Il va falloir qu’on s’habitue…

Nicolas Ancion,

Il va falloir qu’on s’habitue

À faire sans

Le travail le travail le travail

Au fond : une perte de temps

Qu’est-ce qu’on va en gagner

Pas de l’argent non non

Mais du temps

Pour en dépenser

C’est excellent pour l’économie

La consommation des ménages

En antidépresseurs en autocuiseurs

En calmants

Qu’est-ce qu’on va claquer

Le temps libre généralisé

Quel progrès camarades quel progrès

1936 au cube ça fait bien plus que 2006

les congés payés toute l’année

C’est le bonheur sans les factures

Le bronzage sans l’aventure

1936 au cube : ça fait combien

Il va falloir qu’on s’habitue

À compter jusque-là

Le travail

On va devoir faire sans

Comme le pétrole

Et les fins de mois difficiles ou pas

La fin du moi

La fin du tu

La fin du nous

Il n’y a plus que le nombril qui compte

On finira bien par distribuer à tous

Les tickets-repas les chèques-culture les tickets cadeau les bons de vacances

Les logements assistés le sport obligatoire la carte Happy Life

Fonctionnaires universels du berceau à l’hospice

Plus de chômeurs rien que des électeurs

Tout frais payés tout muselés

Suffit de quelques élus pour bien gérer tout ça

Le progrès il y en a qui connaissent

À coups de congrès de coups de force de coups d’épée dans le dos

Et de discours dans l’eau

On voit leur nœud dans le poste

Leurs sourires à la radio

Passés maîtres dans l’art de baisser leur froc et de baiser leur monde

Ou bien l’inverse

Triste espèce

On aimerait tant pouvoir faire sans

Ces encravatés qui pissent dans leur propre soupe

Pour ne pas la partager

Il n’y aura bientôt plus de travail que pour eux

Ministre-Président en charge de l’ONEM

Vice-Premier pilote des CPAS

Grand Chambellan à la reconversion régionale

Haut Commissaire à la simplification politique

Un seul parti une seule case un seul job

Un peu comme pape ou roi avec l’hostie en moins

Encore une fois

Il va falloir qu’on s’habitue à faire sans

Dire qu’ils avaient promis d’en créer deux cent mille

Et de jurer fidélité aux lois du peuple belge

Avant de s’asseoir dessus avec leurs larges fesses

Le cumul des mandats

La présence au Sénat

Le respect du débat

Il va falloir qu’on s’habitue à faire sans

Tant qu’on n’est ni à feu ni à sang

Je suppose qu’on doit se taire

Sous peine de passer pour un de ceux d’en face

Les grands bruns les grands noirs

Que l’on montre du doigt

Dans l’ombre où ils ne conspirent même pas

Tandis que sous les spots on vote

Pour des photos retouchées et des logos chamarrés

Pour trois couleurs interchangeables

Superposées comme des lits pour mieux nous endormir

Ça reste joli tant qu’on les mêle au rouge

C’est le secret du grand coloriste

Il n’y a que les verts qui sont gênants

Vert et rouge ça donne du brun

Autant dire le lisier de Flandre l’étron national

Il faut rester dans le ton voyons

Rester dans le rang

La politique c’est dans le sang que ça se règle

De père en fils on se charcute

Œdipe Carolo

Hamlet upon Flemalle

Ce ne sont pas les remakes qui manquent

Ni les pères d’orphelins Il faut rester dans le rang voyons

Dans le sens de la longue marche

Dans l’ombre du progrès

Celui qui emboîte le pas du chef encaisse aussi les pets

Dit le proverbe

Mais il va falloir faire sans l’odeur

Nous sommes trop nombreux

Pour tous en profiter

Il va falloir qu’on s’habitue à faire

Sans culture sans pauvreté

En Wallonie

On n’a plus de quoi se les payer

Toute la collecte est versée au Maréchal Plan

Et à ses copains de l’industrie

On investit comme ça dans la reconversion

D’un plein-emploi faisons un plein chômeur

D’un minimex formons un demandeur

Ça ne coûte pas grand-chose

Tous demandeurs d’emploi qui n’existent pas

La reconversion c’est juste la magie des chiffres

Comment veut-on que ça marche

Les francs-maçons ne croient pas aux miracles

Et il nous en faudrait plus d’un

Ah si on mettait les budgets européens

Pour acheter des cierges et des cierges

Et quelques paquets d’Union Match qui font la force dit-on

Des poupées vaudoues au professeur savane

Une constellation astrale régionale à Mademoiselle Soleil

Et des billets d’Euromillions

On aurait peut-être une chance

De sortir de la crise

D’identité wallonne De fierté locale

D’enseignement communautaire

D’atterrissage fédéral

Qui sait

Hein

Au fond

Qui sait

Pas moi en tout cas

Je n’ai pas cette prétention

Il va falloir qu’on s’habitue à faire sans

Les miracles et les petits boulots

Les lendemains qui chantent

Et les surlendemains à Marbella

La pension on ne connaîtra pas

À moins de l’avoir long comme ça

Le bras

Et deux bonnes couilles en or

C’est toujours bien utile

Héritées d’un cousin éloigné

Ou d’une intercommunale

On vient de passer vingt-cinq ans à nous apprendre à faire avec

Le magnéto le fax le mail et le GPS

Le micro-ondes la console de jeu et le siège chauffe-fesses

Internet la carte Proton la télécarte

J’en passe et des meilleurs dont on se passerait bien

Le DVD plasma feu Amiga V-2000 Betamax et les racloirs à langue

Renovcuir et les bipeurs l’air con et l’air conditionné

La télé de cuisine la station météo encastrable et le climatiseur

Tout ça, c’est bien fini

Il va falloir qu’on s’habitue à faire sans

La carte de parti le carnet mutuelle

Le carnet syndical

On ne s’en portera pas plus mal

Mais on doit faire avec

Encore et toujours avec

Comme des boulets

Mais sans les frites

Continuer continuer

De faire semblant qu’on est heureux de faire avec

Avec leurs fils aussi avec leurs filles et avec leurs filleuls

On garde le nom et on ne change rien

La nouvelle politique a des airs d’ancien régime

Sans la guillotine

Mais qui donc a éteint les lumières

Le libre choix le libre arbitre et les libres supporters

Mais qui donc a éteint les lumières

Il ne reste que les phares de leurs berlines de fonction

Pour éclairer la nuit wallonne

La buvette à côté du terrain de foot

La salle des fêtes

La place communale

Oui ça donne envie d’y foutre le feu

Mais on se retient

Tout fout le camp

Non pas tout

Pas les colleurs d’affiches pas les jetons de présence pas les heures de permanence au café de la buvette au comptoir majorette pas les rubans coupés et les premières pierres pas les noces d’or pas les grands prix wallimoteurs

Pas le plan maréchaussée

Pas le plan incliné

Pas le premier plan

Juste l’arrière

On ne demande rien de plus

Juste le droit de préférer le fou au roi

Le type qui rit à celui qui pisse droit

Le con qui a des idées au con qui a des relations

Et le bras long

On ne demande rien de plus que de figurer à l’arrière-plan

Là où l’image est floue et où on a la place de se mettre à tout plein

Avec ceux qui sont partis de loin pour arriver ici

Avec ceux qui sont nés ici qui voudraient aimer autre chose que des joueurs de foot et des tenniswomen

Avec ceux qui n’ont pas de voix

Ceux qui n’ont pas de haine

Avec ceux-là

Du fond de votre photo de famille

Je vous dis non

On ne s’y fera pas

On ne marchera pas aux œufs sur le plat de la main

Aux chopes à l’œil et à la grippe aviaire

Au pacte camarade

Au pacte avec le démon de midi entre les bof générations

Entre Flamoutches et Ballons

Je dis non

Il va falloir qu’ils apprennent qu’ils ne peuvent pas

Faire sans

Les gens

Même si ça arrange leurs chiffres

Et leurs copains pleins de cravates

Qui ne vivent que de ça

Des chiffres et des petits arrangements

Avec les mots

Il va falloir qu’ils apprennent qu’ils ne peuvent pas

Faire sans

Les gens

Sinon on leur montrera

Du bout du doigt

Comment on peut très bien faire sans eux

Des omelettes, du lard et du pinard

Sans qu’ils paient la tournée

Et nous les pots cassés

Puis on leur montrera encore

Que c’est dans le fumier que la nature germe

Que c’est là où leurs copains comptables ne voient rien

Qu’il y a tout à imaginer

Et tout à reconstruire

Mais sans eux

Nom de Dieu

Mais sans eux pour de bon

Ça nous fera du travail

Nom de Dieu

Mais on aime ça ici

Avoir du pain sur la planche

Et des tyrans à étriper

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