Dérèglement de comptes

Jacques De Decker,

De deux choses l’une (et beaucoup d’autres entre les deux) : ou le glas est en train d’être sonné de l’Ancien Monde – États-Unis compris, qui ont réussi à vieillir prématurément –, ou l’on est simplement dans un virage particulièrement dangereux, qu’il est nécessaire de négocier pour éviter le désastre.

Dans un cas, il vaut mieux se sauver au plus vite, et chercher des cieux plus cléments ; c’est d’ailleurs ce que beaucoup de jeunes s’empressent de faire, qui apprennent le chinois ou le japonais à marche forcée. Dans l’autre, il faut procéder à la révision critique et sévère de ce qui nous a menés où nous sommes, c’est-à-dire dans ce qui ne pourrait être qu’une crise.

Non que l’hypothèse de la crise soit consolante. Mais il se fait qu’elle suppose une solution, sans quoi elle ne serait que l’image rassurante et trompeuse d’une catastrophe. Optons pour la crise, donc, et voyons où il s’agit d’intervenir. C’est ce que tout un chacun s’emploie à faire, à son niveau, et avec les moyens dont il dispose. Cela va de la préférence accordée aux transports en commun pour cause d’économie de carburant aux gigantesques plans ourdis dans les cénacles institutionnels de tous ordres pour faire face à une situation sans précédent.

Car l’ampleur du problème est inédite, dès lors qu’elle est mondiale. Cette ampleur est sans remède, parce qu’on ne voit pas comment on pourrait revenir en arrière. Les capitaux et les informations circulent partout sans que les réglementations soient prévues pour les contenir dans les limites du raisonnable. C’est ce qu’Amin Maalouf, dans un livre qui n’a pas eu le retentissement qu’il mérite (sans cela l’auteur en aurait déjà été nobélisé), a appelé « Le dérèglement du monde » (Grasset). Et ce processus délétère a d’abord consisté en un dérèglement des comptes, avec toute la connotation vindicative que contient l’expression.

Si l’on devait chercher un événement ab quo, on pourrait évoquer la crise de Suez. Elle a plus de cinquante ans d’âge, elle était riche en avertissements, elle a été interprétée comme un prélude à la vague de décolonisations qui allait suivre. Elle était surtout une annonce spectaculaire et symbolique que désormais les conflits seraient avant tout économiques. « It’s the economy, stupid ! », allait s’exclamer, quatre décennies plus tard, un président américain particulièrement futé.

Il est certain que la première puissance mondiale — qui s’estime en tout cas toujours telle — a fini par comprendre que la guerre était très coûteuse (même si elle favorisait les recettes des usines d’armement, pilier de sa richesse), et surtout impopulaire, rendant la conscription impossible (le confit vietnamien s’est achevé à force de protestations d’une jeunesse qui n’était plus résignée à servir de chair à canon), et les opérations d’autant plus ruineuses qu’elles obligent à n’avoir recours qu’à des mercenaires. D’où le déplacement des stratégies : propagande silencieuse selon l’expression d’Ignacio Ramonet, conquête insatiable de marchés, ralliement à son système de pays jadis adversaires : Russie libéralisée, Chine adepte du capitalisme homéopathique. Avec le spectre d’une accession des apprentis sorciers à la maîtrise du modèle, ce qui a pour conséquence que l’on désigne aujourd’hui comme « émergents » des pays qui naguère encore croupissaient presque dans le Tiers-Monde, expression qui au demeurant ne s’applique même plus aux régions déshéritées de la planète, reléguées aujourd’hui dans un gigantesque hors-monde.

Dans un système où l’économique domine tout, et se substitue notamment aux autres modes de conflit, leur est même préféré sous prétexte qu’il n’entraîne pas de mort immédiate ni de blessures visibles, il aurait été élémentaire d’établir en temps utile des règles du jeu, comme il y a des lois de la guerre. Or, et c’est en cela que les luttes non observables à l’œil nu permettent tous les excès, elles sont impossibles à repérer, sinon par ceux qui y ont été initiés, et qui ont tout intérêt à demeurer les dépositaires privilégiés de leur savoir. Il n’est pas étonnant dès lors que nous vivions l’âge d’or de la paranoïa, névrose qui sévit d’autant plus que le système se replie sur ses secrets.

Secrets qui n’ont jamais été mieux scellés qu’aujourd’hui, du fait du développement hallucinant des supports électroniques. Multipliant les verrouillages, additionnant les codes d’accès, ils ne peuvent être forcés que par des escrocs plus sophistiqués encore que les concepteurs eux-mêmes. Lorsque l’on voit le manque d’équipement des organes officiels mis en place par les nations réputées démocratiques, on comprend mieux pourquoi le contrôle des agissements des vrais maîtres du monde ne peut être qu’illusoire. Cette impuissance est forcément un ferment de violence. Là où l’ordre établi ne parvient plus à se gouverner lui-même, il suscite malgré lui, mais inévitablement, des forces d’insurrection de toute nature. Elles sont l’expression de tentatives ultimes et souvent désespérées de pallier spontanément le manque d’autorégulation de l’autorité en place. On attend des gouvernants qu’ils sachent prévoir, mais comment y parviendraient-ils s’ils n’ont même pas les moyens de voir ce qui se passe réellement, ce qui se trame loin des regards ?

On assiste, c’est notoire, à une faillite de la gouvernance. Elle ne se traduit pas seulement par les débordements dans les banlieues des grandes agglomérations, où l’intervention musclée de la maréchaussée peut, dans certains cas, apporter quelque apaisement provisoire. Elle sévit surtout dans des centres industriels et financiers où la présence politique est plus fréquemment un alibi, voire une couverture qu’un réel garde-fou. Ces agissements ne sont pas la conséquence d’un sombre complot visant la main basse sur les États, ils résultent plutôt d’une progressive et parfois insensible mise en veilleuse des lois, qu’elles soient inefficientes, insuffisantes ou tout simplement absentes.

L’épouvantail que l’on agite, lorsqu’on en appelle à un renforcement de la tutelle, c’est celui de la dictature. Et assez d’expériences malheureuses apportent de l’eau à ce moulin-là. Mais est-ce une raison pour ne pas chercher cette troisième voie tant vilipendée parce qu’elle paraît indécise, hésitante alors qu’elle se fonde sur une utopie corrigée par le pragmatisme ?

De toute façon, les élections prochaines, et surtout celles qui se préparent outre-Atlantique, permettront de voir si l’Occident est capable de s’amender en temps utile. Il n’y a pas lieu donc d’insulter l’avenir, mais de lui faire crédit. Car tout est une question de confiance, même si la notion ne cesse d’être malmenée ces temps derniers. On peut ne pas y croire, et le faire quand même. « Weten dat het zinloos is, en het toch doen », écrivait Hugo Claus. C’était une autre manière de formuler le constat de Gramsci : « Pessimisme de la pensée, optimisme de l’action ».

 

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