29 juin 1976 : J’ignorais que des otages étaient retenus dans un avion israélien sur l’aéroport d’Entebbe par des fedayin palestiniens.
29 juin 1976 : J’ignorais que la Commission européenne avait décidé de subventionner les agriculteurs touchés par une sécheresse exceptionnelle.
29 juin 1976 : J’ignorais qu’Eddy Merckx n’avait plus qu’une courte fin de carrière devant lui.
29 juin 2011 : Je sais que deux journalistes français sont retenus en Afghanistan par des talibans.
29 juin 2011 : Je sais que le changement climatique est un enjeu scientifique, politique, philosophique.
29 juin 2011 : Je sais que Philippe Gilbert a éclaboussé de sa classe les classiques de printemps.
29 juin 1976 : Le ciel était bleu, presque blanc. Les bulletins de ma classe de cinquième primaire avaient été rendus la semaine précédente. Deux mois de vacances insouciantes s’ouvraient. Une éternité.
L’Opel Commodore bleue à toit noir ronronnait devant la porte de la grosse maison bourgeoise qui se refermait derrière ma mère et moi. Les arbres du parc public ployaient sous le poids de leur feuillage épanoui, presque triomphant.
Nous nous rendions chez mes grands-parents maternels, à Dinant. Pourquoi n’étions-nous que nous deux ? Je n’en sais plus trop rien. Ce dont je suis certain c’est qu’il n’y avait pas l’ombre tutélaire paternelle ou la présence de mon petit frère avec qui je partageais tant de choses sinon difficilement l’affection de nos parents.
Nous avions quitté la route du Condroz au carrefour de Nandrin où pas un commerce n’existait à l’époque. Curieusement, des gens papotaient au bord de la route comme s’ils attendaient quelque chose. Chaque village traversé reproduisait cette agitation. Dans mon esprit d’enfant de onze ans, cette singularité m’illumina : « Maman ! Maman ! C’est le Tour de France !!! C’est le Tour !! » Nous roulions sur le bitume que les coureurs allaient emprunter. La route n’était pas encore bloquée. Je répétais ma litanie comme un pédalier. Suppliant. Menaçant. Attendri. Séducteur. Empathique. « Et si c’était un défilé de mode !! Tu stopperais ? Non ? »
Je ne sais plus quelle a été la bonne clé qui a ouvert son cœur mais lorsque nous sommes arrivés à l’endroit où notre trajet quittait le tracé de la Grande Boucle, elle rangea la voiture sur le bas-côté.
29 juin 2011 : Je rappelle à ma mère cette journée particulière. Les détails ne sont pas imprimés dans sa mémoire comme dans la mienne. Pourtant, elle me dit qu’elle s’était arrêtée probablement parce qu’elle croyait que j’avais une vocation de journaliste sportif. Elle me voyait soliloquer à genoux dans la lingerie devant mon peloton de coureurs en plastique.
Je les avais tous baptisés du nom de l’un de leur célèbre alter ego : Merckx, Van Looy, Pollentier, Bruyère, Van Impe, Gimondi, Poulidor, Thevenet, Ocaña, Fuentes. Ils partaient vers le mur du fond de la buanderie que je traverse aujourd’hui en trois pas. Je les accompagnais alors, à quatre pattes, les faisais progresser avec un dé d’autant de petits carrés de carrelage que le nombre de points indiqués. Bien sûr, je trichais. Si Merckx ne sortait qu’un « un », je le relançais discrètement comme pour me cacher ma propre imposture.
Les professionnels d’aujourd’hui ne font-ils pas de même en ingurgitant leurs « compléments alimentaires » ? Les publics ne ferment-ils pas les yeux autant qu’ils sont prêts à brûler les idoles qui ont eu le tort de se « faire prendre » et de briser notre soif d’absolu, de perfection et d’invincibilité, de « grand soir » ?
Tous les jours, je notais consciencieusement dans un petit carnet le classement de l’étape puis faisais les comptes pour établir le « général ». Tout cela faisait l’objet d’une interminable analyse que j’étais censé partager avec mes millions d’auditeurs putatifs. Je crois sincèrement que cela agaçait plus ma mère que cela ne l’enthousiasmait. Surtout à la plage, lorsque les billes de verre et le circuit de sable remplaçaient avantageusement le dé et le carrelage. La triche était encore rendue plus facile par le contrôle du jet de la sphère colorée. Il anticipait le commentaire schizophrène que je me dispensais.
Ne nous est-il pas arrivé à tous de feindre la joie ou le désespoir à propos d’un événement dont on savait à l’avance l’issue ? Pour mieux tromper les autres, il faut avoir assez de conviction pour se leurrer soi-même. Croire en sa propre duperie. Rien ne me l’a mieux appris que ces figurines en latex peintes aux couleurs des annonceurs du moment : Bic, Molteni, Kas-Castrol, Gan-Mercier. La marque de l’effort n’était pas dessinée sur leurs visages minuscules mais on pouvait l’imaginer fort bien.
29 juin 1976 : Quoi qu’il en soit, ma mère avait décidé de me faire plaisir. Pour une fois, nous étions seuls. Ensemble. Pour une fois, nous avions le temps. Pas d’école, de devoirs. Pas de servitudes domestiques, familiales ou mondaines. Quelques heures sans contraintes. Sans autres préoccupations que d’attendre. Sous le soleil… Contempler une campagne brûlée… L’herbe n’était que du foin craquant… La terre des gerçures embrumées de poussière ocre…
La foule s’épaississait peu à peu au milieu de cette cathédrale sèche, ouverte à tous vents, loin de toute habitation, pour y célébrer un office païen où la tension du rite est presque plus importante que sa représentation. Ma mère commençait cependant à s’inquiéter de l’horaire. Au moins une heure à tuer avant la communion. Il s’agissait de prévenir mes grands-parents du retard, de leur éviter toute inquiétude. Je ne voulais pas remonter dans la voiture, non par méfiance d’une trahison mais par crainte de manquer une miette du spectacle promis. M’a-t-elle confié à une spectatrice le temps de sa commission ? Je ne m’en souviens plus. J’ai, par contre, bien en tête le récit de ce coup de fil nécessaire.
Faut-il rappeler qu’à l’époque les portables n’existaient dans les esprits que par la grâce de « James Bond » ? Roger Moore, installé dans le cuir de son Aston Martin, décrochait un énorme combiné relié par un cordon à son allume-cigare, prenait un air décontracté pour lâcher une vanne, comme s’il était naturel de téléphoner au volant !!! Quid des oreillettes dans le peloton du Tour 2011 ?
Ma mère avait rejoint un hameau, trouvé un troquet perdu où la patronne, édentée, serrée dans son tablier bleu sans manches de ménagère, roulait des yeux en voyant débarquer une jeune femme élégante, priée de consommer quelque boisson comme le voulait l’usage, pour pouvoir former sur le cadran mécanique le numéro de papy et mamy. Les ouvriers agricoles n’étaient pas en reste. Ils étaient le public. Elle était le maillot jaune. Ma mère, si elle concevait l’existence de ces mondes parallèles, n’y était, à vrai dire, rarement sinon jamais confrontée.
Moi qui fréquentais à l’école des gavroches aux patronymes parfois aussi exotiques que certains champions, je ne savais si je devais m’amuser de son malaise ou la remercier de l’avoir surmonté pour me permettre de voir pour la première fois de ma vie les dieux du braquet.
Après que ma mère fut revenue de son expédition, la caravane publicitaire avait commencé à vider sa hotte magique. Je n’oublierai jamais cette casquette jaune à longue visière frappée de noir au nom de l’Équipe. Aujourd’hui encore, je la vois ! Je la touche ! Comme si elle me protégeait toujours de tous les soleils de plomb qui se sont succédé depuis 1976. Les doudous se métamorphosent à chaque âge. À onze ans, c’était ma casquette… Elle était dans un sac en plastique contenant des liasses de magazines sportifs que j’allais éplucher minutieusement pour les soirées à venir.
J’entraperçus, debout, buste émergeant du toit ouvrant, micro ballant, bras levés, sourire sans réserve, jovialité en bandoulière, celui qui fut plus acclamé que les coureurs eux-mêmes : Luc Varenne. Avec le temps, il est devenu un personnage légendaire. Une sorte de mythe. Je préfère mon vécu fugace à l’imaginaire collectif même s’il est impossible de nous en passer, pour le meilleur et pour… le pire.
En tout cas, raconter la vie réelle ou fantasmée est la sève sans laquelle les « exploits » des forçats ne seraient que du bois mort. Les muscles luisants de la viande dure. Le front couronné de gouttes. Un suintement âcre. Les commentateurs sportifs ne sont pas là pour nous décrire la course mais pour nous faire pédaler au sein du peloton. Luc Varenne : c’était ça.
La voiture de tête fait flotter un étendard rouge inquiétant. Motos presque silencieuses. Respectueuses du tressaillement qui point tout au loin. Deux fourmis besogneuses qui, en caressant la foule au fur et à mesure de leur passage, la font se dissiper et grandir. Ils sont près. Ils sont là. Une perle de sueur frappe le sol. Ils sont passés. Presque un flash. Une image. Une seule.
29 juin 2011 : Internet fait mieux que le Christ. Il ressuscite des milliers de Lazare. Il m’a suffi de renseigner « Tour de France 1976 » ou « 29 juin 1976 » pour obtenir classements et résumés de l’étape du journal télévisé d’alors. Même le nom des deux échappés qui furent repris à quelques kilomètres de là est parvenu jusqu’à moi. Michel Perrin. Pedro Torrès. Ils doivent avoir aujourd’hui la soixantaine. Ils sont retournés à l’anonymat qui les avait quittés l’espace de quelques années et de coups de pédales sur les routes encombrées de supporters d’une seconde, hurleurs, hystériques. Même sans « nom », ils ont été vus.
J’apprends aussi que c’était la cinquième étape qui reliait Louvain à Verviers, qu’Eddy Merckx ne participait pas à ce tour, qu’il n’y avait que cent trente coureurs au départ, que les équipes, bien que regroupées depuis peu sous des sigles commerciaux, restaient encore plus ou moins homogènes nationalement, que ce fut la dernière victoire belge au Tour. Tout cela, je l’ignorais le 29 juin 1976 lorsqu’avec ma maman, nous applaudissions ces deux superbes inconnus qui, à l’instar de tous, essayaient d’échapper à la pesanteur de l’existence, d’être reconnus par les autres comme moi à ses yeux. Ils y ont au moins réussi à mon égard. Je crois pouvoir dire que je n’ai pas échoué davantage.
29 juin 1976 : Moins d’une minute après Perrin et Torrès, le peloton coulisse dans le virage du croisement, tel un animal entier. Un long bruit de dérailleur tente de couvrir les vivats. En passant devant nous, c’est la relance. Certains se dressent. La plupart sont aspirés par les autres. La vitesse irise presque les vareuses des coureurs. Je n’en reconnais aucun sinon le maillot jaune. « C’est Freddy Maertens !!! » Un Belge, bon teint, rigolard, cheveux crollés. C’était un grand champion. Je l’admirais beaucoup. Lui, je l’avais identifié. Je trépignais. Pouvoir dire à ma mère : « T’as vu ? C’était Freddy Maertens !!! T’as vu ? Dis ! » Elle ignorait, bien sûr, qui était Freddy Maertens, mais je lui faisais savoir que moi, je le connaissais !
29 juin 2011 : J’ai revu Freddy Maertens à la télé, il y a quelques mois, sur une chaîne flamande, à l’occasion d’un reportage sur le Tour des Flandres… féminin ! Il entraînait une jeune fille. Par ailleurs, il semblait tenir un café dans une bourgade proprette perdue dans l’horizontalité du Nord. Il était toujours débonnaire mais bedonnant. Frisé mais blanchi. Ça m’a fait quelque chose de le revoir ainsi. Comme quelqu’un dont on avait gardé un bon souvenir mais dont on n’avait plus eu de nouvelles.
29 juin 1976 : Derrière les coureurs, ce sont les voitures des directeurs sportifs qui défilent à toute allure alors que les spectateurs rangent déjà leurs chaises pliantes, leurs radios portables, se dirigent vers leurs véhicules. Moi, je voulais voir ce spectacle jusqu’au bout. Les vélos retournés sur les toits, les roues vers le ciel, leurs rayons actionnés par la seule énergie de l’air brassé, comme d’inutiles tortues attendant qu’une âme charitable les renverse pour retrouver le contact rassurant du sol. La voiture de fin de course est muette, contrairement à sa jumelle qui ouvrait l’épreuve et annonçait sans fin : « Ro-da-ni-a — Ro-da-ni-a — Ro-da-ni-a. » Il est l’heure. C’est fini. Au grand soulagement de ma mère. Nous reprenons la route de Dinant sous le soleil de l’été 1976. Images. Noms. Délires plein la tête. Mon petit moulin intérieur a du grain à moudre pour des jours entiers. Il me faudra aussi raconter tout ça à mon grand-père que j’aime tant.
29 juin 2011 : Mon grand-père est mort depuis seize ans. Ma mère va avoir septante ans. Je sais que je compte, comme mon frère, plus que tout à ses yeux. Je sais aussi beaucoup d’autres choses. Plus d’étapes sont franchies, plus l’expérience des plaines, des sprints, des collines et des cols, des échappées, des victoires et des renoncements est précieuse.
Jamais je n’échangerai le 29 juin 2011 contre le 29 juin 1976 ! Jamais !