23 ou pourquoi je préfère la 8

Stéphane Lambert,

2. La première image qui me revient en repensant à ma scolarité, c’est celle d’un huit, ou plutôt d’une succession de huit qu’avec autant de volupté que de désinvolture je m’amusais à dessiner au creux de mes cahiers ouverts en écoutant distraitement la leçon studieuse d’un maître. Aucune préméditation ne m’avait fait élire ce chiffre parfait, il correspondait naturellement au mouvement que ma main recelait. Qu’aurais-je pu faire alors d’un sept ? Cette triste barre diagonale surmontée d’un segment horizontal, sectionnée ou non, selon l’humeur de son concepteur, d’un trait en son centre, ne m’inspirait aucune danse graphique, alors que la courbe serpentine du huit, son entrelacs endiablé, cette ritournelle de la plume m’ensorcelait. Le 7 était une sorte de rature, de signature, de geste fini – un tel ennui ! Le 8 était un mouvement perpétuel qu’épousait mon silence rêveur et qui s’accordait si bien à ma distraction.

4. Plus tard, dans l’enseignement secondaire, lorsque le cours de mathématique se transforma en algèbre, par la même occasion – surprise grandiose que m’offrit mon chiffre d’élection – le huit se métamorphosa en infini. Il suffisait d’un simple basculement, une petite chiquenaude du bout de l’index sur la masse délicate du huit, et le voilà, au sol, par terre, révélant tout son potentiel, incarnant rien moins que l’infini : oo. N’était-ce pas ce que j’avais toujours soupçonné en lui sans jamais véritablement formaliser cette impression ? Par le biais d’une science infuse, j’avais deviné la dimension inouïe de ce nombre puissant. En laissant inconsidérément aller la pointe de mon crayon au travers des quadrillages de mes cahiers scolaires, j’avais tracé sans m’en douter des centaines de poches d’absolu, petits geysers mystiques. Mes pages étaient parées, comme les temples, de symboles renvoyant à l’incalculable vérité. J’étais un païen bien inspiré. Ayant fui l’orthodoxie du catéchisme, j’avais trouvé mon propre chemin spirituel. Mais alors que le sept était sacré, englobé dans la liturgie officielle, le huit était apocryphe, une sorte de substrat solaire. Son double cercle réunissait les deux polarités du monde (le yin et le yang) à moins qu’il ne s’agît que d’un seul se tordant pour illustrer l’intrinsèque dualité de l’être. À présent que je l’auscultais, que j’apprenais à mieux le connaître, ce chiffre tant aimé me plaisait davantage. Il n’avait pas qu’un physique aguicheur, il possédait une incroyable profondeur.

8. J’allais de surprise en surprise, je me laissais enliser dans la mouvance de ce chiffre infini, son étude me plongeait dans une béatitude qu’aucun enseignement n’avait su jusqu’à ce jour me procurer. Et le plus enjôlant était qu’en lui tout concordait. Par le plus grand des mystères, tout concordait. Le soleil créait l’ombre de la terre. Et il avait fallu la croix du Christ pour unir le ciel à la matière. N’était-ce pas là le portrait-robot du 8 ? J’étais né un 17, autrement dit un 8, au mois d’octobre, huitième mois du calendrier romain. Mais cela ne s’arrêtait pas à d’aussi personnelles récupérations. Le huit était aussi le sésame de la littérature. Lieu de passage entre le langage des chiffres et celui des lettres. Le H, cette consonne aussi indomptable que le vent, n’était-elle

pas l’initiale du huit en même temps que la huitième lettre de l’alphabet ! Passerelle entre deux univers, clé de la mutation et de l’échange permanent, le huit ouvrait les portes de la pérennité. N’allais-je pas m’étourdir à ainsi m’ensevelir dans la question sans fin ? Mais j’avais pris goût à mon observation, et elle ne datait pas d’hier. Mes nouvelles découvertes ne firent que confirmer la justesse de mon instinct. La raideur du 7 donnait une impression de sécheresse et d’autorité dont je m’étais toujours si savamment méfié. Aucune courbe pour arrondir les angles ! C’était définitif – il n’y avait plus rien à redire. Avec ses rondeurs, le 8 avait plus de souplesse, il acceptait de se diviser, il tenait de la femme un sens inné du pardon, il accordait une chance supplémentaire, celle que l’homme s’octroyait seul dans son désert. Ah oui ! car le huit relevait de la transgression, il osait dépasser la mesure divine, en cela il ouvrait le territoire de l’humanité. Huit ans était l’âge de déraison ; et le huitième jour de la semaine, une nécessité de l’imaginaire. Alors que le sept fixait tout à l’avance, le huit aimait tout dérégler. Il avait l’ardeur de l’iconoclaste et la sagesse apparente de l’eau dormante. Il alliait gaîté et rigueur. Il était bien mon préféré. – Et puis le 7e faisait trop peur avec ses airs de faux, annonciateur de mort ! Le huit avait un goût de vie et de papier buvard.

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