Docteur Kelly et Mister Bliar

Yves Wellens,

Dans le flot des nouvelles de l’été, s’insinuant dans les esprits pourtant soumis à rude épreuve à la fois par les effets de la canicule et par le réchauffé de beaucoup d’entre elles, ce qu’il est convenu de désigner sous le vocable de « l’affaire Kelly » a véritablement jeté un coup de froid, comme si les projecteurs, soudain braqués tout fumants sur des zones d’ombre et des recoins à l’opacité savamment modulée, ne pouvaient que se pétrifier devant le côté glacé de la mise à nu de certains mécanismes. Avant d’entamer le récit proprement dit, il nous faudra cependant rappeler exactement de quoi il s’est agi. En effet, une sorte de loi voudrait qu’une affaire, quelles que soient par ailleurs son importance et sa signification, se perde vite dans les mémoires, d’autant plus oublieuses qu’elles sont davantage sollicitées et donc encombrées : non que son impact en tant que tel se serait estompé (ce qui, en l’occurrence, jetterait le doute sur son caractère présumé crucial), mais tout simplement parce que, on le sait bien, elle a été recouverte depuis lors par d’autres couches de faits, d’informations ou d’événements. Mais c’est justement le genre d’« affaire » où il faut entrer dans quelques détails. Pour ne pas s’y perdre, il s’avère donc nécessaire de présenter un exposé relié des faits, en une continuité logique, en une suite cohérente, pour au moins remettre les esprits à niveau ; et aussi, bien sûr, parce que le récit qui suit tourne autour de ces faits. Ce préambule n’est donc nullement un essai ou un éditorial, mais une nécessité impérative, dans un univers où les esprits les mieux exercés se découragent parfois, et désespèrent, de retrouver encore, pour la présenter sous le jour qui convient, l’unité de ces faits – et donc celle aussi de la réalité qui les produit. Ce que Daniel Schneidermann, quand il était encore un homme du Monde[1], exposait ainsi, dans une chronique du 26 juillet 2003 : Le plus fascinant, dans cette affaire, est l’horizon qu’elle découvre sur une pratique cynique de la diversion médiatique. Lorsqu’un pouvoir est aux abois, comment desserrer l’étreinte de la presse ? En ouvrant précipitamment un autre front. En lui offrant une affaire dans l’affaire, un feuilleton dans le feuilleton. Elle s’y précipitera à tout coup. Comment éviter que la presse ne martèle la question : « Blair a-t-il menti ? » En lui offrant une question-leurre : « Qui est la taupe ? » Et voilà comment Campbell[2] se retrouva (peut-être) pris à ses propres manœuvres, devenant lui-même la cible d’une affaire dans l’affaire dans l’affaire : « Qui a livré le nom de Kelly ? »

Le Docteur David Kelly, donc, physicien et expert en armement nucléaire auprès du Ministère de la Défense de Sa Gracieuse Majesté et maintes fois envoyé, à ce titre, avec les inspecteurs des Nations Unies en Irak, pour y découvrir les éventuelles armes de destruction massive dissimulées par le régime de Saddam Hussein, a émis des doutes sur l’existence de cet arsenal, et donc aussi sur la validité de l’intervention armée dans ce pays, fermement soutenue par le Premier Ministre Bliar. Il s’en est ouvert auprès d’un journaliste de la B.B.C., Andrew Gilligan, qui, sur la foi de déclarations d’une « source proche de la Défense », les spin doctors, qui conseillent le gouvernement du New Labour, d’avoir délibérément rendu plus « sexy » le rapport décisif devant entraîner le vote favorable du Parlement, notamment sur la capacité du régime irakien à déployer et à mettre à feu l’ensemble de ces armes en moins de quarante-cinq minutes. Une telle accusation se doublait nécessairement, même de façon implicite, de la conviction que Tony Bliar assumait, pour emporter la cause, cette version arrangée des faits (on sait depuis lors que, en effet, elle était fausse). Après la diffusion du reportage de la B.B.C., le Ministre de la Défense, Geoff Hoon, semble avoir autorisé (ou au moins ne pas s’y être opposé) les journalistes – et spécialement les limiers de la « presse de caniveau », notoirement prêts à tout pour « sortir un scoop » – à trouver la « taupe » si mal intentionnée ; et ainsi, le nom du Docteur Kelly a commencé à circuler sous le manteau dans les rédactions, avant de brutalement figurer sur les manchettes de tabloïds acquis au 10 Downing Street. Sans doute pris de vertige devant l’ampleur des conséquences de ses états d’âme, le Docteur David Kelly s’est donné la mort, au terme d’une promenade dans la campagne anglaise, non loin de son cottage. Ensuite, le Premier Ministre Bliar, dont une ligne de défense consistait à jeter l’opprobre sur la Beeb, prévenue d’avoir, par goût du spectaculaire, failli à sa tradition de mesure et de probité dans le recoupement des faits présentés, qui plus est à seule fin d’entraîner la chute du Cabinet, a dû nommer un juge indépendant chargé de découvrir les manquements aux règles et aux usages des uns et des autres. En somme, de donner la prééminence aux turpitudes des vivants plutôt qu’à la dignité d’un mort, qui ne peut plus réellement servir personne, mais dont on peut abuser.

Une hypothèse, à vrai dire encore ténue, s’est fait jour pour fournir une explication entièrement différente de la fin du Docteur Kelly. Si elle se vérifiait, cette lecture, dont il importe de bien connaître et de bien saisir tous les enjeux, entraînerait le Royaume-Uni dans une « crise » beaucoup plus profonde et retentissante que celle qui a pu éclater, et qui n’est pas exactement passée inaperçue, si l’on se réfère à la polémique que l’on sait. Il est vrai que de telles révélations, si elles étaient venues à leur heure, n’auraient rien changé à la fin proprement dite du scientifique : il serait même plus juste de dire qu’elles n’auraient fait que la hâter.

Il suffira de savoir que le Docteur Kelly ne s’était pas contenté de rencontrer un journaliste de la B.B.C. – en l’occurrence Andrew Gilligan, spécialiste reconnu des questions de défense –, dans le cadre cosy des salons d’un grand hôtel de Londres. Il en a rencontré un autre, et à sa propre demande, pour lui tenir des propos d’une tout autre nature – autant dire nettement plus tranchés. Il n’est évidemment pas indiqué de révéler à présent l’identité de ce nouveau personnage : et il n’est pas sûr non plus que cet aspect des choses, émergeant dans une revue somme toute confidentielle d’un pays étranger à la cause, ait jamais un grand impact auprès d’un large public. Peut-être même ce développement, à la fois imprévu et parfaitement logique, dont nous mesurons toute la gravité, ne parviendra-t-il jamais aux oreilles de ceux à qui il est tout naturellement destiné. Au fond, peu importe : comme il importe finalement peu, aussi, que nous devions, pour ce faire, nous substituer à l’autre journaliste de la B.B.C., qui craint apparemment (et même, pourquoi pas, à raison) que le récit qu’il pourrait faire de sa conversation avec le physicien ne mette encore davantage dans l’embarras sa vénérable Maison. Le fait même que les choses seront désormais écrites comme elles doivent l’être, quelque part dans le monde, sera déjà un triomphe posthume pour l’infortuné savant. Il sera toujours loisible aux historiens du futur de se réjouir que cette vérité aura fait un peu de chemin avant qu’ils ne s’en emparent…

Visiblement ébranlé, mais aussi bien agacé, par la tournure des événements, le Docteur Kelly a déclaré à l’autre journaliste qu’il avait écrit une lettre au Premier Ministre, mais sans l’avoir envoyée. Il ne s’est pas contenté de ce petit coup de théâtre, à vrai dire quelque peu éventé, mais par lequel, à la réflexion, il entendait signifier, fût-ce par une sorte d’espièglerie, que le temps du devoir de réserve lui paraissait révolu et que, vu la gravité de l’instant, il s’en considérait comme déchargé. Kelly fit donc comprendre à son interlocuteur que, certes, il avait fait disparaître cette lettre (et peut-être même ne l’avait-il jamais réellement recopiée), mais qu’il serait très facile de la reconstituer. La méthode, quoiqu’un peu élémentaire pour un esprit de ce calibre, était infaillible. Il s’agissait de prendre, dans le tapuscrit, long de trente pages de trente-cinq lignes chacune, d’un article commandé par une revue mais non publié, aux pages impaires le premier signe de la première ligne, puis le second de la deuxième ligne, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la page, puis, aux pages paires le parcours inverse (le dernier signe de la dernière ligne, puis l’avant-dernier signe de l’avant-dernière ligne, etc.) : on obtenait ainsi, pour chaque page, une diagonale où s’inscrivaient, dans l’ordre, des lettres isolées qui finiraient par former un texte sans aménités. Cependant, Kelly, contrairement à la réputation que des journaux pressés lui ont taillée, n’était pas quelqu’un d’une désarmante naïveté. Ce qui n’était à l’origine pour lui qu’un jeu purement intellectuel, une sorte de passe-temps « destiné à agiter puis à ordonner (mes) neurones », comme il disait, était devenu une sorte de nécessité vitale, qui s’avérait elle-même de plus en plus complexe à mesure que les avanies se succédaient pour lui – c’est-à-dire que l’étau se resserrait. Il semble que, grâce à ces stratagèmes, Kelly se soit jusqu’à un certain point laissé aller à une sorte de dévergondage de la pensée, comme pour se garder d’une situation où il risquait de perdre tout contrôle sur la suite des événements. Certes, il était perdu dans un monde trop cynique pour lui, et au centre de coups tordus dont il ne soupçonnait pas le parcours ni même les étapes, et qui, tous, à la fin l’atteignaient : mais il lui restait quelques armes, toutes liées à sa grande intelligence. Elles n’ont pas suffi, c’est vrai, à le défendre ou à le prémunir, ni même à ce qu’il se fasse réellement respecter par les personnages de l’ombre qui l’ont jeté en pâture à la lumière. Toutefois, si personne ne lui a commandé de se sacrifier sur l’autel de la Raison d’État, il a jugé, lui, que son geste pouvait donner une indication sur l’état de la raison, dans cette singulière époque. C’est d’ailleurs cela (sa capacité à tenir un autre discours qu’attendu, sans jamais le prononcer mais assez prégnant pour que, au-delà des allusions et des ellipses, on en perçoive les indices et les signes) qui lui a fait choisir une autre forme de mort, protestation plus que résignation à se faire broyer, pour en être quitte.

Cependant, ces messages codés présentent une particularité, qu’on peut voir comme un raffinement de plus ou, à rebours, comme la preuve tangible du débat de conscience qui minait le physicien. Quelquefois, en suivant la méthode exposée par Kelly, le signe obtenu est blanc, par exemple quand il correspond, dans le texte, à un espacement entre un mot et un autre. De sorte qu’on ne peut déterminer avec une absolue certitude si, dans ce cas : M.N…, le mot à compléter serait plutôt MENTEUR que MONSTRE. En tout cas, compte tenu de cette dernière remarque, le journaliste de la B.B.C. a pris sur lui de remplir ces espaces vides de la manière qui lui a paru la plus logique, eu égard au contexte et à la teneur générale des propos que lui adressait le savant.

La lettre du Docteur Kelly au Premier Ministre Bliar, patiemment recomposée selon la méthode indiquée, contient un peu plus de mille signes et est donc particulièrement virulente :

 

« Monsieur,

Je ne me crois même plus tenu de vous désigner par le titre de la fonction que vous incarnez encore, tant vous avez, à mes yeux, failli en l’exerçant, tant par vos décisions manifestement orientées et prises en petit comité que par le montage spécieux par lequel vous avez su les faire appliquer, en dépit de l’opposition d’une grande partie de la population. Je ne vous dénie pas le droit d’avoir des convictions et d’avoir voulu les imposer, au contraire. Mais je suis indigné par votre prétention à incarner seul la morale que vous estimez être adaptée à la cause, et plus encore de votre certitude que seule cette morale-là puisse en l’espèce se frayer une voie dans la conscience de chacun et y trouver la réponse appropriée. Il me semblerait excessif, cependant, de vous qualifier de menteur ; par contre, je n’hésite pas à affirmer que le camp de la raison ne doit plus vous compter parmi ses membres – il est assurément dommage que le travail de les rassembler, déjà difficile en soi, soit devenu une tâche de plus longue haleine encore à cause de vos manœuvres.

L’Histoire jugera, dites-vous. Bien sûr : mais elle nous jugera tous, et nos positions aussi ! Je discerne, dans ce souhait, moins qu’une coupable hésitation sur l’option choisie, un mépris du jugement de vos contemporains, des autres. D’ailleurs, l’Histoire, dans son jugement, ne se laisse pas abuser par l’habileté ou la ruse : au contraire, ce sont justement ces pis-aller qu’elle dévoile et dénonce. Et c’est donc cela surtout qu’elle vous reprochera, à si juste titre… »

 

On voit donc que le Docteur Kelly a joué avec l’idée, non de la trahison, mais de la distance avec le pouvoir, d’ailleurs non dénuée d’ironie. Elle a certes dû avoir pour lui un goût amer ; mais elle laisse aussi une signature soulignée à l’acide.

Lors de ce même entretien, le physicien a noté, comme en passant, qu’il s’était efforcé de résumer, dans une unique formule mathématique, les différents aspects de la question qui, sans qu’il puisse encore s’en douter, allait causer sa perte. Il a donc longuement exposé à son interlocuteur, éberlué par ce défi aux contingences (mais qu’on peut voir aussi comme une manière d’exorcisme pour tenir ces contingences en respect), qu’il mettait la dernière main à une équation qui contiendrait tous les paramètres intervenant, à un degré à déterminer, dans le conflit et le processus en cours : l’existence de réseaux terroristes, l’approche purement idéologique de certains gouvernements, l’unilatéralisme des Américains et de leurs alliés, les scrupules des dirigeants (à l’exception de quelques-uns) et des populations européennes, les rapports des inspecteurs de l’ONU, l’absence de perspectives sur l’après-Saddam, la reconstruction du pays, le transfert de l’autorité vers les Irakiens eux-mêmes, le tout pour aboutir à ce résultat d’abattre un régime dictatorial honni sans toutefois embraser le pays en y provoquant une guerre civile entre ses communautés, et dans toute la région où ce pays doit malgré tout s’intégrer.

Par contre, le Docteur Kelly n’a pu achever l’un de ses autres travaux en cours, portant sur la mise en formule de l’inéluctable enlisement d’une hyper-puissance dans un pays qu’elle connaît mal, où son implantation ne saurait durer et ne fait que retarder la transition politique, où le mépris qu’elle affiche pour la population lui est symétriquement renvoyé par celle-ci et où, de plus en plus isolées, ses troupes sont la proie d’attentats de plus en plus audacieux et précis, jusqu’à leur évacuation dans le doute et la panique. Un autre reprendra peut-être cette tâche-là, simple équation qui ne devrait pas être trop complexe ni contenir beaucoup d’inconnues, vu la surabondance des preuves dans l’actualité récente.

[1] II a été licencié depuis, pour s’être interrogé sans détours sur certaines pratiques de son propre journal.

[2] Alastair Campbell était, à l’époque, le principal conseiller en communication du premier Ministre britannique, l’un de ces spin doctors préposés à pratiquer des opérations à cœur ouvert sur la réalité pour enjoliver le bilan de son patron et prévenir toutes les critiques possibles.

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