Alors comme ça, tu tiens à savoir quand mon histoire avec Simenon a commencé ? Parce qu’évidemment tu es persuadé qu’il y a un commencement précis à cette désormais longue et passionnante histoire. Tu te dis : pas de commencement, pas de verbe. Eh bien, mon cher, je vais sans doute te surprendre : pas quand j’étais ado et que déjà je dévorais tout ce qui me tombait entre les mains et qu’en même temps, la tête en feu, j’écrivais des tas de choses, contes à ne pas lire la nuit et poèmes d’amour fou, petits romans pleins de mystères et journal intime débordant de rage.
Non, beaucoup plus tard, des années après, 1965 ou 1966, à Louvain, Louvain-Leuven. Dans les vieux bâtiments du Faucon, si tu vois ce que je veux dire.
Je me trouvais ce jour-là tout en haut de l’amphithéâtre et j’essayais tant bien quel mal de suivre le cours de… De quoi ? De qui ? Rigaux peut-être, toujours tiré à quatre épingles. Ou Lagasse. Encore que Lagasse, entraîné dans le tourbillon de la vie politique, fût en ces années-là le parangon du professeur fantôme.
À moins que ce ne fût Coppens.
Lequel donnait le très technique cours de droit commercial. Et qui avait bel et bien, je te jure, le physique de Rik, son homonyme au pied agile, l’avant-centre fougueux, la grosse brute épaisse et merveilleuse du Beerschot.
De loin en loin, je prenais quelques notes et n’arrêtais pas de consulter ma montre à mon poignet. J’avais hâte qu’on en termine : entre dols et délits, partages et warrantages, traité international et bail emphytéotique, mes repères juridiques restaient assez flous.
Et voilà que je me suis soudain rendu compte que, sur la rangée où j’étais assis, Pierre V., deux ou trois places plus loin sur ma gauche, était en train de lire un bouquin et que ce bouquin n’était ni un syllabus ni un code mais un livre de poche.
Impossible néanmoins de savoir quel en était le titre. Pour autant que je pouvais en juger, vu la disposition des caractères d’imprimerie sur les pages et la vitesse avec laquelle Pierre V. les tournait, en portant chaque fois son index sur le bout de la langue, il devait s’agir d’un roman.
Le cours fini, je me suis précipité sur Pierre V., impressionné par son culot. Et j’ai constaté que le livre de poche en question était Le Chien jaune de Simenon.
Bien sûr, je connaissais. Je veux dire : comme tout le monde. Parce que Simenon était un nom archi-célèbre et que ses œuvres étaient partout – les librairies, les bouquineries, les marchands de journaux, les bibliothèques publiques… Et même, je m’en souviens fort bien, au Sarma de la rue Marché-aux-Poulets où j’allais souvent car il y avait toujours des Série Noire à prix réduits, la page 4 de la couverture flanquée d’une vilaine étiquette collante bleu ciel que je n’ai jamais réussi à enlever.
Mais comment se faisait-il que je n’avais jamais lu un seul des innombrables romans de Simenon, pas plus un Maigret qu’un non-Maigret, alors que j’étais très gourmand de littérature policière et que j’aimais cette littérature dans sa variété et sa diversité, autant Agatha Christie que James Hadley Chase, autant John Dickson Carr que Dashiell Hammett ? Qu’est-ce qui me poussait à croire, à l’époque, que Simenon n’était pas un écrivain pour moi ?
La suite, tu la devines, n’est-ce pas ? Non seulement, sous les insistances de Pierre V., je me suis très vite mis à Simenon mais je l’ai fait, sans me gêner, durant les cours de droit (pas tous, pour être franc). En commençant par ce Chien jaune qui, comme tu le sais, est un des tout premiers Maigret et qui, d’emblée, m’a ébloui. Sur quoi, j’ai lu, dans l’ordre ou dans le désordre, je ne pourrais plus m’en souvenir, La Vérité sur Bébé Donge, Les Frères Rico, Les Gens d’en face, Le Pendu de Saint-Pholien, La Boule noire, Les Complices, En cas de malheur, La Maison du canal… Sans que j’oublie La Chambre bleue dont les premiers chapitres d’un érotisme si prenant me troublent encore et toujours, de la même façon que Lucienne de Jules Romains et L’Enfer d’Henri Barbusse.
Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus ?
Que, depuis lors, je n’ai plus quitté Simenon (ou que Simenon ne m’a plus quitté) et que son art extraordinaire du roman me fait toujours autant d’effet.
Que je me sens très souvent immergé dans son gigantesque univers. Avec ses gens à lui, ses hommes et ses femmes qui sans cesse se perdent et se déchirent, leurs amours et leurs haines, leurs terribles détresses et leurs terribles silences.
Et aussi qu’après la fac de droit je n’ai plus revu Pierre V., mon mentor simenonien.
C’est ça la vie : un roman de Simenon plus vrai que nature. Dans lequel on est tous, toi, moi, les amis d’hier et ceux d’aujourd’hui, des hôtes de passage.