Les nouvelles tournent en rond ou c’est moi, qui ne comprends plus. Ça visse et ça dévisse tous les jours et des jeunes ont encore incendié Rome, Athènes et Londres hier. Je ne parle pas des villes de province. Ça brûle, ça casse, ça avance, ça recule, ça cogne dur, la farce est terminée, on va bientôt tirer dans le tas. J’ai quitté l’école en juin et me revoilà à pied d’œuvre. Trois collègues manquent à l’appel, ils ont abandonné, terminus, ils rendent leur tablier aux fous qui voudront encore marmonner dans des salles de sauvages égoïstes et peureux. Ils fichent le camp. Ils nous avaient prévenus à la dernière délibération de fin d’année, ça changeait ou ils partaient. Sont partis. Pouvaient plus voir les tas de fatigue de quinze ans attendant la fin du cours en craignant le suivant. Pouvaient plus.

J’ai marché pendant près d’une heure pour rentrer chez moi, je choisissais les itinéraires les plus farfelus. C’était inutile, lentement je disparaissais du paysage, mes hanches et mes articulations faisaient bien leur boulot, je perdais du poids à chaque foulée et je pensais. Clairement et sans amertume, je revoyais ces cinq dernières années. J’entrais dans les préliminaires de la vieillesse et je commençais vaguement à m’ennuyer. Le temps se dépliait avec ostentation devant moi et je marchais sur cette vieille nappe inusable qui recouvre toute chose en traînant un peu les pieds. Je perdais les désirs de mes années d’orgueil et je foulais avec reconnaissance le grain fin qui coulait sous mes pas. Je suis arrivé chez moi étonnamment sec. Ma sueur et mes inquiétudes s’étaient évaporées, j’avais entr’aperçu ce que je convoitais encore. La nuit a été calme.

J’ai ressorti ma vieille machine à écrire, pas celle à boules, celle à ruban noir et rouge. J’aime regarder le texte du dessus, le voir en train de se faire, que je domine lentement au fil des phrases et des retours de tableurs. J’ai liquidé l’ordinateur qui me fait face, l’écran qui scintille, qui m’éclaire trop. Je ne peux plus le voir sans penser à toute la suite des mises en pages, corrections, envois, fichiers que je vais devoir manipuler. Marre. Je tape à nouveau sur du métal, je vois du papier qui se déroule. Le texte vient mieux, il est moins présent, il se délivre par à-coups, faut prendre la feuille en main, relire, corriger, recommencer, c’est meilleur à la fin.

L’écran me bloque le paysage, plus d’horizon, les mots soulignés de rouge quand je fais une faute me renvoient au vide, à une inculture heureuse, à la faiblesse, à la solitude. Cette saloperie d’écran me fait entendre le grain des dollars moulus, le prix des programmes, l’abonnement ADSL, les modems qui clignotent…

Je retrouve enfin la matière du clavier, le cliquetis, et la rogne quand une faute d’orthographe ou de frappe nous fait tout recommencer. Petit à petit, je me suis mieux concentré et mes textes sont plus courts, plus solides. Le fluide de l’écran ne me coule plus sur les doigts. Mes yeux vont mieux. Ma tête est vide, je cherche mes mots, j’en trouve de plus solides, des choses se passent dans cette ferraille qui machine les touches et le rouleau qui tourne sur lui-même en faisant disparaître peu à peu tout ce que je produis. La feuille s’étale en face, elle retombe, elle se recroqueville, elle attend d’être pleine avant que de remontrer. Et là, c’est bon, je la retire d’un coup sec de la croqueuse de styles, de la broyeuse de mondanités intimes.

J’ai commencé par la machine, puis le GSM, les réseaux sociaux et tout le tintouin. En trois jours, j’ai tout balancé. Je garde la ligne fixe. J’ai acheté des enveloppes et des timbres. Je me suis arrêté là, c’est déjà suffisant pour avoir la paix. Comme des vacances sans miracles à deux sous, j’ai acheté des rames de papier et je me suis mis à taper.

Hier, je me suis promené toute la matinée, il faisait froid et je voyais les passants baisser le nez sous la bise. De lourds manteaux fendant la matière invisible de l’automne qui vient de mettre l’été aérien au tapis. Ça sent le deuil et les mélancolies noires, on se dit qu’on va tenir encore un an mais l’enthousiasme change de métabolisme. La jeunesse répare sa barque en pleine mer et se bat avec les vagues allégrement, j’avais besoin de cales sèches. Une dizaine de mendiants m’ont interrompu. Je soliloquais sans danger et leurs mains sont venues trop près, trop insistantes, trop nombreuses. J’ai farfouillé dans ma poche, j’ai donné, une deuxième fois encore, puis je me suis enfui.

Je me suis arrêté devant la vitrine d’un marchand de tabac et de journaux, c’était poussiéreux. Je suis entré, les clients feuilletaient, déposaient, feuilletaient encore et partaient sans acheter. Le patron a fait une remarque du genre « C’est pas une bibliothèque ici ! » et deux trois personnes ont enchaîné à coups de « Sans-gêne », « Mal éduqués » et de « Beaucoup de besoins et pas de moyens, vont devenir méchants ! »

J’ai payé mon journal et me suis assis à une terrasse déserte pour découvrir les grands titres. Ça s’accélérait décidément. J’avais l’impression de relire les mêmes articles qu’il y a cinq ans mais en plus flous. Une chose et son contraire d’un vaticinateur à l’autre. Les experts et les ministres affirmaient, martelaient, « Il fallait avoir confiance », sinon c’était foutu. Je me suis dit que la méthode Coué était au bout du compte la seule philosophie du temps et j’ai souri en survolant les chiures d’émotion qui se posaient un peu partout. Mon café était délicieux, je suis reparti vers chez moi.

Quand je suis arrivé devant ma porte, j’ai tout de suite compris, ils l’avaient forcée. On était entré et pendant une seconde tout s’est mis à tourner autour de moi. J’ai respiré un bon coup et j’ai ouvert. L’appartement était intact, apparemment. J’ai visité toutes les pièces en trombe et à chaque pas je constatais des dérèglements, des objets changés de place, des livres par terre, des tableaux disparus. Dans mon bureau, plus d’ordinateur, d’appareil photo, plus une trace de la suite d’objets un peu coûteux que je m’étais offerts ces dernières années. Ils avaient bien ratissé. Je me suis assis dans la cuisine, la machine à expressos manquait elle aussi. J’ai bu au goulot d’une bouteille de jus de fruit et j’ai appelé la police.

Ils sont arrivés une heure plus tard. Visite, questions, déposition sommaire, rendez-vous au commissariat le lendemain. J’ai appelé un serrurier. Il est arrivé dix minutes plus tard, l’air compatissant. C’était le huitième de la journée, me dit-il en changeant la serrure. Ça n’arrêtait pas. Je l’ai payé, il est parti en me garantissant son travail et en me proposant l’installation d’une porte blindée. J’ai accepté sa carte de visite et lui ai dit que je tiendrais au courant.

La nuit a été difficile.

Le matin, je me suis enfilé deux tasses de café soluble et j’ai commencé à ranger l’appartement. Je ne me sentais pas mal en fait, plutôt rieur, j’ai mis de la musique. Ils n’avaient pas pris la radio de la salle de bains. La journée a passé tranquillement à faire le décompte de mes trésors perdus. Nuit calme.

Le lendemain, je suis passé à la banque. Ils avaient l’air gêné quand je leur ai dit que je voulais retirer mes économies. Ils m’ont expliqué que c’était imprudent de ma part, que mon pécule était garanti. C’est moi qui ai souri alors. Ils se sont tus un court instant et une jeune employée m’a proposé d’investir dans des fonds de pension, « vu mon âge ». J’ai répondu que vu mon âge, j’allais certainement faire autre chose. Silence. J’ai signé, les ai remerciés et suis rentré chez moi lesté d’une première enveloppe de grosses coupures. Je devais retourner trois jours plus tard pour récupérer le solde, question de délais administratifs.

Une semaine plus tard j’étais nu. Il me restait des coupures que je ne savais plus où placer. Une amie m’a conseillé d’investir dans une banque propre. J’ai souri et je lui ai promis que j’allais réfléchir.

Je me suis remis à mon travail et j’étais heureux. La machine mitraillait, j’étais enivré par ce jeu nouveau dans lequel je venais d’entrer. Je ne savais plus quel serait l’avenir, tout était ouvert.

Deux mois plus tard, pendant les congés de novembre, j’ai entrepris de vider mon appartement de toutes les vieilleries que j’avais accumulées depuis tant d’années. Des murs libres, une bibliothèque ascétique, des nuits calmes. Je m’étais remis à la marche depuis deux mois et je me sentais mieux.

La nouvelle est tombée un soir, la dette avait dépassé les prévisions les plus alarmistes. Je voyais l’avion vaciller dans le ciel. J’ai fermé les yeux en imaginant l’endroit où il allait s’écraser. Tout flottait, rien n’était précis, des images s’entrechoquaient et j’ai compris que ça avait déjà eu lieu. On cherchait les survivants, simplement.

Quelques jours plus tard, j’ai invité mon amie pour une soirée à l’opéra. Nous étions main dans la main dans le temps de l’ouverture. La musique montait, enflait dans la salle et dans nos cœurs, nos doigts s’étaient abandonnés. Nous étions seuls côte à côte et quelques minutes plus tard, elle m’a regardé les larmes aux yeux. Elle a repris ma main et s’est mise à sangloter. Une voix a percé la mitraille des cuivres et a entamé un chant grave et puissant. Ses pleurs se sont calmés lentement, elle a respiré longuement et a dit : « Nous sommes heureux, n’est-ce pas ? »

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