Isidore Ducasse, demain

Jean-Louis Lippert,

Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire

Lautréamont, Les Chants de Maldoror

Un œil absolument vierge se tient à l’affût du perfectionnement scientifique du monde, passe outre au caractère consciemment utilitaire de ce perfectionnement, le situe avec tout le reste dans la lumière même de l’Apocalypse. Apocalypse définitive que cette œuvre dans laquelle se perdent et s’exaltent les grandes pulsions instinctives au contact d’une cage d’amiante qui enferme un cœur chauffé à blanc. Tout ce qui, durant des siècles, se pensera et s’entreprendra de plus audacieux a trouvé ici à se formuler par avance dans sa loi magique.

André Breton, préface à la première édition non à compte d’auteur des Chants de Maldoror

Une âme des Pléiades à corps perdu s’est égarée sur la fin du chemin de sa vie ; elle tâtonne à jamais dans la selve obscure du souvenir.

Aux quatre vents de la mémoire j’ai mené vers Bruxelles ce voyage astral mon sang réclamait plus d’alcool une enseigne au néon scintillait dans la nuit sur le canal Eva de la Plata dansait jusqu’à la dernière étoile une pluie terrible battait contre la vitre et ses reflets lançaient des lueurs sur le Riachuelo son corps à elle offrait toujours une foi séculaire par la fenêtre du café je voyais un arbre devant l’Astre d’Or chacun de ses gestes était espace ouvert horizon créature d’air et de vent non moins que de terre et de feu l’Indienne blonde avait envisagé sa mort comme un jeu.

Alors j’ai murmuré son nom. L’écho m’est revenu depuis l’Ombu canonique au bord du fleuve dont elle porte le nom. (Arbres et fleuves ne parlent jamais pour ne rien dire. En l’obscur temps d’avant les temps sept arbres issus d’autant d’étoiles, disséminés dans sept villes, firent un pacte planétaire. Feuilles et racines s’unirent en cri stellaire que devaient capter mes errances au désert.)

L’Ombu est de ces arbres dont les feuilles peuvent transporter l’esprit à des milliers de kilomètres ainsi que dans un autre temps. Il permet de parler aux vivants comme aux morts aussi bien qu’avec l’un de vos téléphones portables. Peut-être toute l’histoire du dernier siècle n’a-t-elle existé que dans les songeries d’un tel animal, Monsieur le Secrétaire général.

Allez savoir ce qu’est encore la réalité.

(En temps de grand éclat quatre hommes issus d’autant de pays, dont la fortune allait se disséminer dans quatre villes par terres et mers, air et feu, nouèrent un pacte planétaire. Leurs portfolios ct machines à déraciner l’univers s’unirent en une tour de verre que devaient aussi capter mes errances au désert.)

Tout, depuis la veille de ma mort, à cette fenêtre au bord du canal donnant sur les lueurs du Riachuelo, dans la pénombre d’un café bruxellois qui n’était déjà plus ni la vie ni la mort, où je rassemblais les miettes éparses d’une conscience vieille de près d’un siècle ; tout, depuis cette nuit d’avant ma naissance à l’Astre d’Or, quand un arbre sur le trottoir du Caminito fut témoin du meurtre d’Eva, tout fut machiné pas à pas, avec une infinie patience, pour que le magique Ombu raconte ce qu’il sait de la mort d’une Indienne blonde.

Car l’arbre né de semences astrales ne pouvait ignorer qu’un aède grec avait été fils et amant de cette sorcière créole. Parole étaient les silences d’un corps hanté de voix ancestrales, ivre langage divin feux du sourire et appels du regard vers la constellation des Pléiades. L’arbre cosmique savait qu’Eva de la Plata portait en elle comme un songe maléfique la vision prophétique des origines. Il ne savait pas moins qu’en l’enquête sur une mort de femme retentit le cri de toutes les autres femmes.

Du vrai Simenon, Monsieur le Secrétaire général. Mais pourquoi ce rappel d’un Film policier ? Vous étiez à Bruxelles et auriez pu le voir dans votre chambre d’hôtel, ce Maigret passé sur l’écran du comptoir, qui semblait élucider l’histoire d’Eva de la Plata dont l’ombre danse encore au sommet de votre tour. Pourquoi donc s’oublient tant de choses plus mémorables que celles dont on se souvient ? Pourquoi tant de souvenirs superflus paraissent-ils vouloir nous accompagner au terme du voyage ? J’en étais si proche, un vendredi soir, que déjà s’entendaient les voix de l’autre rive. J’ai fermé les yeux pour appeler le feu de son regard afin d’apprivoiser la nuit où j’entrerais bientôt ; il ne demeurait de l’Indienne blonde que flammes vacillantes qui s’évanouissaient en moi, quand devaient s’incruster à jamais les fantaisies macabres d’un écran posé sur le comptoir.

Alors sont entrés quatre hommes en gabardines d’un autre âge et chapeaux haut de forme. Au-dehors le vent crachait sur la fenêtre de plus en plus dur. Les quatre hommes s’installèrent sans se dégarnir aux abords de la télé, pour suivre la série policière. Je connaissais trop bien leurs masques séculaires. Un mufle de taureau qui meugle sa morale, une gueule de lion qui jappe la vertu, le bec vorace d’un aigle hurlant à la justice et la grimace du sphinx trouvant que les mouches puent. Quatre évangélistes, ardents apôtres d’une religion nouvelle, qui s’étaient donné pour mission de mener croisade afin de remédier aux inévitables tragédies à venir dans le siècle vingtième. Ils dévoraient des yeux l’écran fomenté par leurs plans de jadis. Vous auriez pu capter, avec un même bonheur qu’eux, l’amère sentence du commissaire à la pipe : II suffit d’un vagabond pour détraquer une société honorable. Les quatre hommes éclatèrent de rire en me dévisageant. Qui était cet étrange oiseau migrabond ? Venait-il vraiment des Pléiades, comme il feignait de le croire, ou s’agissait-il encore de l’une de ses bizarreries rêvées ? L’histoire humaine est un récit qui ne se distingue ni du conte ni de la légende, Monsieur le Secrétaire général. Un même dialogue avait eu lieu entre ces quatre revenants et mon grand-père, comme moi crié Anatole Atlas, à la taverne de l’Astre d’Or en 1898, si l’on accordait foi au contenu des feuilles étalées sur ma table.

Il suffit d’un vagabond pour détraquer une société honorable…

N’était-ce pas plutôt du Lautréamont ? Les images avaient signalé des émeutes sur une rive de La Plata, qui n’était pas celle où naquit Isidore Ducasse. Pétards, casseroles, fumigènes et cadavres sur les trottoirs. Guerre, famine, peste, mort. Car la pire des malédictions est celle qui n’est pas nommée. C’est pour tenter de dire le mal prospérant sous les couleurs du bien que la voix de l’aède est damnée, qu’elle n’a pas droit de cité. On voit les catastrophes éclater alors avec d’autant plus de force que le bonheur factice avait été bâti sur un malheur non dit encore. J’ai murmuré le nom de l’Indienne blonde. Sous les regards des quatre ectoplasmes, une froidure me vint au cœur, émanant des sombres arrière-boutiques et clinquantes vitrines dont s’organise un caillou tournoyant dans les ténèbres de l’espace au gré de peste et de famine, de guerre et de mort. Quand la foudre frappa pour la première fois, les quatre lurons qui s’étaient naguère fait une proie d’Eva de la Plata, n’ayant pas même pris la peine de se découvrir, sortirent dans les éclats d’un rire complice de l’orage et se perdirent sur le quai du canal à ce point criblé d’éclairs qu’il évoquait rafales, crépitements et grondements sous le tonnerre d’un fleuve austral. Un rire d’ange alors creva les cieux. Je sus que j’étais à bon port et je fermai les yeux. Adieu au théâtre des crimes !

Combien de bouches de feu, combien de canons sur la terre, combien de missiles par les airs, combien de tanks des mers avait engendré le pacte occulte de quatre hommes, en 1898 à Buenos Aires ?

Guerre, famine, peste, mort illustraient toujours avec faste, aux yeux des Pléiades, cette planète qui déchire les arcanes du cosmos ainsi qu’une scintillante enseigne au néon secouée de spasmes dans l’espace indéchiffrable du vide.

Quant à moi, près d’une vitre où devait resurgir encore, au cours de cette ultime nuit, la vision de quatre cavaliers d’Apocalypse, mes feuilles étalées sur la table d’un café, j’en étais à remuer la mémoire d’un gueux. Quelle honorable société ma vie avait-elle pu détraquer ?

Carré d’As : titre de la série télévisée. Quatre notables de province complices de la mort d’une femme. Une même partie de cartes avait eu pour enjeu le corps d’Eva de la Plata. L’univers a-t-il autre espoir de salut que de son regard émeraude où se devinent à jamais des cités englouties au fond d’un océan perdu ?

L’Indienne blonde était un diamant surgi des entrailles d’une sphère inconnue de quatre hommes dont la matière fut plutôt de verre, Monsieur le Secrétaire général ; de ce verre dont est faite votre tour et qu’une telle étoile fêlait de ses yeux verts.

Carré d’As. L’aigle, le lion, le taureau, le sphinx. Tout allait revenir : il me restait un jour à vivre avant de poursuivre cette farce au royaume des ombres.

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