Je ne sais pas. Je ne sais plus. Plus rien, partout rien ou alors nulle part, je ne sais même plus comment il faut dire, comment il faut écrire.

Plus envie non plus, de rien. Le matin, la lumière entre dans ma chambre à travers les tentures mal fermées et trop usées, de toute façon, pour arrêter le soleil. Je me recroqueville dans mon lit, les paupières serrées, ne pas m’éveiller, surtout, ne pas me lever, ne pas entamer une journée encore. J’essaie de rester bien au fond du sommeil, sans rêves si je peux, mais on ne choisit pas. Il y a des images qui prennent vie, au plus noir de mon cerveau fatigué, des figures s’animent, me parlent, me poursuivent quelquefois, et moi je cours, comme si j’en étais capable encore, le souffle me manque, la peur cogne dans ma poitrine et tremble dans mon ventre, je fuis, je m’enfuis, je ne sais pas ce qu’on me veut, mais j’ai peur.

Pas toujours. Quelquefois, la nuit est profonde et sombre, rien ne se passe, c’est comme la mort, j’imagine que la mort ressemble à cela, opaque et silencieuse, et que je m’y enfonce sans bruit, sans nulle émotion. Je voudrais rester ainsi, jusqu’à la fin. Blotti au fond de ce lit défait, en position fœtale, le nez dans mon odeur acide et rance, mais c’est moi, c’est ma peau, mon haleine, mon souffle qui sentent, c’est mon odeur, elle me plaît.

Dans la rue, sous mes fenêtres, les bruits de la vie font ce qu’ils peuvent pour m’arracher au sommeil. Le camion de la voirie passe lentement et les voix des éboueurs montent, sonores, criardes, avec les chocs des poubelles contre le sol quand ils les rejettent après les avoir vidées. Des enfants partent à l’école, ils piaillent comme des moineaux, pleurnichent, se disputent. On entend les portières des voitures qui claquent, puis ce sont les moteurs. Des gens se parlent, se saluent, se disent je ne sais quelles banalités.

Moi, la tête sous les draps, j’essaie de dormir encore, de replonger dans cette eau noire qui m’apaise. Pas moyen. Trop de bruit, trop de lumière, même quand il pleut il fait clair dans la chambre, trop clair.

Éveillé donc. Pas envie de me lever, de bouger. Pour quoi faire ? Toutes les journées se ressemblent, vides. J’en ai tellement assez, de tout ça. De ce qu’ils appellent la vie. Se lever, pisser, manger, attendre que le temps passe, se recoucher, espérer le vide une fois pour toutes, peut-être ce soir, peut-être cette nuit, mais non, le matin revient avec son bruit et sa lueur sale qui remplit la pièce.

Ce n’est pas que j’aie envie de mourir, non, c’est plus simple que ça. Juste envie de ne plus vivre, de ne plus être là, d’être comme on est quand on dort très profond, absent à tout, insensible au froid, au chaud, sans mémoire, sans avenir, sans rien que le grand rien dans lequel on s’enfonce.

Quand je sors faire mes achats de la semaine, je les entends, les sales gosses du quartier, ils m’appellent le vieux. Je m’en fous. Oui, je suis vieux, et alors ? Est-ce tellement mieux, d’être jeune ? Vous verrez, ça passe très vite, le temps. La vie nous transforme tous en vieux, à la fin. On marche à tout petit pas, on n’a plus envie de rien, on est seul encore plus qu’avant, on ne fait plus de bien ni de mal, à personne. On sent mauvais, on ne se lave plus, à quoi bon ? On n’a plus rien à dire, on n’a plus rien à faire. Les souvenirs s’en vont les uns après les autres, le vide s’installe dans le cœur et dans la tête, on ne sait plus, parfois, quel chemin prendre pour rentrer chez soi, on compte de plus en plus mal l’argent, dans le porte-monnaie, on oublie, on oublie de plus en plus de choses, est-ce qu’un moment viendra où je ne me souviendrai plus de rien, de rien du tout, et tout sera blanc et vide dans ma tête ? J’aimerais ça. Ne plus même savoir que j’existe. Être comme un caillou au bord du trottoir, ou une bouteille vide, une canette toute bosselée dans laquelle les gamins donnent des coups de pied pour l’envoyer rouler plus loin.

Regarder les photos dans leur cadre, sur le mur, et se demander qui sont ces gens figés dans leurs vêtements désuets. Ne plus savoir si un jour j’ai été marié, si j’ai eu des enfants, des petits-enfants. J’ai dû avoir un nom, jadis, mais je ne m’en souviens plus. Un métier, sans doute. Quelle importance. Tellement dérisoire, tout ça. La même déchéance, à la fin. Tout le monde n’a pas la chance de mourir à la guerre. Alors on attend, j’attends.

Le vieux, c’est comme ça qu’ils m’appellent. Et même « le vieux fou ». Pas assez fou, c’est dommage, j’aimerais être vraiment fou, ne plus rien savoir, errer dans les rues comme un chien pelé, chercher ma nourriture dans les poubelles, parler seul et faire des gestes dans le vide, hurler peut-être, crier, marcher sans but ou courir, fuir, m’arrêter brusquement, invectiver les passants, leur montrer le poing, ou bien m’asseoir dans un square, dans un parc, regarder les petits qui jouent à la balle, fermer les yeux à demi au soleil de midi, m’enfoncer dans une brume de sommeil avec tout autour de moi le bruit du vent dans les feuillages, qui se mélange à celui des voix d’enfants, et tout cela fait comme une musique, des larmes coulent sur mes joues, j’attends comme eux, ces petits enfants qui s’amusent dans l’herbe, que l’on vienne me chercher, que l’on me ramène chez moi, mais où ?

C’est tellement fatigant, tout ça, me lever le matin, m’habiller comme je peux, sortir et trouver un banc quelque part au soleil, et attendre que le soir revienne pour tenter de retrouver le chemin de ma chambre.

L’été est là, ruisselant de lumière et d’or, vacances, voyages, je me souviens, par moments, enfance, plage… Le même été, le même bleu dans le ciel et les mêmes nuages, les mêmes voix qui crient, qui chantent, qui appellent. Depuis si longtemps le même été qui revient chaque été, rien ne change, le banc, l’herbe, ma respiration, cette odeur de gazon fraîchement tondu, la crème glacée en cornet, fraise-pistache, et cela me coule sur le menton. Depuis combien de temps ? Combien d’années, combien d’étés, combien de temps encore ?

Cet été-ci sera le dernier, sûrement. Je suis content. Un soir, je me coucherai et je m’endormirai comme tous les soirs, et je me réveillerai mort. Enfin, je veux dire, je ne me réveillerai pas. Cela ne me fait pas peur. Cela ne me fera pas mal. Juste la nuit qui dure, qui dure, enfin… Le néant aussi vide que celui du sommeil sans rêves que j’aime tant.

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