Lettre à Loup

Véronique Bergen,

À la mémoire d’André Cauvin

Loup,

Ce matin, alors que je m’emportais en rêve dans le premier concerto de Prokofiev, j’ai senti qu’une corde de mon violon lâchait, je continuai un moment avec les trois autres puis me rendis compte qu’elles sautaient une à une. Bien qu’adepte d’une rationalité sans faille, je suis ouvert à la réception des signes : je compris. Je me mis à trembler sous le coup de la douleur, un grand vide s’installa en moi, l’univers poursuivait sa course mais s’était fissuré. Je m’étais préparé à l’advenue du choc, pas au déferlement de ses mille et un points d’impact. J’en avais anticipé le schéma, pas les couleurs et les sonorités. Instinctivement, j’ai repris mon violon et, un instant, j’ai cru que mes doigts m’étaient rendus : ils signèrent une brève mais éclatante chorégraphie avant de retomber dans ce qu’ils étaient devenus. Ta mère entra dans la pièce et me dit ce que je savais déjà. Ton grand-père n’était plus. Elle m’a dit que tu tenais sa main dans la tienne, ton visage penché sur le sien, observant les dernières paroles, l’ultime regard lorsqu’il sombra dans la nuit définitive et que ta tendresse l’a accompagné jusqu’à son dernier pas. Je n’ai modifié en rien cette lettre écrite avant l’événement. J’ose espérer qu’elle adoucira un peu ta peine. Ton grand-père a presque traversé un siècle, comme l’ont fait ou le font Pablo Casais, Wilhelm Kempff, Leni Riefenstahl, Martha Graham, Jünger, Blanchot, Gracq, Lévi-Strauss, Balthus, Gadamer… La disparition d’un Titan, c’est l’engloutissement d’un monde, parfois la débandade du tout du monde. Ma petite Loup, il te faut veiller à ce qu’une part de lui reste en toi plutôt qu’une part de toi ne parte avec lui… Il n’y a pas d’épreuves sans qu’il n’y ait passages. Sache qu’en quittant la scène, il avait dans ses bagages son panthéon de guerriers et de déesses et surtout ton sourire de lumière qui l’accompagne désormais où qu’il aille… La question n’est pas que l’heure vienne au bon moment, car aucun n’est le bon : l’essentiel est que, quelles que soient les régions où il chemine dès à présent, ton grand-père porte en lui ce soleil que tu étais pour lui. La vie n’est pas un métier même si, un jour, elle nous met au chômage, elle est une passion qui se reconduit au fil de la foi qu’on a en elle et, même parfois, à son insu. Et, cette passion, ton grand-père l’a portée à des sommets que peu d’hommes ont cultivés.

Pour certains, la mort monte du dedans, gagnant peu à peu un terrain sur lequel elle finit par régner sans partage, grignotant de-ci de-là quelques lopins, n’hésitant à se grimer pour que le corps ne se méfie d’elle. Pour d’autres, comme ton grand-père, la mort est venue du dehors, comme une étrangère à qui on a fermé toutes ses portes, mais qui a tourné autour de sa proie pour trouver une brèche par où s’infiltrer. On ne peut dire que les premiers la comprennent davantage que les seconds. Les premiers la portent en eux, la prenant le plus souvent pour son contraire. Les seconds la confinent dans un lointain auquel ils refusent tout droit de cité. L’amour de la vie dont a toujours témoigné ton grand-père n’allait pas jusqu’à aimer ce qui l’interrompt. C’était un homme de projets qui, s’il concevait le ralentissement et la coïncidence de la fin et du début, ne l’admettait pas pour lui-même. Il ne consentait à se livrer à ce qui le désagrégerait, il résistait avec la pugnacité qu’il avait eue en 1940, embrochant ce qui épand l’ombre sur la terre. La mort ne le saisirait pas en traître, à l’improviste, en l’assaillant par-derrière, profitant d’un moment de relâchement. La mort ne le prendrait pas en amie, emmenant dans son trou celui qui avait partagé sa couche et aimé ses étreintes. La mort ne le ravirait pas en messagère prête à lui confier les ultimes secrets qu’il n’avait pénétrés.

La mort ne viendrait que lorsqu’il dépêcherait un double de lui-même chargé de l’autoriser à partir, lui, le grand voyageur qui abhorrait le dernier voyage. Il ne fermait pas les yeux devant la mort comme la statuette africaine qu’il t’a laissée, il la regardait en face pour la faire reculer. Sa flamme semblait inépuisable en ce que son avidité à découvrir n’avait pas de bornes. Chercheur infatigable de sensations, de formes, d’univers, de connaissances, de vérités, il ne lésinait sur aucun moyen pour s’installer au creux du vrai. Je dirais qu’il s’est engagé dans l’existence pour que la défense de la liberté fût le prélude de la vérité et savait que celle-ci ne se livrait par aucun chemin prétracé. Son exigence de savoir avait une densité proportionnelle à sa hauteur. Il n’explorait le monde sans s’explorer lui-même, toujours à l’affût de niveaux d’intelligibilité insoupçonnés. Parmi ses projets de films laissés à l’état d’ébauche, s’en détache un qui l’accompagna toute sa vie sans qu’il ne réussît à le mettre en œuvre, comme si, d’être essentiel, il ne parvenait à trouver le moyen de se hisser à la hauteur de l’absolu qu’il était. Je parle, comme tu le sais, de son projet autour de Leonardo da Vinci, diamant de feu resté dans l’ombre, astre solaire qu’il n’érigea jamais en plein ciel de peur, peut-être, d’incendier ce dernier. L’anticipation de l’œuvre avait une telle puissance qu’elle en empêchait la réalisation, si bien que les préparatifs finirent par tenir lieu d’événement lui-même. De ces deux Titans, je dirais que Leonardo da Vinci a muselé ton grand-père. Les projets inaboutis sont comme ces flèches que Nietzsche imaginait passer d’un penseur à l’autre, comme un legs de concepts et d’affects qu’il revient à d’autres de faire fructifier. Peut-être relanceras-tu cette flèche qu’il n’a réussi à faire voler… Ton grand-père avait la hantise de s’effilocher comme une tapisserie que ne tiendrait plus que la dernière Moire, c’est pourquoi il a mis un point d’honneur à partir, d’un bloc, saluant le monde qu’il avait arpenté et interrogé sans relâche.

Depuis plusieurs années, il craignait que la mort ne multipliât ses visages, venant sous la forme d’une subtile empoisonneuse, d’une étrangleuse vorace, d’une faucheuse indélicate. Il s’était mis à passer en revue toutes les modalités possibles de ses actions ainsi que les subterfuges dont elle usait pour s’acoquiner avec celui qui la repoussait. Il la soupçonnait d’être plus sournoise qu’habile, bien que capable de diversifier ses scénarios d’approche. On eût dit un guetteur qui, l’œil rivé sur l’horizon, observait cette ennemie montant du dehors, tandis qu’il affinait ses sens pour déceler la moindre expansion de son voile noir. Il savait trop bien que le geste le plus anodin à son encontre – forfanterie à la Don Juan ou accueil, fût-il timide – signifiait la victoire imminente de la Camarde. Il avait cessé de séparer les morts héroïques des morts grotesques, prématurées, absurdes, bien décidé à n’en justifier aucune et à n’accorder de crédit à aucune casuistique. Pour persévérer dans l’existence, il était prêt à devenir un assassin d’un genre particulier, le meurtrier de la mort, inventant un crime que les hommes n’avaient encore expérimenté. C’est ainsi qu’un duel serré s’était mis en place ces derniers mois entre lui et son adversaire honni. Partout où il avait côtoyé la mort, il s’était efforcé de lui faire barrage, durant la Seconde Guerre Mondiale comme au cours de ses immenses voyages. Sa soif de vivre ne semblait être mise en péril par rien comme si elle s’épandait au fil d’une création continue qui ne rencontrait d’obstacle à sa perpétuation. Il a construit son existence avec un enthousiasme qui ne s’est jamais démenti, s’étant fait l’arpenteur inlassable de savoirs toujours nouveaux. Si certains hommes passent leur séjour à somnoler, les sens en berne, ton grand-père était mû par une fabuleuse capacité d’éveil, par un stupéfiant appétit de savoirs et d’expériences. Et, de toute évidence, un siècle ne lui suffisait pour explorer les mille et une facettes du monde. Il alliait ce que peu d’hommes allient : la diversité des domaines abordés et la profondeur dans l’étude de chacun d’entre eux, le balayage horizontal et la précision verticale. Si je devais prélever un trait de caractère qui résumerait ce qu’il était, je dirais ceci : à chaque impossible qui lui était signifié, il ripostait en mettant tout en œuvre pour le transmuer en possible, sachant qu’il n’est d’autre tâche que celle d’augmenter notre liberté. S’il exerçait un tel ascendant sur les gens, c’est en raison de cette flamme farouche, indomptable qui l’animait ; par moments, le voir, c’était assister à un océan en feu, ou plutôt à un océan de feu qui n’était tendre à l’égard des Bouvard et Pécuchet qu’il avait à rencontrer. Il pourfendait la bêtise, la voyant comme la mère de tous les maux. Peut-être se faisait-il un devoir d’assurer la jonction d’un siècle à l’autre, militant pour l’esprit qui se conquiert lui-même toujours davantage. Il me revint en mémoire quelques-uns des proverbes africains qu’il aimait répéter : « il n’y a que le ciel qui voie le dos d’un épervier », « la vérité fait rougir l’œil, mais ne le crève pas », « la vie est un ballet ; on ne le danse qu’une fois ».

On m’a raconté que le chat qui avait élu domicile dans sa propriété a poussé un étrange râle lorsque ton grand-père rendit son dernier souffle. La hache avait frappé ; pourtant, l’air était doux, bercé par les premiers effluves des arbres en fleurs que guettait ton grand-père chaque printemps. La hache avait frappé ; pourtant, la vie semblait encore là alors qu’elle l’avait quitté, rôdant dans les pièces de la demeure, se réfugiant dans les innombrables objets de collection. Je ne peux en ce moment maîtriser le Requiem de Mozart qui monte en moi, je tangue sous son Introïtus et lutte de toutes mes forces pour n’être anéanti par la douleur que distille le Lacrimosa : rien n’a jamais produit en moi un effet plus poignant que les premières mesures de ce mouvement où le premier violon laisse se détacher des contretemps à la fois formidablement légers et spectraux, dessinant la chorégraphie d’une âme qui oscille entre ascension et descente, entre le souvenir de ce qu’elle a été et ce qu’elle laisse d’elle ici-bas. Dans cette œuvre, en un paradoxe qui n’est qu’apparent, la mort, d’avoir été sentie de l’intérieur, ne règne plus en maître, comme si, décryptée en son langage, elle ne pouvait que disparaître.

Le soir était tombé avec une légèreté toute particulière, se refusant à se graver dans l’épaisseur. Je dansais avec mon Guarnerius désormais muet, pressentant l’imminence de la menace. Tu ne lâchais sa main pour qu’il ne lâchât ce monde, bien qu’en même temps tu l’autorisais à s’abandonner et quitter la scène. Tu m’as raconté que les heures ne passaient plus mais se calcinaient, se tordant pour que n’advînt la dernière, la ravisseuse aux mains d’ange, que le temps intime et le temps calendaire se désaxaient, sectionnés à leur base. Petite, tu craignais que si ton grand-père venait à disparaître, tout s’arrêterait, frappé de néant. J’ai en tête les images et impressions que tu m’as communiquées : tu lui parlais par-delà les mots, tu cherchais les phrases essentielles qui condenseraient le tout du monde, le tout de votre affection, il te répondait par une pression des mains, tu opposais ta voix aux coursiers qui venaient pour l’emporter, tu te glissais tout près de lui au risque d’être entraînée dans le départ qui se profilait, tu songeas à toutes les morts qu’en un siècle il avait dû déjouer. Il semblait tendre toutes ses forces vers un point que tu identifias subitement. C’était le jour de ton anniversaire, l’heure de ta naissance approchait. La mort aussi. Ton grand-père venait à ta rencontre, déterminé à sceller votre lien dans l’indéfectible, orientant ses dernières forces vers la réalisation d’un acte dont la beauté te bouleversait. Du fond d’une semi-inconscience, il se dirigeait vers ce point qui vous unirait à jamais, traçant la figure d’un cercle que rien ne pourrait défaire. Il partirait à l’heure où tu étais arrivée, comme si, en abandonnant tout, il se dirigeait vers toi. Je pense comme toi qu’il fallait une générosité sans bornes, une grandeur peu commune, un amour extrême pour signifier un tel pacte, un adieu qui fut un merci et une alliance. Plutôt qu’un à-Dieu, un à-Loup. Là où les autres s’acheminent vers nulle part, il s’acheminait vers toi. Son corps pensait pour lui, sa pensée sentait là où ses sens s’engloutissaient. Sa dernière escale, ce serait toi et lui réunis dans un lieu qui n’appartient plus ni à la vie ni à la mort, mais à vous deux. Il n’avait rien laissé au hasard, il apposait son sceau à la dernière volute, son amour dictait sa volonté qui incurvait le cours des choses. Tu m’as raconté qu’il s’éteignit à 21 h 30, à l’heure exacte où tu es née, sacrant une boucle de toi à lui, de lui à toi, allumant une dernière bougie avant que le vent d’ébène n’en soufflât la flamme. Il t’offrit ainsi un fabuleux présent. Il dut lui en coûter beaucoup d’efforts pour réussir ce dernier exploit où la tendresse s’incarnait pour l’éternité, dessinant le symbole du cercle, celui-là même qui te hante. En sortant, il mit ses derniers pas dans les tiens, sachant que tu le ferais vivre en toi. C’était un 2 avril qui se terminait, c’étaient 97 printemps qui s’arrêtaient au seuil d’une saison qui les englobait toutes. Tu vis les yeux de ton grand-père se refermer, tombeau de leurs propres images, imprimant à jamais au fond de leurs paupières désormais closes le visage qui les avait portés dans la joie, le tien. Tu m’as dit sentir, alors que tu tenais encore sa main, son bras venir se poser sur toi, dans un entre-deux de la vie et de la mort, frère de celui qui gît entre veille et sommeil. C’était un 2 avril, jour où, un instant, les heures disparurent sous le coup de la Disparition, celant un continent blanc qui n’appartenait à aucune géographie. Les guerriers Konsô ont dû brandir haut leurs lances en signe d’hommage tandis que leurs cris ont dû secouer le ciel pour qu’il vire à ce rouge que ton grand-père aimait tant. Tu as dû voir, non le départ lui-même, mais le visage de ton grand-père rentrer à l’intérieur de lui-même, descendre dans les mythes qu’il n’a cessé d’étudier, se fermant à jamais au monde de nos formes. La mort me fait penser à une vague qui se retire, désertant à jamais celui qu’elle a bercé ; peut-être a-t-elle rebroussé chemin sur la pointe des pieds, honteuse d’avoir à emporter un homme qui n’avait pour elle qu’inimitié ; peut-être ne savait-elle comment ravir celui qui lui avait résisté un siècle. À l’instant précis où tout bascule, vie et mort s’interpénètrent avant que la seconde n’étende ses ailes sur la première ; le temps d’un éclair, le dernier souffle de l’existence et le premier pas de la post-existence se mélangent jusqu’à former un monstre logique. La fin n’a d’autre saveur que la suppression progressive de toutes les sapidités. C’est cette entrée dans le dénuement des sens, cet effeuillage des pétales de la vie que ton grand-père ne voulait acter pour lui-même alors que, métaphysiquement, il concevait l’existence comme un processus cyclique où éclosion et retrait s’enchaînent. Même douce, la mort a la violence du chasseur qui traque ses proies jusqu’à leur reddition. Même douce, elle a les mains calleuses de qui désécrit les poèmes de l’esprit. Tu m’as dit que l’heure qui sonnait la demie a balancé une dernière salve pour éteindre 97 printemps, que 21 h 30 était désormais pour toi une heure hors de la ronde des vingt-quatre et qui éclipsait toutes les autres. Sur le ring de la vie que ne régente aucun arbitre, une minute a mis à terre 97 printemps. Je ne doute un instant que les arbres de la propriété aient dû frémir et, se sentant orphelins, agiter leurs feuillages sous le coup de la douleur, que la grande demeure ait perçu qu’elle avait perdu son âme, que les statuettes aient épandu la triste nouvelle à leurs sœurs restées en Afrique. Quelques semaines avant sa mort, il relisait l’ouvrage qu’il avait rédigé sur les okapis, rêvant d’en voir surgir au détour d’une phrase, désirant une dernière fois contempler leur danse étrange, à la fois pataude et gracieuse, embourbée et légère…

Quand tu étais enfant, tu comprenais pourquoi une chose advenait, pas la raison de son départ et, c’est pourquoi, en mathématiques, tu abhorrais le zéro ; puis, peut-être pour calmer ta douleur, tu t’es rangée à la notion de cycle où chaque fin impulse un nouveau commencement au fil d’une transformation continue, sans création ex nihilo ni terme final. Un jour, non sans gravité, tu m’as expliqué qu’en mélangeant les lettres des mots « vie » et « mort » on obtenait « motiver » et tu en as conclu que seule la motivation rendait compte du triomphe de la vie ou du triomphe de la mort. C’était un 2 avril, un vendredi sur la pente de n’être plus aucun jour, cratère dans l’enfilement des heures, calendrier en lambeaux, mois de germinal guillotiné aurait dit ton grand-père. Le soir montait, la décapiteuse lovée dans ses plis, intimidée d’avoir à emmener un Titan qui avait l’amour de la vie pour allié. Ton grand-père franchissait la ligne d’où l’on ne revient pas, tu scrutais ce craquement par où le temps d’un homme tombe hors de lui-même, invisible fissure qui fait basculer dans le jamais plus, accroc dans le tissu vital qui ne nous laisse que la dépouille, non l’être lui-même. C’était un 2 avril, îlot qui faisait reculer l’océan qui l’encerclait. Le problème avec la mort, c’est que la multiplication des noms qui la désignent ne resserre en rien sa réalité objective, que ses symboles sont d’autant plus prolixes qu’elle nous échappe et que, nous, simples mortels, restons pris dans une alternative indépassable : lorsque nous sommes là, présents à nous-mêmes, c’est elle qui n’est qu’absence, et lorsqu’elle fait de notre corps son abri, nous ne sommes plus là. Bref, elle n’est pas faite pour les hommes puisque n’existent que des rendez-vous en éclipse. Tu m’as dit qu’une fraction de seconde avant que ton grand-père ne passât de la vie à la mort, tu avais été traversée par une image, celle de l’envol des dizaines de papillons qui composaient sa collection et qui formaient à présent un étincelant attelage céleste précédant l’élévation de l’âme elle-même.

Je ressens l’événement comme au travers d’une vitre formée par tes évocations, le touchant de la pensée ; je sais que je fais immédiatement monter à la conscience ce qui chez toi fut sensations, rafales d’émotions. J’ignore quelle part en moi s’autorise à transcrire toutes ces phrases qui te parviennent, moi qui ai toujours refusé l’abandon à l’introspection, l’écoute des mouvements subjectifs, les pérégrinations à l’intérieur de soi. La seule chose dont je ne doute, c’est que tu maintiendras alerte le texte qu’il n’a cessé d’écrire sa vie durant et que tu prolongeras son écriture par la tienne. Ma seule certitude, c’est que tu entendras et feras résonner en toi le chant qu’il t’a toujours confié. Je m’émeus de la beauté d’un adieu qui réussit à sacrer votre alliance pérenne, je songe à l’anneau magique que ton grand-père t’a offert, le 2 avril, lorsque 21 h 30 sonnèrent. Je ne peux m’empêcher de sourire lorsque je pense que la formule de la longueur de la circonférence, 2.π.r, et celle de la surface d’un cercle, π.r2, contiennent aussi mon prénom. Un prénom inséré dans cela même qui vous lie l’un à l’autre, comme un monogramme pris dans votre pacte… Les mystérieuses questions que tu posais, enfant, remontent à la surface du présent, j’entends ta voix légère, à la fois rêveuse et insistante, me demander « s’il existe des lieux pour ce qui existe, où sont les lieux pour ce qui n’existe plus ? », je revois tes grands yeux sonder une réponse que mon visage ne te livrait guère. Moi qui n’ai jamais eu la moindre affinité avec ces phénomènes qui échappent à la raison, j’eus très tôt la conviction que tu avais l’aptitude de vivre auprès de ceux qui n’étaient plus, de faire communiquer des mondes et de naviguer de l’un à l’autre. Moi qui ne conversais guère avec les spectres, j’avais peur qu’en te penchant sur ces eaux étranges, elles te précipitassent dans leur mystère et étendissent sur toi les voiles de leur empire tout de songes. Il m’incombait de multiplier les amarres qui te maintiendraient au sol afin d’apporter un contrepoids à ta propension à t’envoler. Ton grand-père ne se sentait point à l’étroit dans l’existence car il lui conférait les dimensions que dictaient ses projets ; il ne tombait pas du train de l’idéal car, non content d’être un passager, il en était la locomotive qui trace elle-même ses rails, sa vitesse, les régions à traverser. C’était un homme qui ne consonnait dans la déploration du grand malentendu que chacun entretient avec soi-même : il modifiait l’ordre intérieur et le front extérieur pour que se dissipassent les dissonances. Il réussissait une opération alchimique dans laquelle tu excelles également : déceler l’infini dans l’infinitésimal, transfigurer le monde par l’art, dresser de nouvelles formes dans une matière toujours identique à elle-même. Il réussira à inonder la mort de cette énergie qu’il déploya pendant un siècle, faisant souffler un vent de liberté là où règne la glace. Sache que la mort de ton grand-père enchâssée dans la vie, dans l’heure qui te vit naître, brille comme un diamant qui tatouera le ciel. Celui qui a grimpé dans ce que Pessoa appelait « la diligence de l’abîme » continue sa promenade au travers de toi qui l’abrites. Ne te dépeuple pas, mais peuple-toi de lui, de ce qu’il t’a laissé en partage. Il est des gens qui sont déjà éteints bien avant de partir ; ton grand-père était de ceux qui rayonnent encore alors qu’ils ont atteint l’autre rive. Là où les premiers trahissent la vie, les seconds s’échappent de la mort ; là où les uns subordonnent le vivant à ce qui le nie, les autres subordonnent la mort à la vie. Un Titan ne meurt d’une rafale de mort mais d’un excès de vie et, quand il glisse dans la nuit, c’est encore dans les champs de la vie qu’il s’allonge, au creux de blés secoués par les cris des oiseaux. En resserrant les choses, on peut dire qu’un Titan ne quitte pas la vie qui l’a quitté : si beaucoup de ceux qui sont encore là résident hors de l’existence, certains de ceux qui sont partis se maintiennent à jamais dans l’être. Les premiers vivent couchés, l’agonie les berçant parfois dès la naissance ; les seconds meurent debout, transportant leur énergie vitale dans l’au-delà.

C’était un 2 avril, jour renversé sur lui-même, gagné par une nuit d’écailles de verre noirâtre… il me sembla que l’air du soir diffracta un moment le rire vigoureux de ton grand-père, ce rire qui engrangeait la vie à l’intérieur d’elle-même et redonnait confiance à ceux que l’espoir désertait. Je me raccrochai à la vision du ciel alors que la terre se délitait sous moi, cherchant des yeux la fenêtre qu’il ouvrirait encore dans les plis du firmament, persuadé qu’il nous transmettrait le secret du fabuleux accord qu’il avait passé avec la vie. Le ciel ressemblait à un lac qu’aucune barque ne traversait, comme s’il laissait la place à l’arrivée d’une embarcation particulière ; j’eus la nette impression qu’il vira d’un blanc crémeux à un noir d’encre avant de s’étirer en un jaune doré comme pour offrir à ton grand-père la palette de tous les cieux qu’il avait admirés aux quatre coins du monde. La lune se voila d’un léger tulle, comme pour cacher sa douleur. Le ciel me parut trop petit pour qu’y cavalcadât le rire de ton grand-père ; c’est pourquoi il passa dans ce qui n’était plus lui pour que s’étirât ce rire qui te ravissait. C’était un 2 avril, un souffle venu du dehors éteignait un souffle qui s’était reconduit pendant 97 ans. La lame de la mort reflète parfois le visage de celui dont elle tranche la gorge, à tout le moins de ceux qu’elle a honte de décapiter… Il me sembla un court instant que l’air devint irrespirable, que les couleurs se quittèrent elles-mêmes, comme si, en son départ, ton grand-père avait emporté le premier et les secondes. C’était un 2 avril, un monde quittait la scène pour regagner les coulisses quand, soudainement, un roulement de tonnerre propagea la nouvelle à tous ceux qui n’étaient plus comme à ceux qui étaient encore. Tel un coup de timbale qui annonçait que la symphonie, ayant posé sa double barre de mesure finale, plongeait dans le silence… Mon Guarnerius émit une curieuse plainte que mes doigts consolèrent. Le temps s’était écarté de lui-même, détachant du sablier des heures communes le cratère que formaient 21 h 30 ; le temps ne roulait plus ses dés dont chaque face avait perdu son nombre ; le temps ne coulait plus vers aucun océan mais s’était arrêté à l’endroit où la mort, dépêchant son plus subtil destrier blanc, avait rejoint ton grand-père. On ne sait jamais si, pour emporter un mortel dans son manteau de suie, la mort opère à mains nues ou enfile ses plus beaux gants : tu t’es insurgée contre elle qui te ravissait celui qui t’avait été essentiel. La terre a tremblé, recherchant peut-être celui qui avait exploré ses forêts blessées, ses rivières muettes et porté à l’image et au récit ce que le bruit du monde recouvrait. Je ne doute que la mort ait été honteuse d’emporter dans ses lagunes verdâtres celui qui sans relâche explora les richesses de la nature et de l’esprit et travailla à les appréhender dans un processus continu. C’était un 2 avril penchant vers ce qui n’appartenait à plus aucun temps. Sois forte et faible tout à la fois, Loup. Laisse-toi aller à la tristesse que provoque son départ, mais réjouis-toi aussi qu’il soit resté si longtemps, t’illuminant de sa présence tandis que tu le réchauffais de la tienne.

Je t’embrasse.

Ton père

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