Dans quinze jours je jouerai Brel. Chaque année en novembre c’est le gala de l’école. Il y a les profs qui s’occupent de tout et ceux qui laissent venir. Nous on en a deux qui assurent.

L’une règle les paroles et l’autre les mouvements. Elles ont le même âge. Elles s’entendent bien, pouffent de rire en même temps et font les gros yeux quand il faut. Il y a la Grande (Clairgeon) et la Petite (Van de quelque chose).

Avec elles on construit un ballet-théâtre. Il faut occuper l’espace, régler les rythmes et les déplacements. Jef, avec un groupe de danseuses blondes rien que pour le refrain et un ensemble de comédiens pour les jeux sur le texte.

Je me suis laissé pousser les cheveux, juste ce qu’il faut, pour respecter l’image de Jacques. Toute l’école devra connaître une chanson par cœur. Je vois d’ici la tête des grands et même celle des petits. La leçon de diction, dans chaque classe. « À présent, récitez-moi Le plat pays. »

Il paraît que je ne devrai pas pleurer avec Pablo qui joue le rôle de Jef. Les profs disent que ce serait « redondant ». Je porterai des bretelles et des bottines. Les bretelles seront assorties à mon long short vert scout. Pour les bottines, les profs hésitent encore. La Grande dit qu’elle va demander les ABL de son fils. La Petite a des chaussures de randonnée, bleu fluo, qui pètent sous les éclairages. Je crois que je préfère les ABL.

Les éclairages, au théâtre, c’est important. Les techniciens de la Maison de la Culture veulent, un mois à l’avance, recevoir la fiche technique de chaque partie du programme. Les deux meneuses de notre ballet étaient paniquées. Alors elles ont fait venir Béa.

Béa est envoyée par les responsables du projet École en seine pour aider les profs qui ont les jetons à monter leur spectacle. Non seulement elle s’y connaît en éclairages, mais en plus elle s’occupe de moi seul pour le texte. Elle me fait articuler, me règle l’intonation. Nous allons dans un local voisin et je répète avec elle. Elle a décidé que je dirais Jef debout sur un socle. Parfois debout parfois assis. En clair je serai la statue de Brel qui s’anime.

Jusqu’à présent on n’a répété qu’une seule fois sur scène. La Maison de la Culture n’est jamais libre, mais Béa fait partie de quelque chose dans l’institution et on a pu avoir la salle.

Les techniciens ne regardent que les six blondes du refrain. Elles dansent et leurs cheveux volent. Elles portent des chemises blanches qui symbolisent le passage. C’est une idée des deux profs qui ont voulu intégrer la danse contemporaine à un spectacle de mouvement. Parce que la Petite qui est prof de gym s’est spécialisée en danse et du coup il y a de la danse dans chaque spectacle de gala.

La Grande me donne cours de français. Elle, ce sont les histoires sans paroles qui la branchent. C’est pour cela que le ballet-théâtre commence par des modifications de la statue. Les comédiens viennent tour à tour modeler Brel. Chacun selon l’image qu’il se fait de lui. Je dois rester sérieux, me laisser faire, jouer le jeu. Même si Pauline me chatouille au passage.

Béa a réglé chaque moment de cette première approche. La musique s’arrête pile quand Jef me plante là. « À présent, Jacques, tu commences le texte. Tu te mets en mouvement et tu y vas. »

Après le premier couplet, il y a la scène de la virée. Je lance ma bottine au milieu du groupe de comédiens. C’est comme la bouteille de Coca dans le film Les dieux sont tombés sur la tête. Chacun y va de son imaginaire. Stef en fait un réveil. Alex et Kim, une bombe à retardement. Fanny, une sébile pour les pauvres. La tête noire de Chloé dit merci. Et comme ça, dix personnages jouent leur idée jusqu’à ce que Théo me ramène la bottine en courant.

Le deuxième couplet, je le dis en enfilant mon lacet le plus lentement possible. Je fais le nœud, je l’assure. Et revoilà la mise en danse des blondes. Puis la chaîne des passants, chuchotements et commérages. Par dizaines, des boîtes à chaussures défilent sur scène. On construit un mur. Jef regarde faire. C’est une idée des comédiens. Pour les boîtes, tout le monde s’y est mis. On a passé un mercredi après-midi à les encoller pour les couvrir de papier journal. Les deux profs comme des furies fabriquaient des seaux entiers de colle à papier. Elles ont eu des fous rires et nous des boutons. Jusqu’à ce que les blondes quittent le terrain parce que c’était trop sale pour elles. La Grande a glissé une remarque ironique, la Petite a dit « Allez, bon » et après on s’est déchaînés, les profs en tête. Et Pauline a eu les cheveux encollés. Heureusement, à la douche de l’internat il y avait de l’eau chaude.

Pour la fin du poème, les profs se sont débrouillées sans Béa. Moi, j’avais déjà peaufiné le texte avec elle. Viens, il me reste ma guitare / Je l’allumerai pour toi / Et on sera espagnols… La marche des dix Brel devant Jacques. À moi de jauger, de juger. Chaque comédien défile, tous se retrouvent derrière le mur de papier. Je rejoins le groupe, je fends l’obstacle et tout le monde me suit. C’est moi qui salue le premier.

Quand Béa a vu ça, elle a dit que c’était génial, qu’il ne fallait rien changer. Et comme on était sur la scène de la Maison de la Culture, elle nous a offert un verre au bar. C’est là qu’on lui a raconté les gags de l’aventure. Les cheveux encollés de Pauline. La présence clandestine du copain de Chloé. Les colères de la Grande lorsque quelqu’un brosse une répétition ou arrive en retard. La Petite et ses chaussettes trouées. La sarabande des femmes de ménage qui veulent nettoyer la salle avant la fin des séances. Les disputes avec les pétasses blondes (elles n’étaient pas là ce jour-là et Béa a mis fin aux critiques). Et mes lunettes ou pas mes lunettes. Il paraît que Brel n’en portait pas. Mais sans elles je flotte.

Quand les profs sont venues nous rejoindre après avoir tout rangé, on avait tout dit. La Petite a lancé : « Il y a trois papas qui attendent dehors. » La Grande a ajouté : « On les a invités mais ils ne veulent pas venir. » J’ai filé parce que mon père à moi ne plaisante pas avec l’horaire.

Plus que quelques jours avant la grande soirée. D’autres groupes se produisent aussi mais notre création sera un moment historique. Béa s’occupera des éclairages. Trois filles ont déjà placardé des affiches aux points stratégiques de l’école. « Le ballet-théâtre en finale du gala », « Jef, tes pas tout seul », « Un Brel de quatorze ans ». Puisque toute l’école a entendu parler du grand Jacques, pas la peine d’en dire plus.

Je deviendrai l’homme de la Mancha. Je bousculerai le mur pour assurer ma liberté. Je marcherai avec les autres sur une scène de terre battue. Vivant et légendaire.

Le pire, c’est qu’après le gala tout sera fini. Pauline et Kim ont déjà demandé aux deux profs de recommencer l’expérience l’an prochain. Elles ont ri : « Oui mais vous nous en avez fait voir ! ». On n’a pas compris ce qu’elles ont voulu dire. La Petite a dit : « Nous déciderons après le gala. » La Grande a ajouté : « Alors il faudra bien travailler en classe. »

Je crois que ce sera oui. En attendant je vais penser à mes bottines. Les ABL du fils de la Grande. Pour les bretelles, la Petite a trouvé celles de son grand-père. Pour mes lunettes, c’est non. Et si t’es encore triste / Ou rien que si t’en as l’air /Je te raconterai comment / Tu deviendras Rockefeller. J’ai dit que Rockefeller, ce serait une bonne idée pour un autre spectacle.

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