Bruxelles, le 14 février 2002

Mon amour,

Je ne t’enverrai pas la lettre que j’avais voulue totale, biblique, chorégraphique. J’ai en effet découvert hier chez un brocanteur une de ces lettres perdues qui erre à la recherche d’un destinataire d’exception. Tu comprendras très vite à qui elle a été adressée et pourquoi j’ai eu le sentiment qu’en direction de toi seule elle cheminait. Lis-la comme le témoignage de ma passion qui, il y a deux siècles déjà, courait vers toi, mon ange. J’ose espérer qu’aux alentours de 2200, un 14 février, quelqu’un fera de même avec ma lettre.

Je t’embrasse à la pointe des seins, le long d’une sonate qui se module autour de tes initiales A B. Du fond de l’être en tant qu’être, je t’aime.

Matahari

Bruxelles 26 février 1852 jeudi matin Je t’écris comme on se tire une balle en plein cœur, pour voir mon amour s’étoiler aux quatre coins du monde en dessinant les lettres de ton prénom, la forme de ton corps, et tandis que mon cœur me dit : aime, et que la raison me dit : meurs, je sais que même si tu me congédies, ma passion vit auprès de toi, ombre de ton ombre, cri que je tends vers le chant afin qu’il t’inonde de joie. Tu ne m’aperçois pas mais sous ta plume je rampe, ou plutôt sous l’amour qui me tient lieu de moi, je danse et m’efforce de nouer ta vie aux mille rayons du soleil ; tu ne m’aperçois pas mais, dans les virgules du temps, je me blottis au fond de ton encrier, sous ton oreiller, au creux de tes songes, sans que tu n’entendes ma mélopée invariable, monotone qui tournoie autour de toi en diffractant un éternel « je t’aime ». Mon corps, mon sang, mon cœur, ma vie, mon âme sont employés à t’aimer. En dehors de mon amour, je ne suis rien, je ne comprends rien, je ne veux rien. Et quand j’en viens parfois à espérer qu’afin d’alléger mes souffrances mon amour en vienne à refluer, à passer au-delà de lui-même, je me retrouve dans un monde qui est encore le sien, au parfum de ce qu’il n’y a ni désertion ni sortie possible hors de son règne, de ce que son emprise est irrelevable et, prisonnière d’une liberté qui ne s’avance que vers toi, je perçois alors, avec l’œil arpégé du musicien, le point où mon choix absolu coïncide avec une prédestination d’airain. Je me range à l’évidence que ma passion n’a aucun dehors, aucun envers et que les ruses que j’emploie pour la discipliner et la flanquer d’une armée de bémols ne font que l’exacerber.

Lorsque le vent se lève et que mon amour se glisse entre les rafales pour t’apporter ses baisers, lorsque l’orage tonne et qu’il peut enfin hurler à tue-tête sa folie intemporelle, sa voix étant couverte par les colères célestes, il s’étire comme le texte que tu n’as jamais osé écrire, rejouant le mystère du Verbe qui s’est fait chair, il se présente comme ton œuvre secrète, comme la tentation à laquelle ton écriture n’a cédé, sorte d’art non répertorié que tu crées sans t’en rendre compte, sans labeur ni traduction langagière.

L’amour que je ne peux pas ne pas éprouver, l’amour que tu allumes en moi comme un rire qui ne se refermerait pas, j’ose affirmer qu’il est la plus belle de tes œuvres. Quand, en ton absence, il se tient éveillé le soir, sentinelle de lui-même, à l’affût des sensations et souvenirs qui raniment ton monde, il ne se dresse jamais sur la pointe des pieds, comme s’il devinait obscurément que s’il outrepassait d’un iota l’intensité qui est la sienne, il signerait ma propre mort sur fond de sa vie éternelle. Hors de toi je ne vis pas et rien n’existe pour moi. Sache qu’entre tous ces mots, je te lèche tes pieds comme un pauvre chien fidèle que je suis, mon écriture prend la clé des champs car je rêve que tu me baises à mort, affreux monstre.

Mon Toto, je t’aime à l’envers et à l’endroit, sans rime ni raison, dans la langue des dieux, avec une fureur animale, au fil d’un alphabet des sens né des seules lettres V et H. Mon bien-aimé, je t’aime à faire brûler tous les livres, à inventer des gammes de dix-sept sons (tu comprendras pourquoi dix-sept), à me crucifier sur la croix de ma passion pour que tu sois la résurrection, la révolution en acte, à couvrir le ciel de fleurs et la terre d’anges à la splendeur insolente. Je t’aime sans m’arrêter depuis un bout de ma vie jusqu’à l’autre, je t’aime de A à Z, de la tête aux pieds, dans toutes les couleurs, avec une vitesse lente et une lenteur rapide, avec la tendresse de l’aube et la fougue de la nuit, le long d’une ligne infinie où l’espace est devenu l’ouvert, le temps un coup de dés éternel. Je t’aime comme une plage adule l’océan qui la porte à la vie, je suis comme une partition dont tu es l’unique auteur, tu dessines sur mon corps les blanches du bonheur, graves en moi les noires du désespoir, mélanges les unes aux autres sous tes furieuses aquarelles, je suis un personnage sorti de tes livres qui n’aspire à rien tant qu’à s’y réfugier et s’allonger sur tes pages blanches.

J’aime en toi l’homme qui s’excède et dépasse sa finitude, j’aime en toi le roulement de la mer qui cogne contre mes flancs, j’aime en toi le bâtisseur d’univers qui médusent le cosmos, les trésors des siècles passés que tu projettes dans l’avenir, tes voyages dans l’esprit, dans la chair qui font de l’homme un passage, un pont entre la nature et l’ange.

Vivre pour t’aimer, t’aimer pour vivre, depuis dix-neuf ans, j’habite dans ce cercle qui a la forme de mes baisers et lorsque je me penche vers le miroir que le monde me tend, je ne vois que ton visage enfoncé dans des visions qui, sans cesse, naissent, avec l’ardeur de mes caresses. Je salue chaque chose, chaque être qui me rapproche de toi ; je sais que sans toi le monde se disloquerait en îlots de non-sens, le soleil renoncerait à élancer ses fils d’or, le temps se figerait autour de moi comme de la glace. Je suis celle qui a fait de l’attente sa raison d’être.

En ce moment, je souris, mon bien-aimé, à la pensée que, lorsque les siècles arrêteront leur course, mon amour brillera en lieu et place du temps enfui. Je pourrai alors crier à tue-tête que tu es mon amour adoré en majeur, en âme dièse et en jalousie bécarre. Le temps contracté en un point aura la beauté de ceux qui nous ont quittés pour devenir anges.

J’ai parfois peur que le langage se révolte, irrité de ne fêter que l’amour, blessé de se voir réduit à ne servir qu’une passion, d’être le valet d’un dieu amour alors qu’il voudrait se transcender vers l’art. J’ai honte de griffonner un tas de billevesées pour arriver le plus tard possible à mon dernier mot qui est : je t’adore. Ce matin, alors que je contemplais un ciel sombre et courroucé, j’ai vu ton œuvre et mon amour marcher à la rencontre l’un de l’autre et j’ai fermé les yeux quand ils se sont enlacés comme deux rires d’une lumière dorée. Hier après-midi, alors que j’étais plongée dans de fastidieux calculs, je me suis rendu compte que, mon amour ne connaissant que l’addition et la multiplication, je peinais à accomplir les opérations de soustraction et de division les plus simples. Mes baisers multipliés par mes caresses, additionnés à mes torrents de tendresse, donnent l’infini en acte, sorte de constellation au-delà laquelle s’arrête tout compte. En incarnant cet infini, mon amour suspend le calcul humain et invente une algèbre où tu occupes toutes les constantes, toutes les variables, toutes les inconnues. L’amour est la seule équation qui jamais ne nous quitte lorsqu’on l’a scellée avec les yeux éblouis de l’enfance.

Quand, de loin, je te sens arriver, ma république pour l’éternité, je vois virevolter autour de toi les millions de baisers que je te dépêche sans relâche. Ma vie est à toi, fais-en ce que tu voudras.

Le monde tient dans ton nom. Et sache que lorsque tu laisses ma personne à la porte, mon amour entre hardiment avec toi et ne te quitte pas. Je crains que toute une vie ici-bas et une autre là-haut ne suffisent pas à te témoigner tout mon amour. Son ardeur qui jamais ne se relâche répond à une création perpétuelle qui se nourrit de tout, même de tes monstruosités. Je hasarde une folle hypothèse : même si, afin que ma torture cessât, je voulais ne plus t’aimer, je ne pourrais que persister dans cet amour qui raturerait son nom en maintenant son essence. Il n’est d’impossible pour lui que celui qui le ferait disparaître et passer à trépas. C’est pourquoi je m’abandonne à lui comme je m’abandonne à toi, sachant que j’ai trop de véritable amour pour avoir un seul grain d’amour-propre. Mon existence sur terre ne se soutient que par toi. Depuis toujours je sais que ma vie sans la tienne renoncerait à elle-même à la seconde même où tu viendrais à manquer. Je suis tout à toi et tout en toi. Le sang de mes veines c’est toi, la chaleur de mon cœur c’est toi, les ailes de mon âme c’est toi. Ce siècle a dix-neuf ans et en aura bientôt des millions, tant mon amour est immortel.

Je baise l’espace et le temps qui ont ta forme, je baise la langue que tu as portée dans des régions inouïes où elle est devenue autre en restant elle-même, je baise chaque lever de soleil qui me murmure l’imminence de ta venue, je te baise le front, les lèvres, la poitrine et les pieds. Mon amour se conjugue à tous les temps qui n’existent pas encore, surtout celui de l’éternité : pardonne à mon écriture balbutiante de n’être que l’extériorisation inadéquate, imparfaite de sa quintessence qui ne se plie à aucune syntaxe. J’attends avec impatience, résignation aussi, le moment où je pourrai passer d’un jeu de langue à l’autre.

Juliette

P.-S. Mon cher petit homme, je ne t’enverrai pas cette lettre aujourd’hui car je compte la prolonger en une bible d’amour qui ne connaîtrait que l’Éden.

Des passages de la correspondance de Juliette Drouet ont été intégrés au texte.

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