Un toast en Toscane

Luc Devoldere,

« À Lorenzo il Magnifico ! » Les verres de spumante furent brandis et à toutes les tables on porta un toast vibrant au premier enfant et petit-enfant des exploitants de l‘albergo dette Terme à Bagno Vignoni. La succession était assurée. On apporta des plats fumants et des bouteilles sombres pour des hommes vêtus de costumes brillants et des femmes tapissées de tout ce qui peut s’accrocher. Le lieu de l’action : la terrasse en plein air de l’hôtel, avec vue sur un bassin de quarante mètres sur vingt. Un bassin remplace ici la place du marché.

Luigi m’avait conduit en voiture depuis Pozzuolo, un village donnant sur le lac Trasimène. Nous passâmes par Montepulciano, puis Pienza, où il n’était jamais allé. Le paysan était intarissable sur la terre aride, sans arbres ni buissons, de Val d’Orcia. La photographie d’art toscane était le cadet de ses soucis. Nous parlâmes des vendanges, de la qualité probable de la récolte de l’année du jubilé 2000. Il livre ses raisins à la Cantina de Montepulciano : raisins ombriens qui deviendront un Vino Nobile toscan. Au sujet de son fils, qui prépare l’examen d’État, il déclara : « Si ça ne tenait qu’à lui, il continuerait à étudier pour l’éternité. » Il le dit avec la résignation mélancolique d’un père qui évalue la distance entre sa vie et celle d’un fils qui ne sera pas un successeur. C’est pourquoi Luigi loue maintenant des chambres à des touristes et a installé une piscine où les villageois peuvent venir nager le dimanche ; en outre, il tolère des Allemands sur ses champs.

Le soir, sa femme Eisa leur sert des plats délicieux. Mais le grand amour de Luigi reste réservé aux chevaux. Ceux-ci doivent réaliser ses rêves aux courses hippiques de Grosseto. Il ne voulut pas descendre à Bagno Vignoni, bien qu’il n’ait jamais vu non plus cette localité. Même un verre ne pouvait plus le retenir. Il voulait rentrer dans sa verte Ombrie.

(Et puis vint le huitième jour. Et Dieu créa le cyprès, la colline et l’eucalyptus. Il les plaça dans un réseau harmonieux de relations réciproques, les saupoudra d’esprit de géométrie et d’esprit de finesse et nomma le tout Toscane. Puis vint l’homme : pendant des siècles il façonna le paysage, y traça les sillons profonds de son attention et de ses efforts, et y plaça une ferme et une petite église – toujours dans un cadrage asymétrique. Mais personne ne le voyait. Pas encore.

Dans cette Toscane, sur un mur, je lus ce graffito : « Angels neverstay in paradise. » Le touriste culturel a rempli le vide laissé par les anges, et le paradis s’est adapté. L’Occidental fortuné, gâté, est venu s’y retirer pour cultiver l’olive, pour se relaxer. Et ensuite écrire un livre sur le pays. Ce qui a attiré de nouveaux visiteurs qui sont venus jeter un coup d’œil sur le paradis, lequel avait pris conscience de ses propres charmes et s’était de la sorte chassé lui-même. On commença à tirer profit de tout : paysages, fermes, huile, vins, fromages, trésors artistiques. On entendait à tout bout de champ des formules du genre « Oh, comme c’est typique ! » ou « C’est encore authentique, là-bas ! » Cependant, la mise à profit de ce qui est typique, authentique, en représente précisément la destruction. Depuis lors, la Toscane est ambiguë.)

L’albergo delle Terme à Bagno Vignoni a été construit comme résidence d’été pour Enea Silvio Piccolomini (1405-1467), alias le pape Pie II, par l’architecte Bernardo Rossellino, qui allait contribuer, pour ce même pape, à la transformation du village de Corsignano en une ville idéale, la ville de Pie : Pientia, Pienza. Par bonheur, la ville idéale n’a jamais vu le jour. Les réalisations de Rossellino se limitèrent à une église, un palazzo ouvert – avec son jardin – sur la vallée, et une place. L’architecte construisit l’abside de l’église sur une éminence surplombant la vallée. Le jardin, lui aussi, s’étalait au-dessus de la vallée. Ce fut une erreur. L’église s’affaissa, et l’on ne peut plus entrer dans le jardin.

À Pienza, Luigi avait bien voulu descendre. Sur la place devant la cathédrale, avec ses deux percées sur une vallée vaporeuse, nous engageâmes la conversation avec le vieux Cesare. Il était assis sur le banc de pierre adossé au Palazzo Piccolomini et nous raconta que le dernier comte de cette noble lignée était décédé en 1962. À cette date, son fils était mort depuis longtemps : son avion s’était écrasé en 1942 au-dessus de Malte. Cesare avait été un fier figurant lors du tournage du film Le patient anglais.

« Est-ce que dans ce film il n’y a pas aussi un avion qui s’écrase ? »

Ainsi, il avait encore vu, au cinéma, la fin de la guerre en Toscane, car en 1945 lui-même se trouvait toujours en Russie.

Dans la vallée, sous la ville, je montrai à Luigi les fonts baptismaux de l’église romane où Enea avait reçu le baptême. Il les regarda avec le naturel d’un Italien qui fournit des papes depuis des siècles. On avait fait la toilette de la vieille église ; la fiente de pigeon, que j’avais aperçue dix ans plus tôt dans le clocher rond, avait disparu.

Arrivé à la station thermale de Bagno Vignoni, je descendis donc à l‘albergo delle Terme. Étrusques, Romains, hommes et femmes – strictement séparés au bain – m’avaient précédé ; de même que des princes et des papes, parmi lesquels Laurent le Magnifique et Pie IL Laurent, le Médicis rusé qui régna sur Florence au XVe siècle, y vint faire une cure afin d’« apaiser dans les eaux tièdes les douleurs de la famille ». Sainte Catherine de Sienne avait également une loggia donnant sur le bassin. Elle n’en tira aucun secours : elle mourut épuisée, tout juste âgée de trente-trois ans, avec sur ses lèvres les mots : « Sang, sang ». Sur la fin, après une vie consumée par l’amour de l’Église, elle vomissait toute nourriture, ne supportait même plus une goutte d’eau fraîche. La haine sacrée du corps l’avait portée à cette extrémité.

Dans un bâtiment situé derrière la loggia et qui a manifestement connu des temps meilleurs, on peut encore acheter des bains de boue et des massages pour ce corps, mais je suis allé m’asseoir, en dehors du hameau, près de ceux qui baignaient leurs pieds dans l’eau chaude et vive d’un fossé cherchant sa voie vers l’Orcia en contrebas. Entre les mollets gonflés et les jambes pleines de varices ; et au-dessus, des visages creusés de rides, traduisant l’attente et l’espoir. Mais toujours et encore j’étais attiré par le bassin, dont l’accès était maintenant interdit.

Un voile délicat flottait sur l’eau, qui faisait des bulles. Un homme descendit dans le bassin, pataugea jusqu’à une espèce de saillie métallique qu’il arrosa d’un seau d’eau. Ici également tout le monde marche autour de ce bassin, répétant ainsi inconsciemment l’ancien rite de l’ommegang. Plus personne n’y entre. Nous regardons dans l’eau, pressentons sous son miroir changeant le cœur de la terre, attendons un signe des nymphes, montons la garde.

Durant ce long voyage de l’esprit, le moment était venu de nous tourner un instant vers le corps, de lui donner ce qui lui revient. Ne fût-ce qu’en prenant notre parti de la distance qu’il prend par rapport à nous chaque fois que nous pensons coïncider avec lui. Cela n’a lieu, disaient les Anciens, que dans le coït et le sommeil, situations où Alexandre le Grand voyait des moments de faiblesse. « Ce n’est pas moi qui l’ai fait. C’est mon corps qui l’a fait, » dit très tôt l’enfant, par autodéfense, pour échapper à la punition.

Le dualisme nous est inhérent. Est-ce également ce que pensait Enea Silvio Piccolomini quand, après une vie d’amours fugaces, il sentit décliner sa sensualité et se proclama brusquement vieillard ? Il était saturé d’amour et l’amour était saturé de lui. Il se sentait vieux tout à coup. Mais le déclin de la sensualité était également un soulagement, une sorte de délivrance. C’est ainsi du moins qu’il présente la chose. Son passage de l’état laïc à l’état religieux coïncida avec la trahison qui le vit quitter le parti du Concile de Bâle et réintégrer le camp de l’Église officielle, l’Église de pouvoir. En onze années, un prêtre devint pape. Dans une autobiographie monumentale, écrite à la troisième personne, il convertit sa vie en chronique, son expérience en mots. Le compte rendu du conclave qu’il quitte après trois jours comme pape est rédigé dans un style d’une clarté implacable. Sans le moindre accent moralisateur, il décrit le jeu d’influences qu’il importe de jouer pour tenir en échec les cardinaux qui conspirent dans les latrines. Pie II voit la réalité et les gens comme ils sont. Dans son latin élégant, il rend supportable l’insupportable.

Parmi les invités à la fête tenue en l’honneur du nouveau-né Lorenzo, il y avait un vieillard qu’on avait extrait avec une lenteur exaspérante de son fauteuil roulant. À table, dans un esprit de pleine compréhension, il fut abandonné à son sort, toléré au sens le plus positif du terme. La maladie humilie, car elle affaiblit. Être malade, c’est vivre en mineur, vita minor. Le malade peut encore participer, mais à son rythme. Il vit dans un autre monde.

Je regardai mes mains, le corps, la machine qui un jour me trahira, mais pas encore aujourd’hui, tant s’en faut. Il y a seulement la fatigue qui se manifeste plus tôt et vous empêche de plonger aventureusement dans la nuit. Mais où était l’aventure à Bagno Vignoni ? Je me réfugiai dans Montaigne. Était-il venu ici ? En effet. Il note une migraine, une sensation de lourdeur, de faiblesse et d’agitation qui lui cause une vive inquiétude. Il trouve l’endroit insignifiant : des sédiments rouges dans une eau qu’on ne boit pas, de pauvres maisons autour du bassin. Dans une conclusion laconique, Montaigne vante l’excellence de cette station thermale, mais il est clair que sa formule est ironique.

Pendant le repas, le vieil homme se recroquevillait parfois en silence, mais continuait à sourire et à mâcher. Que ressentait-il ? Que montrait-il, que réprimait-il ? Avait-il l’habitude de se plaindre ? Tout le monde n’est pas Épicure qui, sur son lit de mort, en proie aux souffrances les plus atroces, professe son ataraxia (son impassibilité). Chez le commun des mortels, l’esprit s’écroule lentement sous le travail de sape de la douleur. La douleur prend le pouvoir. Comment s’y prendre avec elle ? De tolérable, quand devient-elle intolérable ? Et qui se prononce à ce sujet ? La douleur est une des rares choses qui sépare et unit les gens. On peut accrocher sa douleur, la douleur physique et celle que, faute de mieux, je qualifierai de « psychique », aux douleurs de tous les autres, douleurs vues, entendues, décrites. C’est un réconfort d’être recueilli dans la grande république des torturés. Mais cela ne vous empêche pas de rester seul. Seul avec l’indicible de la douleur. Vous ne pouvez en parler qu’à la troisième personne. De la façon suivante par exemple :

La douleur était la fidèle compagne de sa soirée, de la matinée et de la journée entière. Il la retrouvait là où il l’avait laissée, la seule qui ne l’eût jamais trahi. Il l’emmenait partout, l’épiait, lui tendait des pièges, composait avec elle, trichait ; elle était parfois généreuse, permettait qu’on la trompe, mais jamais qu’on la mette hors jeu. Elle était l’embuscade dans laquelle il se mettait. Il pouvait la décrire comme une brûlure sourde. De façon plus précise, il pouvait donner à la « brûlure sourde » – là – le nom de « douleur », faute d’un terme plus (ou moins ?) adéquat, et nommer ainsi ce qu’il sentait, le rendre maniable pour lui-même et les autres et l’appeler à l’existence, mais il restait toujours aussi solitaire. Devait-il détacher sa « douleur » de son corps, afin de l’isoler et donc de pouvoir la combattre, ou devait-il l’accepter comme une part indissociable de lui-même, consubstantialis ? Dans les deux cas il était condamné au concubinage, au huis clos avec sa douleur.

La nuit était presque tombée sur la terrasse de l’albergo delle Terme. Du bassin s’élevaient des vapeurs qui se métamorphosaient en longues traînées. La croix surmontant l’église Saint-Jean-Baptiste de l’autre côté de la place ressemblait maintenant à s’y méprendre à l’antenne de télévision voisine. La fête s’éteignait. Porté par des mains généreuses, le vieil homme fut évacué, Priam qui avait été un jour Hector. Au milieu du champ de bataille formé par les plats, assiettes et verres vides, un père donnait le biberon à son enfant. Lorenzo, le petit être humain accueilli en triomphe sur cette terre, n’était rien qu’un corps, une matière rose et frissonnante, bien éloignée encore du surgissement d’une conscience. Tant qu’il buvait avec avidité, il coïncidait encore avec l’acte de boire. La scission ne viendrait que plus tard, la douleur,

et plus tard encore la fatigue, mais pas l’amertume, non, pas l’amertume.

Et je levai mon verre à la santé du nourrisson.

[Extrait de De verloren weg. Van Canterbury naar Rome (Le chemin perdu. De Canterbury à Rome), Atlas, Amsterdam, 2002 et traduit du néerlandais par Marnix Vincent]

Partager