Nul besoin d’avoir l’heure pour savoir qu’on avait dépassé midi. Les estomacs vides et le soleil implacable étaient là pour rappeler à la foule frénétique, qui vaquait sur le Grand marché de Kinshasa, que la course quotidienne pour la survie était déjà largement entamée.

Tout à leur quête, personne ne semblait voir le petit garçon assis sur un muret, qui tenait au creux du bras gauche sa Kalachnikov, comme on tient une poupée que l’on berce. Son uniforme trop grand faisait faire un écart prudent à certains. De lourds sanglots secouaient ses épaules, et de temps à autre il levait le visage vers le soleil comme pour tenter de sécher les larmes qui lui brûlaient le visage.

Il semblait ne pas entendre les cris des marchandes qui vantaient avec véhémence la qualité de leurs produits. Les petits porteurs, un carton en équilibre sur la tête, s’ouvraient un chemin à grands coups de gueule. Scandant : « Mai, yango oyo ! », les vendeurs d’eau proposaient un sachet en plastique rempli d’une eau à l’attraction irrésistible. Kashama l’enfant-soldat pleurait toujours, peut-être son esprit essayait-il d’oublier le périple héroïque accompli dans la souffrance pour la conquête du Congo. Les routes bordées de forêts propices aux embuscades. L’apprentissage de la terreur qui paralyse ou que l’on inspire. La discipline de fer.

Après que les rebelles eurent pris sa ville, après les coups de feu de la nuit, chacun timidement était sorti de chez soi. Les enfants avaient été les premiers à approcher ces libérateurs qu’on attendait avec crainte et espoir. Ensuite, le vent de la Liberté l’avait enivré et fait quitter sa maison et ses parents un jour de grande euphorie.

On lui mit tout de suite un fusil en main, une Kalachnikov. On lui avait dit d’en avoir le plus grand respect. Il apprit à la démonter et à la remonter. Il se familiarisa avec le maniement de l’arme. Quand il tira sa première rafale, il se dit que certainement l’odeur de la poudre rendait les guerriers plus forts. En opérations, quand il pointa la première fois son arme sur un homme, il comprit la portée de sa puissance. Depuis, Kashama ne riait plus.

Le Kadogo s’arrêta de sangloter un instant, jeta un regard étonné sur la foule comme quelqu’un qui s’éveille brusquement dans un lieu public après s’être assoupi. Il plongea la main droite dans le pli de son uniforme et la ressortit, tenant un pistolet en plastique transparent bleu turquoise, flamboyant, magnifique. Le garçon le contempla un instant, posé dans le creux de ses deux mains comme une offrande. Il le saisit par la crosse et visa le ciel. Doucement, il présenta le jouet sous différents angles pour regarder les rayons du soleil produire des éclats de lumière irisés. Il se laissa subjuguer par les vaguelettes de l’eau jouant dans le mécanisme transparent du pistolet. Il visa avec attention et pressa la gâchette, doucement. Au fur et à mesure que le piston s’enfonçait, son cœur se gonflait d’un sentiment qu’il ne parvenait pas à identifier. Un filet d’eau gicla avec puissance vers le firmament et retomba en pluie sur le visage de l’enfant. Kashama baissa les bras, sa tête s’inclina et de nouvelles larmes exprimèrent toute sa détresse.

Il avait quitté le camp Kokolo dans la matinée, effectué quelques patrouilles du côté du fleuve. Au Grand marché, il était tombé en arrêt devant le pistolet à eau. Sciemment, il était resté en arrière de son peloton et avait fait demi-tour pour revoir le jouet, et peut-être l’acquérir. Le vendeur s’était fait un plaisir de lui faire un prix. Kashama avait immédiatement rempli l’arme en menaçant un vendeur d’eau. Quand il avait pressé la gâchette, une irrésistible envie, vite réprimée, de rire aux éclats lui était venue. Il pressa la gâchette à nouveau, et là, il rit. Il rit, encore et encore.

Il n’avait plus retrouvé la trace de sa section. Il avait gravement enfreint la règle et le code militaire. Kashama désemparé avait tourné et tourné dans le marché. La foule semblait avoir avalé ses camarades. Il était à présent assis sur un muret, la Kalachnikov au creux du bras, son cœur de jeune soldat à vif, ignoré par les uns comme la pierre au bord du chemin, soigneusement évité par les autres comme la dépouille d’un serpent séchant au soleil.

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