Il faut, c’est impératif, une ambiance glauque, la pluie est fine et désespérante, elle n’empêche pas la stagnation de la brumaille, la rue est luisante, comme un pavé de têtes lisses à la Laermans sous un éclairage incertain de lampes à décharge bleue. Tout tremble de désolation.

Au loin…, au loin une ombre s’avance, engoncée dans un imperméable serré à la taille. La tête est couverte d’un couvre-chef informe, on dirait un képi. La silhouette tourne la tête à droite et à gauche, aux aguets sans doute. L’ombre se creuse de son profil d’où se détache la masse d’une barbe solide surmontée du L couché d’une pipe. Le fourneau émet une douce lueur orange surnageante. C’est le seul élément de chaleur dans cet univers sinistre. Par moments, un filet sombre s’extrait de la bouffarde. La silhouette respire donc dans ce décor à funester.

Un pas rapide dans mon dos se rapproche, avec un éclatement mouillé des semelles de cuir pleine fleur sur le petit granit en boule trempé. Il s’accompagne du chuintement d’un tissu, comme une cape laissée à flotter dans le vent. Lefranc, car c’est lui, avec la dégaine de Rie Hochet, me dépasse. Il est suivi d’un ratier au poil blanchâtre détrempé ; j’aurais cru Milou, si d’aventure, des pantalons de golf avaient oscillé au-dessus de mollets bien dessinés et de molières de pluie.

Ils semblent ignorer ma présence. J’en profite pour chercher une retraite dans la palissade sur le bas-côté au-delà d’un accotement en herbe rare glissante et flaqueuse ; une encoignure ouvre un passage sur la nuit rassurante et redoutable à la fois. Je me retrouve planté devant l’agent trente-trois, le doigt sur la massive moustache, des filets d’eau dégoulinent de son casque blanc brillant, sur sa cape de service griffée du chiffre, et puis au sol, les filets d’eau forment un anneau autour des éclabousseuses noires astiquées à la perfection.

Il me détourne du spectacle de sa personne, d’une main gantée en poudrée blanche, vers la ruelle éclairée en pointillé que je viens de quitter. Mon regard croise un autre pipeur. Il se tient en retrait de son subordonné et d’autres inspecteurs en pardessus imperméable et Borsalino suintants, tous hardés. Habillé de même, il reste toutefois stoïque, les cheveux blancs jetés à la diable. L’une ou l’autre goutte claire sous la réfraction faible germe sous la pluie, telle l’extrémité d’une fibre optique. Je reconnais Maigret, il me semble, ou peut-être le Commissaire Bourdon, si la moustache se détache. Non, c’est impossible, ce dernier est toujours coiffé de son petit cape tyrolien en shetland à minces bordures raides. Indifférents à ma curiosité, ils sont là à forlancer je ne sais quel rambo à la petite semaine.

Je regarde dans la direction que m’indique l’hirondelle, d’un coup sur l’épaule qui sonne de l’eau imprégnée. La triste venelle est visible dans les fentes entre les planches disloquées. J’ai l’impression que le décor est délinéé à l’encre de chine, façon ligne claire, et les palis devant nous deviennent des à-plats noirs auréolés de gris. Les visages autour de moi adoptent soudain le même aspect sans estompe.

La magie éclate. Les froissis et les grénelis d’une démarche hésitante au son mouillé, s’élèvent proches, sur la droite. Une forme tassée filtre entre les fissures, elle avance avec cette démarche hectique des fauves à l’ouvrage, blessés à mort. L’homme lutte contre une abasie en progrès. Il se voyait aller de forlonge. Hélas pour lui ! C’en est tout le contraire. L’escarpe en témulence chute dans le hiement de l’enceinte et le clapotis de l’herbe bleuâtre. Il est en déréliction. Dans l’encoignure, la lueur blafarde d’une ampoule en suspension, je le vois janotiser affichant un sneer, que trahit ses dents blanches par-dessus un sourire sanglant. Les guetteurs détournent et rembûchent. Le Capitaine Haddock et Lefranc – ou Rie Hochet – raccostent.

L’homme est enclos, appuyé sur ses coudes, le visage au sol. Sa casquette de biais laisse apercevoir une chevelure soignée lisse tirée vers la nuque. Maigret saisit un papier froissé passant de la poche du caban.

J’ai le temps de surlire : « la caillette et l’aliboron se trouvent à l’embûche ». Un de ses inspecteurs retourne le corps inerte. Malgré les paupières échancrées aux yeux retournés je reconnais dans la pénombre Olrik, l’infâme. Il est emporté par les argousins aux longs pans d’hirondelles, à travers la bruine grisaille qui efface le lointain.

Tout à coup la scène s’efface. Nous avons maintenant besoin, là, d’un long couloir en coude, un plafond jadis chaulé mais écaillé, la clarté des néons blafards, des murs en ciment stuqués, repeints de vert d’eau brillant, en deux teintes, une cimaise mince en bois foncé lustré le long des murs, une plinthe idem et un sol de granito. Il suffit de passer la porte : on est dans le couloir de la préfecture de police. Parfois une trouée dans le mur épais interrompt cette course. Lorsque j’y approche, je découvre une porte en métal, à la fenêtre unique aux fins meneaux et vitres dépolies. Une inscription sur un carton encadré en bakélite coupe la vue : « Commissaire Maigret ». La lumière rouge accolée à l’encadrement de la porte m’interdit d’ouvrir la porte. J’essaie quand même. Aucune réponse sinon l’insistance du témoin rouge. La porte est fermée à clé.

Au mur, partie vert d’eau plus clair, il y a un portemanteau en fil de fer à têtes de bois, indéfiniment inutile. Tout comme le banc de bois lustré et arrondi, de deux mètres, en dessous, sur le sol en granito.

Au bout du couloir il y a la porte, la seule que j’ai trouvée à pouvoir ouvrir. J’ouvre : j’arrive à la consigne, la salle d’accueil de toutes les prises de corps, au vaste comptoir de bois noirci et aux murs couverts d’étagères toujours vides, à l’une ou l’autre exception, sous les larges baies hautes mates. Il y baigne des flaques d’eau. L’agent trente-trois et les inspecteurs tiennent un individu trempé. Il semble se débattre. Serait-ce Olrik ? La casquette enfoncée m’empêche de le reconnaître. Si c’est le cas, Blake et Mortimer ne sont pas loin. Ou bien serait-ce Bono, qui dans une heure sera libéré par l’intervention de son avocat préféré ? Au-delà de la verrière de la façade, le jour se lève blafard et trempé.

Zap sur image. Georges Rémi est à mes côtés, souriant, Fanny est indécrottablement à ses côtés. Monique Schram me présente. Le brave homme me tend la main, je suis debout. Il y a si longtemps. La porte de son bureau ouvre sur la baie par laquelle l’Avenue Louise lui impose les turbulences de son trafic des années soixante. Laissant Monique et ses deux hôtes, je m’agaillardis à entrer dans le saint des saints, cette simple pièce où trône un vaste bureau attenant à une table à dessins ancienne, en bois assombri et passé. Le bureau en bois clair et vernis est encombré de feuillets, d’esquisses, tassées sous son lampadaire, qui plient sous le courant d’air. Par la porte mitoyenne, on entend la voix tonitruante de Bob de Moor. Dirait-on qu’il s’en prend à Gaston ? Non, ce n’est pas possible, il faudra pour cela se tromper de maison d’édition, emboîter le pas à Monsieur Demesmaeker et son attaché-case en cuir rutilant, ou pister la mouette rieuse tirant un ballon rouge par son fil.

Sous mes efforts, la porte reste fermée. Je contourne la table à dessins, pour franchir un espace créé dans le mur du bureau. L’appartement de Tintin à New York se dresse devant moi, la fenêtre ouverte sur la Quinzième Rue, d’où monte le tumulte urbain. Comme à « Je n’aime pas la Culture », je m’assieds dans le fauteuil délaissé, là, sous le lampadaire allumé à pied tourné où attend un journal déplié à la diable et une pipe chaude dans un cendrier. Les vastes appuie-coude donnent un sentiment de confort. Me verrait-on dans cette position sacrilège ? Je savoure un instant le privilège usurpé. Où est passé Tintin ? Je me lève, regarde par la fenêtre, le vertige m’aspire vers la circulation nerveuse aux étranges autos, loin en bas. À l’aiguille de l’horloge, gigote Buster Keaton à bout de bras. Au bow-window d’en face, un rideau s’écarte avec une lenteur suspecte. Je me retire dare-dare vers un dégagement. Tintin ne viendra pas encore.

Je me retrouve dans le débarras, assis dans le fauteuil nana de Niki de Saint-Phalle, en face d’un assemblage de Tinguely. Les flashes de Mireille Dabée m’aveuglent. Elle ressemble tant à Marguerite Yourcenar, jeune, au début de son art. Il y aura au moins un témoin à mes sacrilèges. Je l’entraîne du bras dans le couloir sombre derrière elle, entre deux vitrines. Où sont les murs, maintenant ? Il n’y a plus qu’un décor étrange, un panorama de montagnes, une vallée qui interdit toute toquade. Il faut contourner par sa droite, le stupa en stuc à la chaux immaculée, sous peine de malheur. La manière de passer sous une échelle, des gens d’ici. Ici ? Un yack planté là, chargé comme un yack peut l’être autant qu’un baudet, patiente sur la piste pentue et cailloutée, où Mireille trébuche, raccrochée à mon bras. La casquette du Capitaine Haddock gît au pied du templet. Plus loin une chaussure. Mais pas de Capitaine.

Nous poursuivons le chemin aride, descendant vers la vallée encaissée. Il ne faut pas être sujet à l’acrophobie. Le paysage est grandiose, mais la sente étroite. Si ce n’est point vrai, cela y ressemble beaucoup. Bravo Jeannot Kupper ! À droite du layon caillouteux, une grotte : peut-être, s’y trouvent Tchang et le bon Yéti ? Point d’odeur carnassière ou fétide, point d’allures, ni de trace de vie dans l’antre, cependant elle se prolonge vers une phosphorescence, là-bas. Mireille ou Monique ? Je m’enfonce dans l’excavation. Ma course débouche sur une esplanade bétonnée, vaste, grise sous le ciel bleu roi scintillant au-dessus du cirque des montagnes aciérées et amaties. Au milieu campe un gigantesque fuseau en damier blanc et rouge, entouré des tours de service brasillantes. Un Willy’s GP, une jeep stationne à quelques mètres : Buck Danny, Sonny et Tumbler discutent à grands gestes. Elle démarre en direction de la base, à l’arrière de la fusée, où s’alignent des Panther bleu Navy markings blancs, prêts à l’envol. Les tours s’écartent, muettes. Des véhicules aussi. Le jet de la fusée sera tantôt d’une blancheur qui mouchera les illuminations industrielles et militaires.

C’est maintenant qu’il faut un décor surréaliste, où les lumières deviennent noires sur l’orbe blafarde de leur halo, et le mur de façade attenant plongé dans un clair-obscur de circonstance. Mais le soleil blanc de cette journée de novembre aveugle toute la scène d’une avenue encore ombragée de ses huit rangées de marronniers, entre Bois et Palais de Justice, encombrée de calèches et de chevaux, de vélocipèdes maladroits et de piétons en groupes. Aurais-je oublié mon rendez-vous avec Calendula et Isabelle ?

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