d’autonomie territoriale, de partition, de république flamande et de nation wallonne… Et il faisait bon, et il faisait doux, et le ciel au-dessus de la ville était d’un bleu translucide.

J’ai eu du mal à arriver jusqu’aux abords du Palais, à me placer, comme les années précédentes, dans l’axe de la tribune officielle. Lorsque j’y suis finalement parvenu, j’étais en sueur et tellement coincé au milieu de la foule compacte que j’ai dû bousculer des gens pour retirer mon mouchoir de la poche de mon pantalon et m’essuyer le visage. Déjà, mon impeccable costume du dimanche était tout chiffonné, à croire que je l’avais sur moi depuis des lustres.

Des avions-chasseurs ont grondé. De gigantesques panaches noirs, jaunes et rouges ont zébré le ciel. Des clameurs d’enthousiasme se sont élevées de partout. Mon cœur battait. La Belgique était vivante, bruyante et belle.

Et tout à coup, j’ai entendu que les limousines transportant les plus hautes autorités du pays venaient de quitter la place Royale et s’approchaient de nous. Je me suis dressé sur la pointe de mes chaussures. J’ai cherché à repérer les premières voitures du cortège, escortées par des motards en tenue d’apparat. Au bout d’une minute, j’ai distingué une Mercedes noire. Elle s’est immobilisée presque à ma hauteur. Tous les militaires se sont mis au garde-à-vous. Des roulements de tambour ont retenti.

J’ai retenu mon souffle.

Un officier bardé de médailles a ouvert la portière de la Mercedes.

J’ai écarquillé les yeux.

Avec la chaleur, la frénésie de l’assistance, les cris et les hourras, j’ai cru que j’étais sujet à une brusque et terrible hallucination. L’homme qui est sorti de la limousine noire et que chacun s’est mis à saluer et à acclamer frénétiquement n’était pas mon roi, le roi de tous les Belges. Il était assez grand, plutôt bien en chair. Il ne portait pas un uniforme militaire mais un costume civil bleu sombre. Quand il a levé les bras et a tourné la tête, je l’ai aussitôt reconnu. C’était Eddy Merckx.

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