Drôle de 14 juillet…

Georges-Henri Dumont,

En ce 13 juillet joyeusement ensoleillé, le train de 10 h 42 s’arrêta en douceur à la gare de M… Pour autant que l’on puisse appeler « gare » le petit bâtiment allongé, de construction récente, qui abritait essentiellement le garde-barrière et ses tableaux électroniques. Une valise de cuir brun à la main gauche, un homme vêtu d’un costume en gabardine mastic descendit lestement de la première voiture. Les cheveux blonds au vent, il paraissait la quarantaine et avait le teint pâle, l’air soucieux aussi, des citadins. Le temps d’ajuster les lunettes solaires sur son nez qu’il avait assez fort et déjà il se retrouvait seul sur les cailloux du quai étroit. Précédé d’un bref coup de trompe, le train était reparti en direction du chef-lieu de la province.

Édouard Duval, de son état professeur de sociologie urbaine, emprunta un sentier bordé de hautes graminées – c’était la sortie de la gare – et franchit une passerelle qui surplombait la rivière dont les eaux rapides bouillonnaient rageusement sur les troncs d’arbre qui encombraient son lit. Puis il atteignit la route creusée d’ornières. Son collègue de la faculté, un habitué du village, l’avait prévenu : le chemin était long depuis la gare jusqu’aux premières maisons et il ne cessait de monter durement. Édouard Duval prit son souffle, passa sa valise brune de la main gauche à la main droite et partit d’un pied ferme.

Il se sentait délicieusement heureux. Heureux d’avoir voulu rompre les amarres pendant trois jours, heureux d’avoir lâché ses travaux sur les diverses catégories d’aliénation dans les communes périphériques, heureux d’avoir annulé son rendez-vous chez le psychanalyste. Mais, à mesure qu’il montait et respirait plus rapidement, une certaine inquiétude l’envahissait. Peut-être était-ce sous l’impression de marcher sur une route taillée dans le roc, à mi-chemin entre le sommet d’une crête boisée et le fond d’une vallée qui s’élargissait en forme d’étang. En suivant le vol souverain d’un grand busard, l’envie lui prit, en effet, de quitter la route, de couper à travers bois et de grimper jusqu’à la ligne de sapins marquant la crête. Puis, changeant d’idée, il voulut s’engager sur un sentier qui l’aurait mené jusqu’à la rivière. Il ne fit cependant ni l’un ni l’autre, trouvant finalement ses désirs successifs inadaptés à sa tenue soignée, à sa valise encombrante et à l’approche de midi.

Arrivé à la hauteur d’une carrière abandonnée dont il admira les stratifications, il se rappela brusquement qu’avant de partir, il avait laissé sans réponse une lettre d’Irène, le suppliant de revenir sur sa décision de mettre fin à leur liaison. Pendant qu’il s’arrêtait pour reprendre haleine, il se demanda si sa décision de rupture était vraiment irrévocable ; il n’en avait jamais parlé à son psychanalyste.

— Et puis zut, s’écria-t-il. Je ne suis pas venu ici pour m’analyser. Assez d’introspection !

Deux geais qu’il avait surpris par sa clameur intempestive s’envolèrent en poussant des cris effrayés. Il ôta ses lunettes solaires pour détailler leur plumage bleu, noir et blanc, et repartit d’un pas dont l’assurance grandissait à mesure que s’allongeait devant lui la flèche du clocher néogothique. Les premières maisons grises et blanches offrirent bientôt à son regard leurs fenêtres garnies de géraniums rouges. Il s’attendait à tomber sur l’inévitable monument aux morts des deux guerres ; il fut soulagé de ne voir que la statue d’un semeur égaré parmi les rosiers en fleurs. Puis, se profila, précédée d’une terrasse ombragée par deux gros tilleuls, l’auberge qui lui avait été recommandée. Il n’y en avait, d’ailleurs, pas d’autre à M…

Nul client ne hantait le bar-salon-réception à cette heure où tout le monde était encore en promenade ou à la pêche. Édouard Duval s’avança vers le comptoir et appela.

— Il y a quelqu’un ?

Une jeune femme blonde, très jolie, d’un type celtique prononcé, surgit d’une porte de côté.

— Me voilà ! Vous êtes sans doute Monsieur Duval ; je vais vous conduire à votre chambre.

L’escalier couvert d’un tapis grenat était presque aussi raide que l’échelle d’un poulailler mais la chambre, avec vue sur l’église et le château du XVIIIe siècle, ne manquait pas de charme.

— En principe, on mange vers une heure, précisa l’accorte hôtesse.

Édouard Duval remercia en rencontrant son regard bleu, ouvrit sa valise, répartit soigneusement son linge dans l’armoire et se changea. Un pantalon de toile bleue et une chemise à manches courtes lui parurent convenir à la chaleur méridienne et à ses projets. Puis il se reposa un quart d’heure sur le lit dont il avait écarté la courtepointe de cretonne fleurie. Tout cela était, à la fois, banal, rassurant et apaisant.

Quand il descendit pour prendre un whisky, le bar était comble et la terrasse envahie de pensionnaires, de leurs enfants et de leurs chiens. Quelques pêcheurs haut bottés s’en revenaient de la rivière ; rien qu’à leur visage, on pouvait deviner si leur panier d’osier était vide ou plein. Le dos arrondi dans la toile rouge d’un transatlantique, le professeur de sociologie urbaine sirota son whisky, les yeux mi-clos ; l’euphorie de l’alcool agissait promptement sur lui, surtout par forte chaleur. La sensation de se trouver isolé et silencieux parmi des familles bruyantes et des couples chuchotants ne le gênait guère. Depuis sa rupture avec Irène, il s’était habitué à la solitude. Il le croyait, du moins.

Le repas, servi dans une salle à manger qui affirmait ses prétentions au style rustique, fut excellent, en tout point conforme à ce qu’avait annoncé son collègue de la faculté : cuisses de grenouilles nageant dans la sauce à l’ail, civet de marcassin fondant dans la bouche, tarte aux prunes saupoudrées de sucre, le tout arrosé d’un Beaujolais. Il s’agissait maintenant d’explorer ce coin d’Ardenne dont on l’avait assuré qu’il abondait en sites légendaires. À sa question précise, Christine – c’était le prénom de la jolie femme blonde – lui répondit assez évasivement.

— Bah, vous savez, les gens ne s’intéressent plus aux légendes ; ils viennent ici pour pêcher, ou faire semblant, chasser, bien manger et bien boire. Il y a bien la châsse de saint

Hubert dont on prétend que les moines la cachèrent dans un souterrain du château, mais on ne l’a jamais retrouvée. Ah ! oui – la promenade vaut la peine, si vous êtes bon marcheur – il y a aussi la grotte de la sorcière ; il vous suffît de remonter la rivière jusqu’à un pont de bois. La grotte est peu profonde mais, prenez garde, les vipères apprécient sa fraîcheur.

— Les vipères, ce n’est rien, interrompit un petit vieux au visage ridé, qui devait en être à son sixième verre de bière. C’est la sorcière qu’il faut craindre, Monsieur ; elle lance des sorts et déteste être dérangée…

— Vraiment ?, dit Édouard Duval sur un ton qui invitait à la confidence.

— Oui, vraiment, Monsieur. Le plus souvent sous la forme d’un cheval mais parfois sous celle d’un renard ou d’une brebis, elle surgit pendant la nuit. Partout où elle est passée, c’est le désastre. Dans les étables, on trouve des bêtes étranglées. Impossible de faire du beurre avec le lait des vaches et, jadis quand on cuisait encore le pain chez soi, dans le fournil, la pâte ne levait pas. Les horloges se détraquaient et, à minuit, les cloches du village sonnaient l’angélus de midi. Une sacrée garce de sorcière, je vous le dis. Il y a bien longtemps, des hommes d’ici et des deux villages les plus proches crurent pouvoir la capturer. Ils détenaient le moyen de lui faire rendre grâce.

— Elle avait donc un talon d’Achille…

La remarque d’Édouard Duval était stupide ; il s’en rendit compte trop tard. Mais le vieil homme, ne la comprenant pas, poursuivit, imperturbablement.

— Je ne sais comment, un gars était parvenu à recueillir dans une bouteille un peu d’urine de la macrale. Si l’on parvenait à jeter sur celle-ci le contenu du flacon, elle était vaincue sans rémission. Encore fallait-il la surprendre – femme, cheval, renard ou brebis – et l’atteindre. Selon les uns, on y parvint une nuit de la Saint-Jean. Les loups dévorèrent la sorcière-cheval, sauf la tête que les hommes de M… ramenèrent triomphalement, fichée sur un bâton. Depuis lors, on nous appelle les têtes de cheval. Mais selon d’autres, l’homme qui portait la bouteille d’urine, troublé par le langoureux hennissement du cheval ensorcelé, la laissa tomber sur un rocher. Elle se brisa net et se vida de son précieux contenu. Ainsi la sorcière échappa aux hommes et aux loups. Maintenant, si le cœur vous en dit, allez-y voir mais soyez sur vos gardes ; on ne sait jamais !

Édouard Duval, ravi de cette histoire où il percevait la symbolique des catégories d’aliénation villageoises, offrit un septième verre de bière à son interlocuteur, monta prendre sa casquette blanche et sa canne à bout ferré, et se mit en route.

Devant le bloc rocheux qui, face au pont de bois, se dressait à la croisée de deux chemins, Édouard Duval ne vit d’abord que des papiers gras et des journaux abandonnés par les touristes. La désinvolture de ceux-ci avait le don de l’irriter au suprême degré. Tout en proférant quelques vaines injures, il écarta du pied les emballages de yaourt et dégagea l’anfractuosité tapissée d’une légère couche de salpêtre. Elle paraissait, comme on l’avait dit, étroite et peu profonde. La sorcière devait être toute menue pour y loger, mais peut-être dressait-elle une toile pour compléter l’habitacle.

Avec les précautions d’un enquêteur, le professeur de sociologie urbaine plongea dans l’ouverture sa canne à bout ferré ; aucune vipère ne se manifesta en sifflant ou en fuyant. Ni sorcière ni serpent donc, mais le site était incontestablement impressionnant : ombreux, entouré de rochers déchiquetés et éboulés, le soleil faisant miroiter la rivière assez large à cet endroit.

Pour éliminer toute trace de laideur, Édouard Duval regroupa les papiers sales et y porta la flamme de son briquet doré, un cadeau d’Irène. Il dut s’y reprendre à quatre fois ; à trois reprises, un coup de vent éteignit la flamme vacillante. Enfin le feu prit devant l’antre de la sorcière, éclairant un nom écrit à la peinture blanche et presque effacé : Marie Gobaye.

« Si quelqu’un s’approchait maintenant, ricana Édouard Duval, il me prendrait pour une réincarnation de la sorcière. »

Mais seules les corneilles signalaient leur présence par des croassements répétés.

Lorsque le feu fut consumé – ce qui se produisit promptement faute de combustible —, il contourna la grotte et grimpa sur le sommet du roc. Le toit en quelque sorte. Il s’assit sur la mousse spongieuse et s’apprêtait à s’allonger. À ce moment, il vit, près de sa casquette blanche qu’il avait déposée, les entonnoirs sombres de trois trompettes-de-la-mort. On a beau se dire que ce champignon est aussi comestible et savoureux que la girolle jaune safran, à laquelle il ressemble par la forme, son aspect et son nom funèbres donnent froid dans le dos. Comme pour se rassurer par des gestes de scientifique, Édouard Duval cueillit délicatement une trompette, observa les lobes des bords ondulés et respira l’odeur doucement fruitée.

« S’il y en avait davantage, se dit-il, j’en ramènerais à l’auberge ; on les cuirait avec une omelette. »

Il arpenta les alentours, le nez vers le sol, mais ne découvrit aucune autre trompette-de-la-mort.

Le retour fut une longue flânerie par l’autre rive de la rivière. Les pensionnaires étaient déjà à table lorsqu’il rejoignit l’auberge. Après le dîner, un peu simple à son gré mais savoureux, il retrouva le petit vieux au bar, attablé avec trois partenaires qui lui disputaient une victoire au couyon. Les cartes tombaient l’une après l’autre, avec une densité variant d’après leur valeur.

— Casimir, tu as encore gagné, c’est de l’abus, se lamenta un joueur.

Casimir, plus très conscient, encaissa la mise d’un air détaché et se tourna vers Édouard Duval.

— Et alors, Monsieur, vous êtes allé chez la sorcière ? L’avez-vous vue au moins ?

— Mais non, rassurez-vous. Je n’ai vu que quelques vieux papiers devant la grotte ; j’y ai mis le feu…

— Vous ne manquez pas de culot : un feu devant le logis de la Marie Gobaye !

— À propos, sur le rocher, il y avait des trompettes-de-la-mort. Pas assez malheureusement pour agrémenter une omelette.

— Combien ?

— Trois.

— Évidemment !

— Pourquoi évidemment ?

— Oh ! pour rien…

Et Casimir reprit sa partie de cartes, sans plus adresser la parole à Édouard Duval qui dégustait un verre de Poire William.

Le professeur de sociologie urbaine dormit assez mal, cette nuit-là. La chaleur, le chant persistant des grillons, la fatigue, les histoires de sorcières. Après tout, les causes d’insomnie et de cauchemar ne manquaient pas. Ce qu’il savait, en tout cas, à son réveil, c’est qu’il entendait réaliser au plus tôt le désir de monter jusqu’à la ligne de faîte, qui l’avait tenté, le matin de son arrivée. Il s’habilla à la hâte, descendit mais ne trouva personne ni dans le bar, ni dans la salle à manger. Il était trop tôt, sans doute. Tant pis, il se passerait de petit-déjeuner.

L’ascension à travers les ronces et les broussailles fut assez pénible – « quelle idée aussi de partir à jeun » – jusqu’au moment où il atteignit une croix en pierre. Il s’approcha et lut :

CY ONT ETE ECRASSES SOUS LEURS HVTES HENRI SONET JEAN MOLHAN LE 22 IVELLETTE 1773 REQUIES CANT IN PACE

Il ôta sa casquette blanche ; non point pour saluer la mémoire des bûcherons foudroyés, mais pour s’éponger le front. Puis il poursuivit sa montée. En sortant d’une hêtraie, il déboucha sur une vaste clairière de couleur rose pourpre, tant elle était couverte d’épilobes en pleine floraison. C’était d’une beauté poignante, presque irréelle. Il s’arrêta, émerveillé, les deux mains appuyées sur sa canne. Soudain, un bruit de branches cassées se fit entendre, à l’autre bout de la clairière. Un sanglier, sans doute, en quête de nourriture sous les souches d’arbres ? Non, un homme s’avançait. Un bûcheron de toute évidence, puisqu’il portait une grosse cognée sur l’épaule droite. Édouard Duval se redressa, prêt à saluer l’inconnu, comme c’est l’usage en Ardenne. Celui qui s’approchait d’un pas lourd devait avoir largement la cinquantaine et mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix, car malgré son mètre soixante-quinze, Édouard se sentait très petit.

L’homme marchait droit devant lui, le regard fixe, la bouche entrouverte au milieu d’une moustache et d’une barbe d’un noir intense.

— Bonjour, voulut dire Édouard Duval.

Il n’en eut pas le temps. L’homme s’était précipité sur lui et l’avait jeté à terre aussi facilement qu’il aurait écarté une branche de noisetier. Édouard Duval se releva prestement.

— Mais, Monsieur, que vous ai-je fait ?

Le bûcheron le toisait de son regard toujours aussi fixe et aucune réponse ne sortit de sa bouche toujours entrouverte. Plus vexé que furieux, le professeur de sociologie urbaine décida de poursuivre sa route mais, au milieu du champ d’épilobes, il fut rejoint par l’inconnu qui, aussi aisément que la première fois, l’envoya au sol.

La scène se reproduisit six fois, dix fois, Édouard Duval n’aurait pu le préciser mais il se relevait de plus en plus difficilement de chaque chute. Sa respiration, courte et rapide, émettait un petit sifflement lamentable qui lui rappelait les bronchites de son enfance. Son dos lui faisait atrocement mal et l’angoisse avait succédé en lui à l’indignation. Parfois l’homme semblait disparaître dans la forêt mais dès qu’Édouard Duval tentait de sortir de la clairière, il resurgissait, le regard fixe, la bouche entrouverte. Mieux valait ne pas l’affronter inutilement et attendre. Mais pendant combien de temps ?

Vers midi – ou était-ce plus tard ? –, le prisonnier de la clairière observait mélancoliquement ses mains griffées par les ronces qu’il avait accrochées à chacune de ses chutes ; elles formaient un réseau de petites lignes roses, au bout desquelles perlait un peu de sang. D’abord intolérablement chaude, sa sueur devint froide, et il eut comme un éblouissement. Le paysage lui parut basculer, et il crut voir galoper un cheval gris, à l’endroit même où il s’était heurté, pour la première fois, à la brute impassible. Il se frotta nerveusement les yeux et se persuada qu’il fallait attribuer l’hallucination au soleil qui tapait dur autant qu’à la faim qui le tenaillait. Il fouilla ses poches, y trouva deux morceaux de sucre qu’il croqua rapidement. Mais cela ne l’apaisa guère. Au contraire, son affolement ne cessa de grandir au point qu’il appela plusieurs fois au secours, en hurlant de toutes ses forces. Seul l’écho lui répondit. Et quel écho ! Il ressemblait à un hennissement.

Édouard Duval, désespéré, tenta un nouvel essai d’évasion, dans la direction opposée à celle où il avait cru voir un cheval gris. Il n’avait pas atteint les premiers hêtres de la forêt que déjà le bûcheron fonçait sur lui.

Sans doute dut-il s’évanouir d’épuisement. Ou s’endormir. Il ne le saura jamais. Quand il reprit conscience, le soleil achevait sa descente vers l’ouest. De larges échappées blanches zébraient le ciel. L’approche de la nuit fit naître en lui un sentiment nouveau : la colère. Il se leva en se tenant les reins des deux mains et, décidé à rentrer coûte que coûte à l’auberge, marcha résolument vers l’endroit par où, le matin, il avait débouché sur la clairière. La brute le guettait. Sans attendre d’être assailli, Édouard Duval pointa sa canne ferrée sur la poitrine de son ennemi. Il appuya de toutes ses dernières forces, en fermant les yeux. Il les rouvrit pour voir le bûcheron trébucher et laisser choir sa cognée.

Son exploit accompli, Édouard Duval fit mine de descendre vers le village mais l’homme s’était redressé, menaçant. Alors d’instinct, il ramassa la cognée, la souleva à grand-peine et la laissa retomber sur la tête de l’inconnu qui s’effondra, le visage bientôt inondé de sang.

Le soulagement d’Édouard Duval fut de courte durée. L’angoisse d’être traqué et menacé de mort par une brute l’avait quitté, mais pour faire place au remords. Lui, le pacifiste intégral, l’homme de la seconde joue tendue, l’admirateur de Gandhi, venait de tuer. Il se pencha vers le bûcheron, posa l’oreille droite sur sa poitrine : le cœur ne battait plus. Ne pouvant supporter les yeux grands ouverts du cadavre, il abaissa leurs paupières, puis il s’assit la tête entre les mains.

Que faire ? Tout raconter au garde champêtre ? Peut-être ne le croirait-il pas, ou bien il serait arrêté et condamné pour meurtre. Un beau scandale à l’université ! Ne rien dire ? Mais on ne tarderait pas à découvrir le cadavre et l’enquête conduirait vers lui. Il prit un mouchoir et effaça ses empreintes sur le manche de la cognée – il avait lu cela dans les romans policiers. Ensuite, il se dirigea vers l’auberge, convaincu qu’il valait mieux dormir et réfléchir avant de faire quoi que ce soit.

Il faisait très noir, la lune était voilée et les grillons chantaient à faire mal aux oreilles.

À l’auberge, la clientèle était couchée déjà. Édouard Duval monta dans sa chambre et se jeta tout habillé sur le lit.

*

Il était dix heures passées quand il s’éveilla au bruit des conversations sur la terrasse de l’auberge. Il avait une faim de loup. Après le petit-déjeuner, il se retira au bar, s’empara d’un journal local qui traînait sur une table, parcourut les titres à la recherche d’un récit du drame.

« Je suis idiot, s’avoua-t-il. Comment la nouvelle pourrait-elle être déjà publiée ? »

La belle Christine était au comptoir.

— Madame, vous me préparerez ma note, puisque je pars cet après-midi.

— Déjà, Monsieur Duval ? Cela ne me regarde pas mais vous aviez retenu jusqu’au 15 juillet.

— Mais nous sommes le 15 juillet.

— Que non, nous sommes le 14, et vous êtes arrivé hier par le train de 10 h 42.

— C’était avant-hier.

Édouard Duval consulta sa montre-calendrier qui, effectivement indiquait le 15. Il voulut la montrer à Christine mais une dame grisonnante qui lisait un livre près d’une fenêtre, intervint.

— Je suis française, Monsieur. Quand je vous dis que nous sommes le 14 juillet, vous pouvez me croire. L’anniversaire de la prise de la Bastille…

— Eh bien, tant mieux ! Il me reste donc un jour, murmura Édouard Duval qui commençait à s’interroger sur son état mental.

— Tous les professeurs sont distraits, conclut Christine. Votre ami l’est autant que vous. Enfin, presque autant…

Édouard Duval, sachant de moins en moins s’il devait aller ou non voir le garde champêtre, commanda un café noir. Question de reprendre ses esprits. Christine le lui apporta avec un sourire où la compassion tenait une certaine place. À la première gorgée du liquide brûlant, le glas sonna, annonçant la mort d’un villageois.

— Voilà que ça sonne pour le pauvre Arthur, observa Christine.

— Ah ! oui…

— Vous l’avez peut-être rencontré, Monsieur, bien que vous soyez distrait ? Un homme comme un arbre : un mètre nonante. Pas un cheveu gris, la moustache et la barbe aussi noires qu’à vingt ans.

— Sûrement. Mais comment… je veux dire, de quoi est-il mort ?

— On l’a trouvé, ce matin, pendu dans la cave du donjon.

— Au château ?

— Oui, Arthur en était l’intendant. Pourtant il n’avait pas l’air désespéré. Sauf peut-être, certains jours, quand il vous regardait fixement…

Édouard Duval faillit se sentir mal au début de la conversation. Sa maîtrise de soi et le café noir lui avaient cependant permis de poser les questions dont chaque réponse le rassurait et l’inquiétait, à la fois. Pas de doute possible : le mort pour qui sonnait le glas était bien l’homme qu’il avait tué dans la clairière aux épilobes. Mais cela n’expliquait rien. Surtout pas qu’on l’ait trouvé pendu dans une cave du donjon.

— Oui, je m’en souviens ; je l’ai rencontré… hier, dit timidement Édouard Duval en regardant la peau griffée de ses mains.

*

Un assassin revient toujours sur les lieux du crime. Édouard Duval avait une raison supplémentaire de remonter vers la clairière aux épilobes ; il y avait perdu sa casquette blanche dans les combats.

Il connaissait bien le chemin. Évidemment. Il ne s’arrêta pas devant la croix des bûcherons tués par la foudre et, presque en courant, atteignit la clairière. Elle était aussi belle que la veille. La veille ? Enfin, oui, la dernière fois. Il la parcourut dans tous les sens. Aucun cadavre, aucune cognée. Les épilobes dressaient bien droit leurs hampes fleuries : aucune trace de marche, de passage ou de corps à corps. Mais là, au pied d’un massif de genêts dont les graines craquaient au soleil : sa casquette blanche…

Il la ramassa ; trois taches de sang souillaient la visière.

Renonçant à comprendre mais convaincu que la solitude ne lui valait rien, il regagna l’auberge. Dès son retour, la casquette toujours à la main, il demanda à pouvoir téléphoner un télégramme à Irène :

Viens me rejoindre ce soir à M… Stop. T’attendrai à la gare À 18 h 20. Stop. Une sorcière m’a fait la leçon : j’ai DÉCIDÉ DE t’ÉPOUSER. STOP. ÉDOUARD. STOP.

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