Mohamed ne sera pas

Françoise Lalande,

Tout dépend de la façon de le prononcer, ce mot, « chômeur », avec dédain ou compassion, mais je dois confesser que dans mon enfance, ce mot me semblait désigner pour le moins un assassin, un type dangereux, un aussi mal fréquentable qu’un « tuberculeux », tant il est vrai qu’à l’époque, la bourgeoisie manifestait peu de compassion envers les malmenés de la société, c’est sûr, on ne pensait pas politiquement correct, je crois même qu’à l’époque la bourgeoisie ne se posait même pas ce genre d’inquiétude, on était plutôt cynique en toute innocence, pour autant qu’il y ait des innocents en ce domaine, ainsi, aujourd’hui, de ce pays qui est le mien pour l’instant, je veux raconter l’histoire de Mohamed, pas celle racontée dans les journaux occidentaux, encore moins celle racontée dans les journaux du Maroc, mais celle qui me vient d’un conteur oral, d’un homme, témoin qui désire rester anonyme, mais qui compte sur moi pour que soit écoutée et connue la véritable histoire de Mohamed, qui n’est pas l’histoire d’un chômeur, évidemment, puisque le chômage n’existe pas ici, même s’il n’y a pas de travail, même si la vie est dure aux pauvres des cités et des campagnes, mais l’histoire d’un petit garçon qui rêvait d’Italie.

Mohamed n’est pas né dans un bidonville en béton de la périphérie de Casablanca, d’où sont sortis les terroristes qui frappèrent leur propre ville et le reste du monde, non, Mohamed est né à la campagne, en 1990, il n’est pas d’une famille pauvre, non, son père possède une terre de cinq hectares, qu’il exploite plus ou moins bien, certes le pays voit rarement la pluie enrichir les cultures, certes le sol n’est pas des plus fertiles, mais on fait ce qu’on peut et son père parvient à nourrir sa famille, quatre enfants, qui ne sont pas des affamés, ils pourraient tous continuer à vivre comme ont vécu leurs familles avant eux, oui, mais voilà, un rêve mauvais a pénétré dans la maison, la télévision raconte des histoires de paillettes roses, de belles voitures, de femmes maquillées, d’hommes habillés comme des princes, la télévision semble ouvrir des portes sur le monde, sur une vie de confort, alors, Mohamed partira pour cette vie-là, il trouvera du travail en Europe, il sera, mais voilà, au consulat d’Italie, on refuse de lui délivrer un visa, Mohamed est fâché, ici, au Maroc on dit « Bienvenue » aux étrangers, à ceux qui s’installent à Marrakech, dans des riads somptueux, ou dans des villas au bord de la mer à Temara, alors, pour quelle raison les étrangers ne disent pas « Bienvenue » à Mohamed ?, sa famille économise, elle donne au passeur les 6 000 euros exigés pour envoyer Mohamed à Turin, ici, on le connaît bien, le passeur, tout le monde l’appelle par son prénom, il possède une Mercedes « comme il n’y en a pas en Europe », luxe et volupté, tout le monde sait que pour être riche comme lui, il faut passer par l’Europe, il faut mener de petits trafics, fournir de la drogue, tout semble si facile, si proche des délices du paradis, Mohamed est ébloui par le gros parvenu, ses bracelets en or et ses bagues ont le miroitement des mirages, le passeur promet qu’un jour, s’il se montre malin, Mohamed sera riche, lui aussi, il possédera une Mercedes aussi rutilante que la sienne, alors la famille lance Mohamed dans l’aventure, il a un peu peur, il ressent une sensation étrange, comme si sa famille voulait se débarrasser de lui, mais il n’en dit rien, sa propre audace le stimule, oui, un jour, il mènera une vie de confort et d’abondance, comme l’homme dangereux qui lui permet d’atterrir à Turin, sans visa, l’argent a fermé les yeux de ceux qui auraient dû voir, Mohamed qui a été informé de ses droits en tant que mineur sait qu’il recevra un gîte, qu’il peut même bénéficier d’un enseignement gratuit, mais très vite le poison coule dans ses veines, il est avide de posséder tout et tout de suite, il rigole avec Jalal, qui a été expulsé deux semaines auparavant de Turin et qui y est déjà revenu, ils se promènent dans les rues, désœuvrés, ils se moquent des Italiens, ils se moquent des Marocains qui tentent de leur faire entendre raison, ils ont besoin d’une autre famille que la leur qui les a envoyés au loin, alors, quelle chance !, ils rencontrent des hommes plus âgés, qui les prennent sous leur protection, ils ne les mettent pas à la rue, non, ils parlent de religion, ils fascinent par leur austérité, leur idéal si noble, Mohamed et son ami sont tombés dans une toile d’araignée, les paroles sont du faux miel mais pourquoi s’en douteraient-ils ?, peu à peu les deux enfants glissent vers une sale histoire, une histoire parallèle, qui ne parle plus d’amour, de bonté, de vie honnête, mais qui parle d’ennemis, partout, et de mort à leur apporter, peu à peu, Mohamed et son ami se transforment en boules de haine, ils ne désirent plus de grande Mercedes et de bagues en or, ils voient la vulgarité de leurs anciens désirs, ils en ont honte, ils sont furieux, ils désirent se venger de ceux qui leur ont donné de si mauvais désirs, ils n’ont jamais connu la vraie beauté du monde, désormais, ils sont prêts, ils sont devenus de futures petites bombes, un jour, elles exploseront quelque part dans le monde, elles tueront et mutileront des hommes, des femmes, des enfants, personne ne saura que ces tueurs étaient, il y a peu, encore des enfants qui jouaient au foot avec les copains dans la campagne, qui riaient si fort de tout et de rien, et leurs rires réchauffaient le cœur de leur mère, qui couraient le long des routes pour saluer les quatre-fois-quatre des Occidentaux, oui, un jour, quelque part dans le monde, Mohamed explosera, Mohamed ne sera plus.

Partager