Certes, il fallut à Dieu six jours entiers d’un labeur harassant pour accomplir l’Œuvre de Création. Cependant, quelle félicité divine lorsque, l’Œuvre achevée, Dieu s’assit enfin, pas peu fier de Soi, sur un banc de nuages élevés, pour contempler le résultat. Ah ! Mais c’était sans compter avec l’angoisse du Créateur ; avec le doute qui L’assaille, malgré Lui, face à ce qui fut engendré de la seule entreprise de Son art. Oui, Dieu doutait. Tout était-il vraiment bien à sa place ? Il parcourut des yeux l’univers entier et II vit que cela était bon. Le ciel paradait, la mer clapotait, la terre jacassait. Et, entre les massifs enivrants du joli petit Jardin d’Éden, musardait, nonchalante et candide, la créature la plus parfaite qu’il ait jamais faite de Ses mains : Ève, la première femme, dont la fraîche beauté rendait superflue l’idée même de la vêtir. Dieu soupira d’aise. Mon Dieu qu’elle était craquante ! Il en eût presque perdu le bon sens s’il n’avait pas été Dieu même… Oui, Il le voyait bien : tout ceci était bon. C’était le sixième jour. Il appela un angelot joufflu qui lui présenta le Grand Tableau des Chiffres de la Genèse et une craie toute neuve avec laquelle II traça, sous les battements d’ailes de la foule des anges accourus à l’annonce de l’événement, un 6 bien rebondi qui – soit dit en passant – évoquait curieusement l’arrondi d’une croupe.
Mais la journée était loin d’être terminée pour le Créateur. On faisait la file devant le portail d’honneur du Paradis : délégations des ambassades des divers systèmes planétaires tout récemment inaugurés, représentants syndicaux du Purgatoire, de l’Enfer et de leurs succursales terrestres, quelques collègues m’as-tu vu de lointains panthéons, dont les mœurs dissolues Lui avaient été amplement commentées par les anges indics, et tant d’autres encore, dont le vieil Abraham venu lui rappeler à l’oreille qu’il attendait toujours le miracle d’une tardive paternité. Bref, lorsqu’enfin tout le monde fut parti, Dieu se retira dans Sa chambrette sous la voûte céleste et s’endormit aussitôt, remettant tout le reste – juste des questions de détail – au lendemain, jour du sept.
Oui, vous avez mille fois raison. Il existe bien une autre version de cette histoire dans l’Ancien Testament ; une version dûment certifiée par l’Imprimatur. Or – ceci m’a été confié par un vieux garde des Parchemins de la mer Morte – ce jour, le septième jour, n’arriva jamais. Dieu, épuisé, dormit si longtemps que le compteur du temps s’en trouva tout déboussolé. En l’absence du sept, l’aiguille du cadran passait systématiquement du 6 au 8, du 16 au 18, du 26 au 28 et ainsi de suite… Ses assistants, cependant – ceux qu’on appelait les « Anges Compagnons du Tour du Monde » – avaient poursuivi le chantier, en prenant bien garde de ne pas éveiller Celui qui dormait du lourd et infiniment long sommeil du Juste.
Lorsqu’il s’éveilla enfin, cela fit un tel boucan tout là-haut que l’on crut l’heure du Déluge arrivée. Les anges voletaient en tous sens comme nuées de passereaux effrayés par la brutale semonce d’un orage ; les bêtes, bestiaux, gibiers de tous poils fuyaient à travers bois et champs comme devant l’incendie ; les hommes imploraient miséricorde dans les langues les plus diverses. Quelle pagaille !
— Mais que se passe-t-il donc dans le monde ? s’inquiéta Dieu en bâillant démesurément.
Son ange de service Lui répondit – diplomatiquement – qu’il y aurait ici et là quelques problèmes « structurels »… Des embarras… Mais que tout allait bientôt se régler de soi-même puisque le Très-Haut était réveillé et que…
— Quel jour sommes-nous donc ? coupa Dieu brusquement, visiblement agacé par les périphrases de son larbin.
— Officiellement, le sixième jour, Seigneur Dieu. Celui que Vous avez inscrit au Grand Tableau. Mais que Dieu se rassure, le temps a poursuivi son cours. J’entends dire ici-bas qu’on serait déjà au vingt et unième siècle…
Dieu, en Son infinie clairvoyance, supputa que quelque chose ne tournait pas vraiment rond. Il convoqua sur-le-champ le Collège des Archanges.
— Et où est donc passé Gabriel ? tonna Dieu en pointant le doigt vers le fauteuil vacant au bout de la grande table du Conseil.
— Seigneur, Lui répondit le jeune Raphaël d’une petite voix incertaine, notre collègue Gabriel n’a jamais été nommé au septième fauteuil d’Archange. Il ne peut donc pas siéger au Conseil…
— Qu’on aille le quérir illico, nom de Dieu ! cria Dieu en tapant du poing sur la table.
Qui aurait osé avouer que Gabriel, lassé d’attendre le septième jour qui aurait dû le voir promu à cette prestigieuse fonction parlementaire, était tout bonnement redescendu sur terre et qu’il y menait douce vie auprès d’une jeune fille nommée Marie dans une ville de Galilée appelée Nazareth ?
Mais Dieu avait déjà classé l’incident ; et c’est d’un ton sans réplique qu’il annonça :
— Messieurs, quelque chose perturbe l’Ordre Parfait de la Création. Je vais enquêter personnellement. La séance est levée.
Il y eut quelques sourires dissimulés sous les ailes prestement ramenées sur les visages. Dieu, agent 006 !… Le Bond Dieu !… On aurait peut-être dû Lui parler de ce septième jour oublié entre les couches sédimentaires de Son sommeil !
À nouveau seul, Dieu s’accouda pensivement au balcon surplombant le monde. Jamais, pensa-t-Il, Il ne se lasserait du spectacle grandiose des constellations. Cependant, vue d’ici, la Grande Ourse semblait basculer, tête première, dans le vide cosmique… Dieu ôta Ses lunettes et en polit soigneusement chaque verre avec le bas de Sa tunique. Par tous les diables, grogna-t-Il, sans prendre garde à Ses paroles, mais il manque une étoile à la queue de cette pauvre bête…
Dieu ne se trompait pas. Êta, la septième et dernière étoile – celle à qui revenait de facto le rôle de contrepoids – restait à enfiler à la queue de la Grande Ourse. Et la surprise ne fit que s’aggraver lorsque Dieu découvrit que la Petite Ourse piquait également du nez, la queue grotesquement dressée dans l’attente de sa propre septième étoile.
Tout ceci n’était sûrement que les séquelles d’une fatigue due à six jours acharnés à parfaire Sa Création. En quoi quelques distractions aussi bénignes auraient-elles pu ternir l’éclat de Son chef-d’œuvre ?
Prenez l’arc-en-ciel…
Pour Son divin plaisir, Dieu fit descendre un rideau de pluie devant la face du soleil. Et II attendit, impatient comme un enfant devant la draperie frémissante du théâtre de marionnettes, l’apparition des sept arches des couleurs primaires. Or, l’arc avait bien mauvaise mine. Dieu énonça les couleurs : rouge, vert, jaune… Pas de doute : il manquait l’indigo.
Il décida alors de grimper jusqu’aux alpages du septième ciel. Point d’alpages. Aucun chemin ne menait en ces lieux qu’il avait imaginés d’infinis délices et soupirs d’amour. Il y avait bien les six premiers plateaux du ciel, mais le septième n’existait pas !
C’en était trop !
Il convoqua d’urgence Son chargé d’affaires terrestres :
— Dis-moi, s’enquit-Il avec angoisse, que font les hommes ici-bas ? Les enfants d’Ève ne s’aiment-ils donc pas ?
— Seigneur Dieu, Le rassura l’ange, que tout le monde ici considérait comme l’aile droite du Très-Haut, rien n’empêche ni n’empêchera jamais aux hommes de la terre de se multiplier. Certes, l’amour existe. Il est d’ailleurs beaucoup pratiqué, même dans les circonstances les plus aléatoires… Quant au Nirvana, mon Dieu ! C’est tellement relatif, tout ça. Il y a tant de préalables, de prévention… Mais allez donc voir tout cela de Vos propres yeux. La terre est à Vous, après tout !
Aussitôt dit, aussitôt fait : Dieu se rasa la barbe et se mit en route ; sans excessive discrétion néanmoins. Qui, en effet, reconnaîtrait Dieu dans le costard d’un businessman londonien, la salopette d’un ouvrier d’une chaîne automobile européenne délocalisée en Malaisie, en Pologne ou en Corée du Sud ? Qui s’inclinerait, pétrifié, devant Lui dans un fast-food de Philadelphie, un bistrot parisien ou une pizzeria romaine ? Qui se coucherait devant Lui pour que Son pied ne heurte pas la pierre sur le Chemin de Compostelle ?
Personne, évidemment. Dieu était tout le monde en même temps, puisqu’il avait fait tout le monde à Son image. Et ceci était bien pratique en de telles circonstances, car II se déplaçait sans entraves à travers les espaces, changeant de look et s’adaptant à volonté. À ce jeu d’illusions, Il retrouvait l’énergie de sa lointaine jeunesse, bondissant d’un pôle à l’autre, d’ouest en est, sautant par-dessus les océans…
Combien d’océans ? Six ? Il consulta sa liste… Manquait le septième, l’océan Indien.
— Tout ceci devient vraiment troublant, murmura Dieu en reprenant de la hauteur. Voyons… J’avais bien prévu sept continents – disons cinq et deux sous-continents, ce qui nous fait sept – au Grand Registre de la Genèse. Sept !…
Il refit le chemin en tous sens, plusieurs fois, Son ange secrétaire notant les observations au vol. Où était passé le continent qu’il avait appelé Océanie ? À ce moment, un avion Le frôla de si près qu’il faillit en perdre Son auréole.
— Un Boeing 666, expliqua l’ange à Dieu. Un des plus gros transporteurs d’humains à travers ciel. Ils travaillent à un prototype plus puissant encore, mais il leur manque des données, paraît-il. Problèmes de chiffres…
Ah ! Ces humains ! Il les aimait bien, après tout. Il ne fallait pas douter de leurs capacités à relever les défis les plus démesurés. Une chose L’intriguait pourtant, que ses séjours prolongés dans la société des humains avaient laissé entrevoir : malgré leurs querelles, leurs conflits, leurs divergences, les hommes ne se mettaient jamais en colère. L’ange secrétaire consulta ses dossiers et s’aperçut que le septième Péché Capital n’avait jamais été inventé. Si les hommes étaient paresseux, lubriques, envieux, gourmands, avares et orgueilleux, ils n’étaient point colériques. Quant aux Vertus Essentielles, personne sur terre – fût-il dans l’indigence extrême – ne semblait avoir été doté de tempérance. Tout se consommait, s’employait, se dilapidait sans modération ni prévision, ce qui avait pour effet d’aggraver sensiblement le Péché de gourmandise, tout en poussant la Vertu de générosité jusqu’à la prodigalité la moins contrôlable. De plus, à force de les entendre converser entre eux, Dieu se rendit vite à l’évidence que les hommes de la terre parlaient sans réfléchir, vu que nul ne savait qu’à l’instar de retourner sept fois la monnaie dans sa poche, il convenait également de tourner sept fois la langue dans la bouche avant de s’exprimer.
Oh ! Il y avait bien d’autres choses encore qui empêchaient ce monde de tourner vraiment rond. L’ange secrétaire en fit un patient recensement qu’il serait fastidieux d’exposer in extenso en ces quelques pages. Manquaient par exemple la septième note de la gamme diatonique, le si, et le ciné, le septième art. Blanche-Neige avait beau chercher dans tous les recoins de la maison des nains : il manquait le septième, le gentil benêt, Simplet. Le Chat Botté, quant à lui, n’avait trouvé que des bottes de six lieues pour se chausser. Ce qui n’arrangeait guère les affaires de son maître. Il manquait une femme dans le saloir du terrible Barbe-Bleue et une branche au chandelier dans le Temple de Salomon. Tous les miroirs brisés, les chats noirs des vendredis treize ou les échelles appuyées au mur de la maison d’une fille à marier n’apportaient pas plus de malheur que n’importe quel autre accident domestique qui chamboulerait tant soit peu le destin des humains. On apprit aussi que l’or ne figurait pas dans la liste déposée des métaux précieux. Croyez-moi ou pas, mais ceci eut, sur le moral de Dieu, un effet salutaire.
En effet, sans l’or, la septième merveille du monde, la statue du dieu Zeus ne fut jamais édifiée à Olympie. Et Dieu en fut fort aise ! Car, voyez-vous, cette lacune lui permit de faire l’économie du tremblement de terre qui aurait dû détruire ce monument vulgaire à la gloire d’un rival prétentieux et tous ses adeptes en même temps.
Il ne faut pas s’en cacher : la liste des carences remplit des centaines de volumes que l’on s’empressa d’archiver dans un lieu tenu secret, proche des vallées sulfureuses de l’Enfer.
Quant à Dieu, Il eut la grande sagesse de reconnaître devant le Conseil des Archanges qu’il avait tout bonnement oublié d’inventer le 7, et que si le monde allait si mal, c’était Sa faute, Sa grande faute, Sa très grande faute… Mais II allait immédiatement réparer cette erreur. L’angelot joufflu du sixième jour apporta le Grand Tableau des Chiffres de la Genèse et une craie toute neuve avec laquelle Dieu traça un 7 raide, magnifiquement altier qui pointa aussitôt son bec d’aigle vers le monde. À l’instant même, le monde entier et l’univers avec lui furent saisis d’un tremblement formidable. Dieu, en se penchant au balcon, vit que les Ourses, la Grande et la Petite, avaient toutes deux bien meilleure allure, la tête haute et la queue lestée d’une toute nouvelle étoile brillante.
Et II vit que cela était bon.
Il ne restait plus qu’à aller quérir l’ange Gabriel. Le jeune Raphaël voudrait-il bien avoir la gentillesse de se charger de cette mission ?
Ravi, Raphaël se lissa les plumettes de la petite couverture et, après s’être gracieusement incliné devant le Très-Haut, se lança à corps éperdu dans les soies chatoyantes des profonds espaces.
Dieu ne dut pas attendre trop longtemps. Gabriel, rouge d’émotion, pénétra bientôt par la grande porte dans la salle du Conseil des Archanges de Dieu.
— Par-devant tes pairs, déclara solennellement Dieu le Père, je te nomme septième Archange. Et pour te dédommager du préjudice qui t’a été fait par Ma faute, Ma grande faute, Ma très gr…, je t’accorde un souhait. Parle. Vite.
Gabriel se leva, les ailes humblement plaquées le long de son corps d’ado mal nourri.
— Dieu Tout-Puissant, articula-t-il péniblement, ce ne serait pas pour moi…
— Et pour qui donc, Archange 07 ? Qui aurait donc besoin de réparation de préjudice à part toi ?
— Marie, Seigneur. La Vierge Marie. Enfin, l’ex…
— Je ne la connais point, dit Dieu, non sans dissimuler un sourire espiègle sous sa barbe déjà abondamment repoussée. De quelle Marie parles-tu ?
— Celle de Nazareth, Seigneur Dieu. Marie est… Il semble que Marie soit… Enfin à ce qu’elle m’a dit… Un peu… Enceinte…
— Enceinte ? explosa Dieu. Tu veux dire qu’elle attend un enfant ?
— Oui, Dieu.
— Mon Dieu ! Et peut-On savoir qui est le père ?
— Le père ? Oui… Enfin… C’est un peu difficile, voyez-Vous. Je…
Dieu éclata de rire et les six autres avec Lui.
— Petit cachottier ! Mais dis-moi, Gabriel, est-elle heureuse au moins, ta Marie ?
— Elle est au septième ciel, mon Dieu ! Pas moins.
— Au septième ciel ? Mais… Mais oui ! C’est un miracle ! Un vrai miracle, Gabriel ! Tu es celui qui annonce les miracles. Tu iras loin, mon garçon. Très loin.
Dieu le couvrit d’un long regard plein de grave réflexion. Ensuite il proféra la Parole du Septième Jour. « Le juste pèche sept fois par jour » – ce qui, tout compte fait, n’est pas une si mauvaise nouvelle pour les pauvres pécheurs que nous sommes.
Puis II leva la séance.