Aux enfants de Marie, aux enfants de Bertrand aux enfants de Jacques

Vilnius Vilna Wilno Vilne

A bukh, nokh a bukh

Alors Dovid se penche vers ses petits-enfants et leur dit : « Puisque vous me le demandez, je vais essayer de vous raconter l’ancienne Vilnius juive, notre Vilne. Car cette ville, telle que vous la découvrez aujourd’hui, cache une ville perdue. La nôtre. L’histoire est longue, brillante, cruelle aussi. Mais je vais essayer encore, parce que, comme le dit mon ami Ousmane Aledji, l’histoire, la vraie, ne s’invente pas. Elle se raconte et se raconte encore. Pour qu’un jour, mes chers petits, vous puissiez la recevoir sans plus trembler, sans peur ni angoisse, pour qu’enfin la cicatrice soit non pas visible, mais du moins lisible. Et que vous puissiez aller, sachant votre histoire, vous laisser prendre par la main par vos enfants et vos petits-enfants encore à venir. Inventer votre descendance, au positif. »

Dovid baisse la voix : « Boris, Victorine, Hannah, écoutez. Et toi Schlomo le tout petit, si tu es fatigué, roule-toi dans ma pelisse. »

« Bon, commençons, rapprochez-vous. Venez voir l’atlas. » Il met ses lunettes. « Pour comprendre l’histoire, il faut connaître la géographie. Alors dites-moi, que préférez-vous, les harengs ou les sirènes ?

« Tiens, que vois-tu là, Boris ? Ces terres si proches qu’on dirait qu’elles s’embrassent, avec ces deux villes qui se font face. Là, c’est Helsingborg, une ville de Suède, et là Elseneur, où vivait ce jeune Danois malade de sa famille et de l’ennui de sa ville. C’est un Anglais plein de fantaisie qui a raconté sa légende.

« Et voilà pour toi, Hannah, un peu plus au sud, là, longe la côte, la devines-tu, cette jolie figure mi-fillette mi-poisson ? juchée sur son rocher, elle cherche encore sa voix, et l’écrivain Andersen lui ménage une belle issue. Pour l’heure, bleue et verte dans les vagues, elle reste muette devant les grands vaisseaux qui naviguent vers les ports de la Hanse.

« Tu rêves au Prince charmant, déjà ? Il te faudra l’inventer, ma chérie. Regarde, toi aussi, Victorine. Voici les côtes allemandes et Gdansk aujourd’hui redevenue polonaise, annexée par Hitler le 1er septembre 1939. Quelques jours plus tard, les Soviétiques occupent plusieurs territoires à l’Est. Mais j’anticipe. Je vous l’avais dit, on en vient vite à l’histoire. La Baltique n’est ni très profonde, ni très salée. Les vagues se sont disputé le continent, et c’est sur la terre que le sel a été versé, le sel des larmes.

« Mais je romantise, ce n’est pas bien. C’est l’âge, ce n’est pas mon éducation. Chez nous, toute vérité devait être passée au crible de la raison, analysée, contestée, dialoguée, démontrée et redémontrée.

« Qu’y a-t-il, d’ailleurs, à démontrer dans l’histoire ? la malignité de l’homme, son génie parfois. La tendresse est-elle une force historique ? Je divague, mes chers petits, continuons… Regarde encore, Victorine, un autre grand port, Kaliningrad. Autrefois, c’était Kônigsberg, une ville prussienne où vivait un philosophe, Emmanuel Kant. Aujourd’hui Kaliningrad est russe, c’est un dépotoir pour vieux rafiots, un repère pour jeunes mafieux.

« À Anvers, c’est mieux, non ? Kaliningrad, à 300 kilomètres d’ici.

« Et voici ce pays ou je suis devenu celui qui vous parle, après quelques allers-retours. Au Moyen Âge, la peste, et l’expulsion d’Espagne ont conduit nos ancêtres ici. Il faisait bon vivre à l’époque du Grand-Duché de Lituanie. Il s’étendait de la Baltique à la Mer Noire et débordait sur la Biélorussie et l’Ukraine. Quand donc tout a-t-il basculé ?

« Au premier pogrom à Vilnius en 1655, ou lors des partages de la Pologne, quand Catherine II, l’amie pourtant de Diderot et Voltaire, décide de confiner les Juifs dans la “zone de résidence”, ces terres où s’étaient concentrés les nôtres au fil du temps. Quelques années plus tôt, l’impératrice d’Autriche Marie-Thérèse avait décidé de sédentariser les Tsiganes dans des colonies rurales, généralement sur les plus mauvaises terres.

« Oui, les Tsiganes, les tsigoïner, furent nos frères d’infortune, et nos partenaires pour les fêtes, lorsqu’on nous invitait à jouer. Shpil Klezmorim !

« Il y avait de la misère, beaucoup de misère, la vie n’était pas facile ni dans les Shtetlekh ni dans les villes. Mais il y avait de la joie et de l’espoir aussi. C’était la vie, sucré-salé. Et j’avoue que j’ai toujours du mal à discerner qui nous furent les plus hostiles, les Polonais, les Russes ou les Lituaniens de souche eux-mêmes pris dans les turbulences.

— Grand-père, de quoi parles-tu ? Tu voulais nous enseigner la géographie…

— Eh oui ! L’histoire se mêle à la géographie, comme les veines courent dans mon corps. Ce morceau d’Europe, cette mer qui pousse ses bras jusqu’en Finlande et en Russie ont été tellement convoités. J’entends le fracas des armées, je vois les chevaliers teutoniques, les Prussiens, les Polonais, les Suédois, les Russes… Et même Napoléon est venu jusqu’ici. Et notre peuple fut ballotté, à travers tout cela, tantôt doté de privilèges et d’autonomie, tantôt jalousé, méprisé, ostracisé.

— Grand-père, c’est pas clair. Ici, cette ville, c’est Klaïpeda, c’est bien là que tu as rencontré notre grand-mère Ester dont tu parles souvent ?

— Oui, mais Estoucha venait de Brest-Litovsk, en Pologne. Revenons à la carte, passons Riga, et Tallinn. Regardez cette manche où nous entrons. C’est le Golfe de Finlande. Tout au fond, il y a Saint-Pétersbourg, la ville de Pierre. Un tsar, un Européen très cultivé et très cruel. Voulez-vous que je vous parle un peu de lui ?

— Oui, mais seulement si tu n’oublies pas l’heure et aussi, si tu nous donnes des bonbons. Dans dix minutes, à la télé, il y a Blabla à la Star Academy. Avec le satellite, on peut la voir notre émission

— Oïe, les enfants ! Prenez la boîte, là, et servez-vous. Victorine s’il te plaît, donne-moi un peu de thé.

— Il est froid, cela ne fait rien ? Veux-tu aussi ta confiture ?

— Mmh, tu connais mes faiblesses, toi… Regardez, là, cette statue à l’entrée des canaux de la ville. C’est Pierre le Grand. Il était grand, oui, deux mètres et quatre centimètres, et il avait un grand rêve. Il voulait une nouvelle capitale pour la Russie, un défi lancé aux Suédois et au monde. Les prisonniers de guerre suédois, les droit commun ont tiré la ville de l’eau, les bourgeois détournés de Moscou ont dû payer leur écot pour bâtir la ville neuve, et tous se virent obligés de s’habiller à l’occidentale avec interdiction de porter la barbe.

— Dis, si tu avais vécu en ce temps-là, comment tu aurais fait, toi ?

— Comme tout le monde, je me serais rasé. Mourir pour quelques poils, tu n’y penses pas !

« Dans la ville de Pierre, le premier grand ouvrage d’art fut la forteresse. Et l’un des tout premiers détenus s’appelait Alexis, c’était le fils même de l’empereur, coupable de ne pas partager le rêve du père. En fuite à travers l’Europe, Pierre le fait rattraper, l’enjôle avec des fausses promesses. Le fils rentre, est jeté en prison et périt sous la torture. Qui connaît ses parents ?

« Saint-Pétersbourg, bâtie sur un infanticide et des milliers de vies de forçats. Mais la ville est belle, regardez ces cartes postales, ce feu d’artifice de coupoles, de flèches, et ces ponts levés comme pour saluer le ciel. Cette ville, j’en suis tombé amoureux au temps de mes études à l’Institut de physique. On l’a aussi appelée la Venise du Nord. Et ici, Vilne, c’était la Jérusalem du Nord.

« Elle renaît doucement, lentement, elle repose elle aussi sur un océan de cadavres. Regardez encore la carte : au confluent de la Néris et de la Vilenka, encaissée dans la vallée, voici Vilnius, grise, bleue et or. Demain, en promenade, je vous montrerai les chefs-d’œuvre de l’architecture baroque, l’université, une pléthore d’églises pour toutes les tribus chrétiennes, mais pour les nôtres, quasi-rien des 114 synagogues d’avant-guerre. Vilne, ma Vilne… mes enfants, comme il est difficile de vous dire cela… Voilà qu’il est temps d’allumer la télévision.

« Pendant ce temps-là, je vais vérifier quelques histoires, pour être un peu moins bavard et plus précis. Je vous montrerai aussi les dessins que votre tante a faits, jeune fille, quand j’ai un peu raconté notre ancienne vie, à la rue Trocka, avant la Catastrophe. On se retrouve après… comment vous l’appelez… votre Blabla. Qui c’est ce type ? Un conteur ? Est-ce qu’il connaît son métier au moins ?

— Laisse, Grand-père, on t’expliquera. Maintenant il va donner des cours de diction à Céline, Djokar, Samuel, Jean, Jonas et Ivan de la Star Academy… Ça va être drôle sûrement. »

Dovid retourne à sa table. Dos aux enfants, il ouvre un livre, prend son cahier gris et recopie :

« Cela aurait pu être pire, et quant au mieux, il n’y a pas de limites. Scholem Alechem. »

Il tourne les pages de son grand cahier, et se relit :

« 24 juin : Cet été-là aussi, il faisait très chaud. Ce jour-là, au printemps 1941, les panzers de la 7e division sont entrés à Vilna, acclamés par nos voisins. Les massacres avaient déjà commencé avant l’arrivée des nazis. Nos parents se sont cachés et nous ont confiés à Vitautas et Krystina. Ça n’a pas été facile Je ne parlais pas le lituanien et pas le polonais non plus. De ce jour, je suis devenu Martin, jusqu’à la fin de la guerre. C’est à notre mariage, Estoucha, que j’ai repris mon vrai nom. »

Dovid tourne les pages, revient en arrière. « 28 mai : Ils ne cessent de parler de Saint-Pétersbourg à la télévision. De Vilnius, jamais il n’est question. Pour vivre heureux, vivons cachés ? Heureusement, Léa travaille à la municipalité, elle a photocopié les anciens dessins, elle les a distribués au service d’urbanisme, aux bureaux d’architectes, au Musée Juif et à l’Institut. Depuis que la ville a été inscrite au patrimoine de l’Unesco, il y a quelques garanties pour préserver quelques lambeaux de notre histoire. La cathédrale a été l’un des premiers édifices restaurés. Il y a quelques années encore, Vilnius n’était que palissades et vacarme de chantier. Les hôtels sont neufs ou comme neufs. Cela sent encore la peinture fraîche çà et là, et les pavés, les bons vieux gros pavés gris, résonnent au pas des touristes. Les grandes surfaces, les magasins de luxe ont fait perdre à notre ville cette atmosphère sourde qui régnait au temps soviétique.

« Voici le temps du clinquant. Nos anciennes propriétés, il faut maintenant les racheter à la ville, et à prix fort. Ces logements confisqués par les Soviétiques en 1940, saisis ensuite par les Allemands, réoccupés par les Russes en 1945. Sans compter tout ce qui a été détruit. En 1945, des 250 000 juifs de Lituanie, nous n’étions plus que 10 000. J’avais dix ans.

« L’été 1941, quand les Nazis sont entrés dans Vilnius, je voulais apprendre à lire. Ce n’était pas facile, déchiffrer tous ces alphabets, hébraïque, cyrillique et latin mais c’était comme un jeu de piste. J’ai commencé à bien déchiffrer au moment où ils ont bouclé notre quartier et créé le premier ghetto. Je n’ai plus revu oncle Léon, tante Ethel et mes cousins. Une partie de la famille avait réussi à fuir en URSS, et tous ne sont pas revenus non plus… Ils ont imposé l’étoile jaune. Et dans notre Yerushalayim de Lita, dans la ville des yeshives, des écoles laïques, du Yivo, l’Institut scientifique juif, dans la capitale du yiddish, ils nous ont interdit de posséder des livres. J’ai terminé d’apprendre à lire avec l’annuaire téléphonique. Par cœur, je connaissais tous les noms des habitants de la ville.

« De papa et maman nous n’avions plus de nouvelles. Papa est parti rejoindre les partisans dans la forêt, je ne l’ai su que plus tard. Vita, ma mère, a été tuée en pleine rue, lors d’une Schiessparade. »

Dovid se relit et murmure : « Il y a encore un peu trop d’émotion dans ces lignes. Je ne peux pas leur lire cela tel quel. Il faut que je sois plus précis, et plus froid. J’ouvre une double tranchée dans ma mémoire, celle de la grande et de la petite Histoire. Souvent elles se rejoignent. Il faut se garder du pathétique, autant que de la sécheresse académique. » Il se retourne vers l’écran de télé, où l’une des impétrantes de Star Academy se balance et roucoule une romance.

« Hannah, ma petite-fille, tu peux me dire pourquoi on dirait qu’elle va manger son micro. Elle a faim ou quoi ?

— Tu sais, Grand-père, Axelle Red le fait aussi, c’est la façon de faire maintenant. »

Le vieux se lève. Caresse la tête du petit Schlomo qui dort dans la pénombre violacée du petit écran.

Dovid entre dans la cuisine, remplit la bouilloire, la place sur le bec de gaz où brûle en permanence une petite couronne bleutée. Un vestige de cette époque soviétique, quand le gaz et l’électricité ne coûtaient rien et que les allumettes étaient introuvables.

Il augmente la flamme. Regarde le crépuscule de Vilnius. Il a très chaud, une migraine lui prend la tête en étau. L’eau frémit « Comment je leur dirais, à ces tendres enfants venus de Belgique, comment vais-je leur dire ce que les Allemands nous ont fait ? Les massacres devant les fosses dans la forêt de Paneriai, à dix kilomètres d’ici. Ces fosses où sont tombés 70 000 Juifs et que les Nazis, dans leur débâcle, feront rouvrir pour brûler les corps. »

Dovid se fait couler un verre d’eau, saisit une boîte dans l’armoire, prend un comprimé et le glisse dans l’eau qui se met à tourbillonner.

Comment leur dire l’horreur sans tuer leur humanité naissante ? Comment dire à un enfant qu’il est fils de victime ou fils de bourreau ? Et qu’il doit connaître son histoire, et qu’il doit travailler pour se décoller de l’histoire de ses parents, trouver son récit, son roman familial pour pouvoir trouver son chemin.

L’eau chante dans la bouilloire.

Victorine entre dans la cuisine : « Grand-père, voilà, c’est fini. Tu nous racontes la suite ? »

Une vodka, encore une petite vodka

Vodkou, icho adnou vodkou / A vodka, nokh a kleine vodka

Vilnius, fin 2003. Une farce croquis-gnôlesque

Scène I

Krystina achève de passer la serpillière sur le grand carrelage de la salle du tribunal. Elle chantonne. Le sol brille. La salle est vide, vacarme à l’extérieur.

Le greffier entre : — Tu lambines ou quoi ? Dépêche-toi, la vieille. L’audience doit commencer. Et les journalistes sont là, plus nombreux qu’hier.

Krystina, se relève, s’éponge le front : — Il y a un carré là, que je n’ai pas encore achevé.

Le greffier : — Tant pis, tant pis, allez ouste !

Krystina : — De toute façon ils vont tout me salir.

Elle soulève la serpillière, la tord soigneusement au-dessus du seau, et sort par la petite porte du fond.

Scène II

Le greffier vérifie les micros. Vacarme à l’extérieur, un peu plus fort. Par la porte, à cour, on voit tantôt une caméra, tantôt une micro-perche. Il s’adosse à la porte : — Du calme, Messieurs, vérifiez vos accréditations. Nous serons plus sévères encore qu’hier. Il n’y aura aucune tolérance.

Dans l’œil-de-bœuf qui surplombe le fauteuil du juge, un nez s’écrase sur la vitre en verre dépoli.

Le greffier : — Pas d’impatience, Messieurs, nous commençons dans quelques instants, dès l’arrivée de la cour et des experts.

(Son GSM sonne) : — Ah… c’est vous ! C’est le moment, le procès va reprendre à l’instant. OK, 1 000 euros pour un cliché du prévenu,

même flou, 200 pour les proches de la victime. Non, non, non, plus bas je ne descends pas… bon d’accord, d’accord. Je vous envoie ça aussitôt que je peux.

À la porte les tambourinements redoublent.

Noir

On ne voit que la lumière sur l’écran du téléphone portable.

Scène III

Le juge Landsbergas : — Messieurs, pour cette troisième audience, en l’absence du prévenu, nous allons tenter de répondre à la question suivante : De combien d’alcool faut-il remplir un homme pour qu’il vide une femme de sa vie ? Expert N° 1, vous avez la parole.

Expert Stolichnov : — Permettez-moi, Monsieur le juge, d’enrichir d’emblée votre équation. D’introduire quatre paramètres. Primo, tout dépend de la nature de l’alcool, de sa concentration et de sa qualité. La firme pour laquelle j’ai travaillé était très attentive à la qualité des pommes de terre. Nous allions alors jusque dans les potagers près de Minsk à la recherche des meilleurs tubercules. Deuxième aspect, tout dépend évidemment de la corpulence du sujet.

Expert Smorniv : — Je vous interromps. Si la formulation de monsieur le Président dégage une certaine beauté mathématique, si j’ose dire, je pense qu’il est une autre formulation, plus fondamentale encore. L’alcool fut-il ici l’adjuvant du meurtre ou le moyen, je dirais même l’arme du meurtre ?

Expert Stolichnov : — Cher confrère, je reconnais bien là votre façon de noyer le poisson, dans un verre de vodka bien sûr. Vous n’allez pas vous lancer dans votre rhétorique habituelle selon laquelle l’alcool est la plus redoutable des armes. Je vous entends déjà, d’ici une minute, vous nous servirez vos effets de manche d’anthropologue amateur et avocats, et vous lancerez : “Des deux fléaux, lequel est le premier, le bâton qui fume ou le poison qui libère la violence de l’homme ? En des termes plus familiers, est-ce que l’homme a d’abord inventé la gnôle – pardonnez l’expression ou la poudre ? À moins qu’il n’ait inventé la poudre au lendemain d’une soirée trop arrosée. Lorsqu’il était rond comme… comme… comme, toute la Pologne, pardonnez-moi.”

Expert Smorniv : — Je ne vous permets pas ! je vous prie de ne pas parler à ma place. J’ai une preuve historique, une preuve historique dis-je, de ce que la violence de l’alcool est historiquement la première.

Expert Stolichnov : — Ah bon ?

Le président : — Allez-y, s’il vous plaît, et puis au fait, au fait. N’oubliez pas, Messieurs, que nous sommes ici pour juger un homme, dire le droit, et éponger, si peu que ce soit, la douleur des victimes.

Expert Stolichnov (mezzo voce) : — Éponge toi-même… Alors, cette preuve historique ?

Expert Smorniv : — Aux États-Unis, dans les années vingt, ils ont d’abord combattu les ravages de l’alcool, pas l’industrie des armements.

Expert Stolichnov : — Pardonnez-moi, cher confrère, votre bêtise est navrante. Ça ne prouve strictement rien. Tout dépend de la force des lobbies. Ici aussi, l’un des nôtres, Gorbatchev, a tenté de bannir l’alcool. Vider nos flasques et nos barriques, quelle bêtise… il doit encore s’en mordre le cornichon.

Le président : — Monsieur, un peu de tenue, je vous prie.

Expert Stolichnov : — Je poursuis. J’ai ici quelques études qui prouvent qu’au contraire, un usage modéré de l’alcool est un instrument de convivialité. Et j’irai même plus loin, un ferment de civilisation. Le Christ n’a-t-il pas partagé le pain et le vin ?

Expert Smorniv : — Nous sommes tous des chrétiens. Les juifs, c’est autre chose.

Expert Stolichnov : — Là-dessus, pour une fois nous sommes d’accord. Les rites juifs sont pleins de libations que c’en est un scandale. Ils chantent, ils dansent, et certains d’entre eux, les hassidim, on les confondrait volontiers avec des derviches tourneurs.

Expert Smorniv : — Et ces sacrifices qu’ils faisaient au Moyen Âge…

Le président : — Messieurs, vous vous emballez. Que vient faire ici cette question de religion ? Rien à voir avec notre affaire.

Expert Stolichnov : — Je vous parlais d’une référence incontournable quant aux bienfaits de l’alcool. La supériorité des civilisations chrétiennes, occidentale et slave.

Expert Smorniv : — Judéo aussi…, judéo-chrétienne.

Expert Stolichnov : — Je vous le concède… la supériorité de la civilisation occidentale tient à sa capacité à consommer modérément de l’alcool en des occasions choisies. Je formule ici l’hypothèse qu’un usage modéré de l’alcool rendrait l’islam moins agressif.

Expert Stolichnov : — À mon tour de mettre en doute vos facultés. Près de deux milliards de musulmans sur la planète. Il est vrai que c’est un beau marché.

Le président : — Messieurs, au fait, aux faits. Cessez de vaticiner. Le prévenu avait bu beaucoup d’alcool avant le drame. Les faits et des témoins en attestent. Mais cette discussion est sans objet. Les analyses toxicologiques ont été faites trop tard. Et l’on ne connaîtra jamais son taux d’imprégnation alcoolique.

Expert Smorniv : — Autant dire que l’arme du crime s’est évaporée. Mais cela ne change rien. Il y a des vérités scientifiques que l’on ne peut écarter. L’alcool, tous les neurologues l’affirment, désinhibe et peut pousser le sujet à des actes extrêmes. C’est la question qui nous occupe : comment se produit le dérapage ? C’est pourquoi je souhaiterais, Messieurs, que celui qui donne à boire à une personne déjà enivrée soit passible de poursuites judiciaires pour complicité s’il y a accident grave ou mort d’homme.

Expert Stolichnov : — Vous voulez la mort de toute l’industrie des spiritueux, le krach de tout l’Horeca ? Vous faites honte à votre pays d’origine, à nos anciens dirigeants. Tant que vous y êtes, allez-y, proposez aux juristes chargés de rédiger le nouveau Code pénal dans le cadre des préliminaires à la compénétration européenne, d’ériger cette action au rang de crime ! « Celui qui verse le troisième verre est passible d’une peine de trois ans à cinq ans, et d’une amende de 10 000 Litas. » Ils convertiront en Euros… Mais je vous le dis, même à l’Ouest, ça ne passera pas. Vous imaginez tous les ivrognes français ou allemands qui cognent leur femme, parfois leurs enfants, ou leur voisin, qui provoquent de graves accidents sur les routes. Les tribunaux seraient saturés. Votre proposition est une aberration économique à l’heure de la mondialisation. Et dire que vous vous affirmez prêts à rejoindre l’Europe ! Alors que l’on refuse à la Russie d’entrer à l’OMC.

Le président — Messieurs, vous vous égarez à nouveau. Et vous n’avez pas répondu à ma question. Il est dix heures ; je lève la séance pour dix minutes.

Ils sortent. Expert 1 à expert 2 : Venez au buffet, nous poursuivrons.

Noir

Scène IV

Dans l’obscurité, un cadran de GSM s’illumine. Cliquètement sur le clavier : — Allô, allô ? Je n’ai pas de photo, l’accusé n’était pas là. Mais si vous le voulez un croquis d’audience. Je dessine pas trop mal, je peux vous faire ça vite fait.

A tants, nokh a tants

Dans le couloir, Krystina pousse le chariot de nettoyage. Avec elles Mala, et Dalia. Leurs sandales en plastique font « flic flac » sur la moquette. Elles arrivent devant la chambre 12. Mala fouille dans sa poche, et parmi d’autres saisit un bout de plastique à puce. Clac. Sur un léger déclic, la porte s’ouvre.

Le trio est bien rodé. Mala et Dalia font la chambre, tandis que Krystina s’occupe de la salle de bains.

Elle commence par débarrasser les serviettes usagées, les petits flacons de shampoing, les échantillons de savon. Passe le miroir au chiffon doux. « J’ai les traits tirés, c’est beaucoup, ces deux boulots. » Se regarde encore, se tapote les joues et sort de sa poche un bâton de rouge à lèvres. Se refait un sourire. Et reprend sa tâche. À grands gestes énergiques, elle passe l’éponge sur le lavabo, la baignoire, le bidet et puis la toilette qu’elle a préalablement désinfectée.

Retourne dans la chambre chercher d’autres échantillons.

Pendant ce temps-là, Mala a arraché le drap du dessous, l’a jeté en boule dans le grand sac accroché au chariot. Puis elle a extrait la couverture de l’ouverture centrale de la housse, tandis que Dalia a déjà changé les taies d’oreiller. À deux maintenant elles saisissent un drap sur le chariot. Il se déploie dans un claquement sec. L’une se place à gauche, l’autre à droite, l’une replie le drap à la tête du lit, l’autre au pied. Dalia saisit une housse immaculée, la déploie sur son ventre et toutes deux se livrent à cette invraisemblable acrobatie qui consiste à faire rentrer la couverture par la petite ouverture ronde, cette lucarne percée dans le coton, et qui laisse deviner la tendre laine.

Krystina s’arrête un instant pour les regarder. « Plus vite, les filles, pensez à notre répétition Notre premier concert c’est déjà demain. Mais maintenant il s’agit d’achever les chambres, il est bientôt midi. — Tu veux le faire à ma place ? Si tu savais comme j’en ai marre d’être toujours de corvée couette, soupire Mala. Tu sais, se courber, se relever, ramasser les serviettes sales, les cheveux, les poils, nettoyer les ch…, c’est pas formidablement épanouissant non plus. Tu sais comme moi que les clients ne font que passer, et qu’ils n’ont même pas idée de qui les a précédés, de qui les suivra et, surtout, de qui fera le sale boulot. Tu te souviens de ce que nous a expliqué ce manager tout spécialement venu de Stockholm pour ce séminaire d’excellence, ce jour-là où, pour une fois, nous avons été traitées avec égards ? Tu t’en souviens, de sa chanson ? “Il faut qu’une chambre soit comme un écrin neuf, douillette et accueillante, soignée jusqu’au moindre détail, télécommande, bible et frigo-bar en ordre, mais en tout cas plus propre qu’une chambre d’hôpital, je dirais même plus, qu’une salle d’opération.” Krystina poursuit sa parodie : « N’oubliez pas les trois R : repos, rêve ou rencontre, c’est dans les chambres d’hôtel que se nouent les grands destins, que se tissent les grands desseins. »

Mala et Dalia pouffent. « Comme si nous ne le savions pas qu’il faut que tout soit propre. Mais ces morceaux de leur vie qu’ils nous laissent, c’est pas toujours ragoûtant. Ils laissent rarement de la beauté derrière eux. Je pourrais en écrire des histoires, moi. »

Dalia : — Laisse ça aux romanciers ou aux journalistes. À propos, t’as vu l’état de la 15 ? Justement, c’est un journaliste. Il est là pour le procès de ses compatriotes, cet acteur qui a tué sa maîtresse. Il est arrivé il y a deux jours. Il rédige beaucoup, et il boit autant. Je te dis pas : les canettes, les bouteilles vides et les boulettes de papier… une décharge publique, cette chambre.

Krystina : — Encore un de ces scribouillards, un de ces charognards de journalistes. Cette mauvaise pub qu’ils ont faite à notre ville, avec leurs directs toutes antennes déployées, et leurs titres sur quatre colonnes à la “une”.

Dalia : — Ah oui, leurs titres, en jetant un coup d’œil aux brouillons du journaleux de la 15, je peux te dire qu’il ne brille pas par sa subtilité. Mala : — C’est peut-être la preuve qu’il réfléchit…

Dalia : — Mais, qu’est-ce qu’elle a de si intéressant, cette affaire ? Ça se passe tous les jours, des hommes qui secouent leur femme. Mais évidemment, parce que ce sont des vedettes… et des Français en plus.

Krystina : — Oui, mais elle en est morte, quand même. Tu sais, au procès, ils discutent beaucoup là-dessus. Est-ce qu’il était violent ? Qui est coupable ? À quel degré ? Ils ne sont pas d’accord.

Mala : — C’est quand même toujours la même histoire. Beaucoup trop d’hommes boivent trop. Bien sûr il y a des différences culturelles. Tenez, les Français, on n’entend qu’eux. Quand je sers le soir à l’hôtel, ce raffut qu’ils font à table. Remarquez, ils sont plus délicats que les Russes ou les Finlandais. Les Français, ils sont désordonnés, volubiles et hâbleurs le soir, hargneux le matin quand ils ont la migraine. Mais les Russes — heureusement qu’Olga n’est pas là, elle m’en voudrait –, les Russes, eux, ils cassent tout tout de suite. Mais les pires, ce sont les Finlandais. Vous vous souvenez, quand la statue de Lénine était encore sur la place, à l’époque du rouble. Les Finlandais prenaient un ferry, descendaient au Pribaltiïskaïa à Leningrad, embarquaient ensuite sur le train de nuit et déferlaient en horde sur Moscou. Les camarades de la section ferroviaire en ont encore le samovar qui tremble. D’autres venaient jusqu’ici par Tallinn ou Riga, appréciant notre charme provincial et notre réserve légendaire. Mais les dégâts étaient du même ordre.

Dalia : — Ton homme, jamais il ne boit un coup de trop ?

Mala : — Non, Dieu merci, cela m’a été épargné. Je l’aurais quitté tout de suite. Avec l’âge, à force de les regarder à l’hôtel, je connais tous les chemins de l’alcool dans le corps des hommes. La façon dont il enflamme tout d’abord les joues, libère les lèvres, aiguise la voix, fait jaillir des rires comme de grandes galettes chaudes. Une griserie pour commencer. Un peu plus tard, c’est le stade du clown. Pommettes en feu et nez rouge. Le propos est encore cohérent, mais l’élocution dérape souvent. À ce stade, il faut déjà veiller au grain. Épier le va-et-vient de la main qui saisit la bouteille et remplit les verres des convives. C’est le moment où la plupart des dames couvrent leur verre d’une main gracieuse et refusent. À ce moment-là, le buveur s’emballe. Il chevauche déjà sa mule folle et rétive. Il boit, il boit, comme à la recherche d’une étreinte fulgurante avec l’univers, une révélation et un oubli de soi. Il a changé. Il se tait. C’est maintenant à petites lampées rapides qu’il vide les petits verres, “À coup sec”, comme disent les Français.

Dalia et Krystina éclatent de rire : — À cul sec.

Mala : — À cul sec, si vous le dites. À ce stade, il y a quatre types de réaction. Celui qui vomit, c’est dégoûtant mais salutaire. Celui qui tombe, hébété et abruti. Il y a celui qui se fait sentimental. Il est collant, mais c’est gérable. Et puis la dernière espèce, les violents. Tout peut alors arriver. À cet instant, les filles, il faut s’en aller, dégager. Surtout, ne pas essayer de discuter ou de tenir tête. »

Pendant que Mala disserte, Krystina a fini de passer les poussières, redressé le lampadaire, nettoyé le cendrier et regarni le minibar.

Elles sortent, tirant derrière elle le chariot.

C’est dans cette chambre-là que, trois mois plus tôt, un homme fou d’amour et paniqué s’est laissé posséder par un démon et a tué sa compagne. Elles n’y songent plus. Dans les chambres du temps, tout passe, dirait-on.

Remerciements à Rosa Gudanski et Willy Estersohn pour les traductions en yiddish.

Cf. aussi Lituanie juive 1918-1940, Message d’un monde englouti, Éd. Autrement, collection Mémoires, n° 44, Paris, 1996.

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