« Sale Belge ! » Ça y était, c’était reparti, il savait que ça n’allait pas cesser, que toujours il serait un « sale quelque chose » et qu’il n’en finirait pas de déguster…
Il pénétrait dans la cour de récréation de l’école pour la première fois et l’apostrophe était claire, nette, bien lancée, sans un soupçon d’hésitation, toujours la même fermeté dans la façon de faire claquer le « sale »…
Les gamins jouaient à la guerre, c’est à ce jeu qu’ils étaient les plus doués. Les cris montaient, les corps s’affrontaient, des pleurs tombaient parfois au fond des gorges mais l’énergie était à son comble, la violence parfaite.
« Sale Belge ! »
Comme on dit « sale gosse ! »
« Sale Belge ! » L’insulte est lancée sans passion, avec la calme assurance que seuls les enfants peuvent avoir quand ils condamnent un des leurs, comme si ce n’était qu’une manie de gamin en crise, une façon d’étendard stupide — mais d’étendard quand même, ajoutait le surveillant planqué sous le préau.
« Sale Belge ! », et tout était dit, livré aux invectives de ses camarades (qui se feraient traiter, quelques centaines de mètres plus loin, au-delà de la frontière qui traversait les usines sidérurgiques de la région, de « sale Luxembourgeois » ou, mais c’était plus rare, de « sale Français » quand l’un ou l’autre franchirait les limites de la République où il n’y avait, heureusement, que des « sales Arabes » maintenant que les « sales Juifs » étaient réhabilités), il rentra la tête dans les épaules et traversa la cour en crachant par terre.
« Sale Belge ! »
Un dernier salut l’atteignit au milieu du dos et il sourit, sachant que l’humour sert à tout, même à s’en sortir. Il avait treize ans et croyait en l’humanité comme d’autres croient en Dieu, de loin, sans efforts, sans rien attendre ni demander, surpris de constater qu’un autre, interne comme lui et enfermé depuis six ans déjà dans cette bâtisse qui sentait le détergent industriel et le chou trop cuit, lui tendait parfois la main sans intention particulière si ce n’est de lier, momentanément, un pacte de non-agression.
Il avait gardé de sa première enfance le sentiment d’une exclusion qui avait été ponctuée de « sale Flamand » quand il quitta Bruxelles pour les vallées de Wallonie, de « sale Gaumais » quand il accompagna ses parents en Lorraine et de « sale Luxembourgeois » quand il habita Virton.
Il constatait qu’il était, même dans cette école puante du Grand-Duché, lui, « sale quelquechose » à tel point qu’il se demandait parfois si ce n’était pas un « sale tout » qu’il aurait fallu dire. Cette façon d’être partout accueilli de la même manière le rassurait, les injures rassemblaient, annulaient les frontières, confondaient les sentiments, faisaient figure de bienvenue tout comme si on lui avait lancé « Comment va ? »
« Sale » devenait le mot de passe de l’enfance, la marque de sa génération. Il ne savait pas encore que l’antienne allait continuer : à Liège, il deviendrait un « sale Ardennais » et, de retour trente ans plus tard à Bruxelles, on le regarderait avec une légère condescendance. Ce n’est que parvenu à l’âge adulte, au seuil de la vieillesse, qu’il considérerait ces insultes comme des Sésame.
Il finirait par rechercher cette position de déséquilibre, cette manière de ne pas être chez soi avec évidence pour échapper au sentiment de la tribu qui était probablement le sentiment qui l’épouvantait le plus.
La haine, la colère, l’insulte n’étaient rien face à ce sentiment du clan qui définissait si bien ce qu’il commençait à reconnaître de l’intérieur comme un pays idéal, sans autre ambition que d’exister, facile à définir en raison même de son apparente complexité.
Le sentiment du sol le disputait à la logique du sang, les familles se composaient de croisements d’immigrations de l’intérieur.
Les wallonies et les flandres se mariaient entre elles, et ce n’est que dans les vapeurs d’alcool que le mépris réciproque parvenait, à force de blagues plus stupides les unes que les autres, à s’épuiser au profit d’un sentiment d’appartenance à une même fatalité.
La vigueur des discours laissait entendre que « jamais on ne se laisserait bouffer par… » et chacun terminait la phrase avec cette belle conviction éthylique qui fait les grandes fêtes familiales.
La Belgique était la forme la plus parfaite de l’absurde, on ne l’aimait que rassemblés dans la terre grasse des cimetières, les yeux tombés au fond des fosses, étonnés de se retrouver entre Belges, presque entre étrangers.
Cette absurdité avait évidemment son charme, c’est-à-dire qu’elle évitait la tentation de la grâce, de la tragédie, ou, plus simplement, de l’avenir.
La Belgique avait eu le génie de générer ses propres clandestins, immigrés, nomades et transfuges. Elle avait bricolé une telle diversité que l’altérité en devenait dérisoire.
Elle était fascinée par sa disparition qui n’en finissait pas de s’organiser, elle louait sa capacité à résister à la tentation de l’éternité et vivait au jour le jour en s’insultant de l’intérieur.
Bref, elle avait trouvé la façon idéale de survivre en s’interdisant toute ivresse de grandeur.
Et les « sale… quelquechose » marquaient sereinement les limites de sa géographie intime.
Quoi qu’on fasse, on savait qu’un jour, ce serait le jour de l’infamie.
Mais au contraire des autres nations qui vivaient l’hystérie nationaliste comme une bonne raison de perdre leur temps et la raison, les chapelets d’insultes avaient un double sens, comme on dit d’une valise qu’elle recèle un double fond.
L’apparence du mépris signait en fait la reconnaissance de l’autre comme soi-même, comme un moins que rien, un « Persan » quotidien en quelque sorte, un Belge, enfin.
Mais c’était de la broutille, de la bricole, du fretin, il le savait, car le mépris le plus grave n’appartenait pas au vocabulaire mais au silence.
Et ce silence, il s’employait à le briser en souriant et en dressant un bras d’honneur aux gamins qui ânonnaient ce que parents et professeurs laissaient dire en se félicitant, in petto, de la vigueur verbale de leurs enfants.
C’était reconnu : un peuple qui sait insulter l’autre se donne le droit à rêver de puissance. Mais la puissance suppose des sacrifices que l’insulte suffit à combler, comme un potlach infini de la langue.
« Sale Belge ! »
Il commençait à s’habituer. Bientôt, il n’entendit plus que ce qu’on lui envoyait méchamment et finit par croire que c’était la forme la plus pudique que les hommes avaient choisie pour se dire la peur qu’ils éprouvaient les uns des autres.
Les années passèrent, il voyagea et constata que l’imagination des hommes est sans limites dans le théâtre du ridicule.
On l’interrogea alors sur son pays, la Belgique, qui apparaissait de loin en loin dans les colonnes des faits divers les plus sordides.
Au fil du temps, il se surprit à l’aimer et à regretter sa probable évaporation dans les mémoires car, et c’était ce qu’il le faisait le plus rire, tout ça lui avait finalement coûté la peau des fesses.