Une

Ils sont complètement pétés. Elle a bu, il a probablement fumé, en plus. Ils se tournent le dos, je devrais dire ils se tournent les fesses. C’est en tout cas plutôt l’impression que ça donne. Et pourtant ils dansent. Et ils sourient, surtout elle. Lui, il essaie. Il a l’air, au choix, de sortir d’un immeuble en feu, de réchapper de la noyade ou alors de jouir, mais après beaucoup d’efforts.

Bon, j’arrête. Je ne peux pas penser que ce soit une photo de vacances. Et dire qu’elle lui a envoyé ça pour lui montrer comment elle savait s’amuser – avec un de ses ex, sans doute. Pour l’exciter, aussi. Le coup de flash les a figés comme des insectes dans un bloc d’ambre – en moins joli. Sa tête à lui : blond filasse, cuivré un peu rouge, tee-shirt blanc pour faire ressortir le bronzage. Mince et jean délavé. Sa tête à elle : vulgaire comme un pot de chambre, chapeau noir de cow-boy sur des cheveux châtains trop longs pour son crâne d’oiseau, joues brillantes, sourire de call-girl quise veut aguichant, plaqué sur son visage comme une baffe. Une minijupe noire à franges, un petit top noir dos nu. Mince, elle aussi, mais elle ne tardera pas à être aussi potelée qu’une rosette de Lyon. Pour le moment, elle gesticule, visage tourné vers la caméra, en étendant les bras comme une danseuse du ventre ou une Balinaise qui aurait perdu toute décence, prête à claquer des doigts. Le mélange est vraiment à vomir. On dirait une stripteaseuse qui répète un set pour la première fois, encore incertaine du costume de départ.

Je n’en reviens pas qu’il puisse envisager sérieusement de la rencontrer. Qu’est-ce qu’il peut bien lui trouver ? Ou alors est-ce qu’il est en manque à ce point ? Est-ce qu’il n’y a vraiment personne dans sa vie? Non, ça, je le sais. J’ai assez d’occasions de jeter un regard dans son quotidien pour me rendre compte que non seulement il vit seul, mais encore qu’il ne fréquente personne régulièrement. Mais est- ce qu’il envisage vraiment d’introduire ce genre de… cette espèce de… dans son existence? Ou bien c’est seulement pour s’amuser, pour passer le temps ? Je sais qu’il reçoit du courrier d’une agence matrimoniale, l’enveloppe se veut discrète, mais j’ai l’œil pour ça…

J’écris en cachette, il faut que je planque mon carnet, on va encore se moquer de moi ou, pire, essayer de me le prendre pour y lire mes secrets. Qu’ils aillent au diable, tous, au boulot, à la maison, si je peux appeler ça une maison. Dire qu’il y en a qui cherchent à habiter avec quelqu’un! Pour ne pas être seuls ! Oh, si je pouvais me tailler d’ici… il doit faire bon dans le jardin, là-bas, le matin, sur la terrasse, devant la cuisine…

 

Deux

Encore une qui sait s’amuser. Elle a un pagne long en raphia, elle éclate de rire en essayant d’imiter le pas d’un danseur indigène, genre gentil organisateur. On ne voit même pas bien son visage, elle a le bras levé devant, c’est malin, j’admire leur instinct très sûr pour se faire voir sous leur plus mauvais jour. Cheveux courts, brun foncé. Un collier de fleurs de papier orange lui pend jusqu’au ventre. Elle a un je ne sais quoi de plus distingué que Numéro Un. Justement, je ne sais quoi. L’autre était vulgaire avec un grand naturel. Celle-ci, on dirait plutôt qu’elle essaie désespérément de se décoincer.

Heureusement, il s’est assez vite débarrassé de la cow- girl. Ils se sont vus, ça c’est sûr, et je pense qu’ils ont couché ensemble, finalement, mais ce n’est pas plus certain que ça. Il y a eu deux fois, en tout cas, où sa voiture n’était pas devant la maison, le matin, quand j’y passais. Ils ont dû sortir en boîte, et dieu sait où et quoi après. Le principal, c’est que ça n’ait pas duré. Vraiment, elle ne lui venait pas à la botte, il me décevait énormément. La nouvelle est mieux. Il l’a collée contre le frigo à côté de la première – la photo je veux dire, celle où elle danse avec son pagne. En glissant un œil par la fenêtre de la cuisine, qui est juste à côté du mur d’entrée avec la boîte aux lettres, j’ai un aperçu de son tableau de chasse. Je ne vais pas m’en priver. J’aimerais bien avoir des doubles des photos, mais avec la mémoire que j’ai, je suis tranquille. Je peux les regarder en détail dans ma tête, tout au long de ma journée de débile. Et penser à lui tant que je veux. Ils ont mes heures, ils ont mon fric, ils ont mes – mes attitudes. Même des paroles, ils ont. Mes pensées, ça, c’est à moi.

 

Trois

Celle-là, c’est l’étudiante à sciences-po qui a décidé d’oublier la fac et qui s’éclate, en week-end ou en mini-trip dans une ville d’Europe, plutôt Nord, on dirait, peut-être Prague. (Peut-être Anvers, après tout.) Elle sourit avec entrain, comme si elle devait tenir l’amarre d’un hors-bord avec les dents pour l’empêcher de partir. Cheveux trop longs, encore, maquillage raté, c’est trop ou trop peu, dans ces cas-là il vaudrait mieux ne rien mettre du tout, mais elle n’a sûrement pas assez confiance en elle pour ça.

En tout cas, elle, elle a eu les honneurs de sa chambre. Il l’a ramenée chez lui, je le sais parce qu’elle sortait de la maison au moment où j’arrivais dans la rue. Il avait l’air content, elle a sans doute des talents que son allure ne révèle pas de prime abord. Il l’a embrassée assez longuement entre la haie et la boîte aux lettres, la porte du garage était levée, elle avait une petite voiture gris clair, elle lui a envoyé des baisers en démarrant, après il est resté un peu à regarder dans le vide, puis il est rentré par la porte-fenêtre de la cuisine. J’attendais en les épiant de loin, en me cachant à moitié derrière l’abribus en face. Puis j’ai marché vers la maison, j’ai jeté un regard à l’intérieur, il tournait en rond dans la cuisine, comme si la maison était devenue trop grande pour lui. Il n’était pas rasé, un pan de sa chemise baîllait, il tirait la tronche, j’ai eu de la peine pour lui. J’aime les hommes nets, bien rasés, qui sentent bon. Il a dû jouer à l’étudiant, avec cette gamine. Elle est mieux en vrai que sur la photo, je veux bien le concéder. Celle-là, il l’a imprimée, il l’a reçue par Internet, pas par courrier. Elle est plus grande que les autres, la photo, je veux dire. Les deux premières ont disparu de l’étalage, c’est parce que Numéro Trois est venue chez lui, je suppose qu’il tenait à faire bonne impression au petit-déjeuner, c’est le genre de détail qui tue, juste après qu’il demande combien de sucres, dans le café : « C’est qui ? – Boah, des copines. Des copines, c’est tout. » Une semaine plus tard, de toute façon, tout le monde se retrouvait sur la porte du frigo.

Seulement, ça y est, j’ai une photo de lui, maintenant. Prise avec mon Nokia, elle est un peu floue mais on le voit de très près, il a la bouche un peu ouverte et il regarde pile dans ma direction, peut-être qu’il commence à dire bonjour. Je ne la colle pas sur le frigo, pas si bête. Je l’ai dans mon portefeuille, et aussi derrière le miroir de l’armoire, dans ma chambre, juste entre la vitre et le panneau, où sûr et certain que mes imbéciles de frères n’iront pas la trouver. Ça me fait flipper, de l’avoir ainsi à portée de main, pour ainsi dire. Je regarde, j’étudie. Alors, c’est ça, l’expression qu’il a pour me dire bonjour, quand il arrive qu’on se croise le matin. En vrai, ça va si vite que je n’ai pas le temps de l’imprimer. Là, j’étudie, j’étudie. Je me demande s’il a l’air content ou fâché, s’il me regarde ou s’il regarde à travers moi. Je me demande si j’ai ma chance. Je me demande. À force de me demander, j’aurai cent ans le jour de passer à l’action. Et pourtant j’hésite.

 

Quatre

Ouh, mais c’est une galerie à elle toute seule, Numéro Quatre. Je ne veux pas t’inquiéter, ma chérie, mais c’est foutu d’avance. Tu as vu tes bras ? Note, la peau est OK, mais il y en a un peu trop. Tes boucles d’oreille bleu vif sont pas mal mais pourquoi tu les mets avec ce sac rouge foncé que tu prends sûrement pour un chemisier ? Et tes lunettes, chouchou, tes lunettes. Et cette coiffure, non mais tu te fous de qui ? Catégorie cinq, magnitude sept… je pense que je vais décréter l’état d’alerte maximale, avec évacuation générale et intervention de l’armée.

Je suppose que c’est sa mère qui la lui a mise dans les pattes ? Bonne cuisinière et tout ? Jeune divorcée méritante ? Il n’a pas trouvé ça sur le Net, pas possible. Elle n’a pas une tête à aimer la même musique que lui : du lounge, à fond la caisse, de toute façon il n’embête personne, il est tout seul, parfois je l’entends de loin et moi, j’aime bien, j’aime vraiment bien, d’ailleurs j’en écoute aussi, mais moi je dois la mettre en sourdine à cause des autres qui ont horreur de ça, ces connards. Je m’en fous, j’écoute au casque et je suis dans mon monde, avec lui et mon carnet où j’essaie de le dessiner d’après la photo. C’est tout ce que j’ai comme paysage, la télé ça m’est égal, les sorties ça m’est égal, les autres ça m’est égal. Rien que la musique et lui, et mes mains vides, et les nuits où je me retourne dans mon lit comme dans une tombe, en pensant comme c’est bête que ce ne soit pas moi, avec lui, où qu’il soit.

Elle n’a pas non plus une tête à aimer beaucoup faire l’amour: plutôt sentimentale, du genre plus-je-connais- les-gens-plus-j’aime-les-bêtes. Bouh. Elle a fini comme les autres, au frigo. J’aurais préféré qu’il la déchire, la photo je veux dire, parce qu’elle fait vraiment tache, j’ai mal aux yeux chaque fois que je la regarde, par la fenêtre…

 

Cinq

Je la vois mal, Numéro Cinq, la photo est minuscule, une vraie vignette. Cela dit, je me demande si j’y perds beaucoup. Je distingue une robe longue, un corps quel- conque penché sur une belle carosserie, ça doit être au Salon de l’Auto. Ce n’est tout de même pas une hôtesse? Du genre, qui peut être gentille si on passe commande? Non, mais j’hésite tout de même, ça peut être la proprié- taire de la voiture, ou alors la femme du propriétaire, ou la maîtresse du patron du garage… En tout cas, fière de poser le long du capot. Une grosse cylindrée, qui me rappelle une publicité indécente pour une société de voitures d’occasion de luxe : sur l’affiche, il n’y avait pas de voiture, juste une belle femme dans une pose abandonnée, avec une question, quelque chose comme : « C’est vraiment si important d’être le premier ? » Mais ici, la voiture est neuve, c’est clair, et la fille je n’en sais rien, je ne suis pas spécialiste, c’est le moins qu’on puisse dire.

Je ne peux pas penser qu’elle y croie une seconde. Mais c’est ça, ce n’est que ça. Il suffit peut-être d’y croire, après tout, ou de faire semblant. Et moi, si je…? Et si c’était une blague, s’il collait des photos côte à côte sur le frigo pour faire une blague ? Mais à qui ? Et puis j’en ai vu une, au moins une des cinq. Donc, je continue. En ce qui me concerne, Numéro Cinq, il peut la foutre à la poubelle, la photo je veux dire. Et même la fille, après tout. Elle pue le fric et la facilité. Celle-là, en tout cas, c’est certain qu’il ne l’a pas emmenée chez lui, je l’aurais remarqué. C’est drôle de penser que je sais tellement de choses de lui ? Je suppose que ça m’est interdit, quelque part dans un code moral, terrestre ou céleste, que je ne devrais pas, que mon attitude paraîtrait suspecte dans n’importe quelle série télévisée. Ça m’amuse. J’ai raté pas mal de choses, mais ça, au moins, ça m’amuse. Ce n’est pas beau, non, mais c’est bon. Donc, je continue.

 

Six

Si ça continue, justement, je vais ouvrir mon propre site de rencontres Internet. Et pourquoi pas? Ce serait un chouette projet pour lui, d’ailleurs. Après tout, il travaille dans la branche. Numéro Six est vraiment une perle, la photo m’a fait pisser de rire. Le frigo commence à ressem- bler à un bêtisier de Play-Boy. Elle est désarmante : lunettes carrées, nez rond, lèvres charnues, pour ne pas dire épaisses. Cheveux plats. Pour le reste, je ne peux pas juger.

Ce soir, c’était plus fort que moi. Je sais que je n’ai plus rien à faire là, à cette heure, mais il a fallu que je revienne, que je m’approche de la maison. Les fenêtres du salon étaient éclairées, et je sais bien que le chien des voisins est rentré depuis longtemps, après sa petite promenade, c’est une brave bête qui me connaît tellement bien qu’elle n’aboie même pas. Donc, facile de se glisser derrière la cabane à outils et de là d’observer le salon. Je voyais le grand rectangle de lumière se dessiner sur l’herbe, un ballon des gosses d’à côté gisait sur la pelouse, qu’il irait relancer demain d’un coup de pied par-dessus la haie. Il venait de pleuvoir légèrement, l’herbe brillait. J’ai l’habitude de marcher par tous les temps, et l’habitude aussi de rester longtemps bien tranquille, en attendant les collègues au centre de tri.

Il était dans son bureau. Il a gesticulé pendant quelques minutes au téléphone, puis il est descendu dans le salon, s’est versé à boire quelque chose, genre alcool, avec des glaçons. Je passais les photos en revue, en l’imaginant aller vers le frigo chercher les blocs de glace, je connais tellement bien la maison que je peux continuer à le voir en pensée quand il disparaît, je vois la maison comme une maison de poupée, comme ces maisons qu’on dessine en volume avec des parties en plus clair ou en pointillé pour montrer qu’elles existent même si on ne les voit pas. Il a regardé fixement dans ma direction, ouh le battement de cœur mais non, il regardait à travers moi, et il s’est remis à faire des gestes, et on aurait dit qu’il parlait mais sans son portable, et je me suis tout à coup demandé s’il ne répétait pas son rendez-vous de demain, ou s’il ne revivait pas la rencontre de la veille. Pourquoi j’aurais trouvé ça ridicule ? Moi aussi, par exemple, il m’arrive d’embrasser mon oreiller et de lui dire des mots, le soir, en pensant à lui, et d’autres choses, aussi… Il est temps que je lui ouvre les yeux. Ce n’est pas possible, il perd son temps, il se trompe d’amour, il se fourre le doigt dans l’œil. Oui, mais est-ce qu’il se rendra compte, quand je lui dirai, quand j’arriverai comme le Destin ?

 

Sept

Cette fois, c’est la bonne. Bon, ce n’est pas un canon, c’est sûr. Mais après tout, lui non plus. Elle est un peu fanée, avec une lumière au fond des yeux, pourtant, des sourcils qui veulent, une bouche qui attend. Il y en a eu d’autres avant lui, ça laisse des traces. Des grands espoirs, des désespoirs. Des grands soirs, des petits matins. J’en ai passé des nuits à tenir la chandelle alors que le jeu ne la valait pas ! Je me suis fait avoir. Souvent. Ils sont tous les mêmes. Sauf lui.

Cette fois, c’est la bonne. C’est triste de le dire comme ça, mais les événements m’y forcent, et lui aussi, après tout. Il a tout épuisé. Les agences matrimoniales. La fac. Les sites de rencontres – tiens, ce serait un chouette nom pour un site, ça, cette-fois-cest-la-bonne, point com. Il a tout essayé pour se réchauffer à quelqu’un. Les semaines de dernière minute au Club Med. Les feux d’artifice de la Fête Nationale. Les finales de Coupe du Monde. Les soirs de victoire électorale – de gauche ou de droite, là n’était certes pas la question. (Si j’étais lui, je me désolerais d’avoir raté la Libération. Ça ne devait pas manquer d’occasions.)

Il est miro ou quoi ? À l’école, on était sur le même banc ; il a continué, moi j’ai dû arrêter pour gagner ma vie. Pendant dix ans, on a été voisins ; et maintenant, depuis six ans qu’il habite aux Chaumettes – oh! mais dans le beau côté des Chaumettes, celui avec les pavillons, celui avec les jardins –, il est dans ma tournée de courrier, c’est moi qui lui donne les lettres qui contiennent les photos de ses conquêtes. Est- ce que c’est scandaleux que je l’aime ? Est-ce que ça ne crève pas les yeux? Qu’est-ce qui m’empêcherait de le vouloir? Qu’est-ce qui l’empêche de voir? Il n’y a personne qui le connaisse mieux que moi. Je le vois tous les jours presque à la même heure, avec son mug de café sur l’appui de fenêtre de la cuisine, au moment où je passe. Je sais qu’il va monter dans son bureau, se replonger dans ses trucs d’informatique, de sites web, de sécurité système, est-ce que je sais, moi. Dans ses damnés sites de rencontres. Depuis quelques jours, je sonne exprès pour lui donner ses enveloppes, pour les lui remettre en mains, pour le toucher des yeux, peut-être du bout des doigts. Alleeeeeez ! Réveille-toi !

Ce matin, je lui en ai tendu une, le cœur battant, en souriant. Avec une nouvelle photo. Il n’a même pas eu l’air de me reconnaître. Numéro Sept, c’est moi, ouvre les yeux, bon dieu.

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