L’air de me dire chiche

Jean-Baptiste Baronian,

Je venais à peine d’achever ma manœuvre sur le parking du Centre commercial de la Cense que le slogan m’a comme sauté au visage.

2 500 euros en une heure.

Je me suis extirpé de ma vieille Nissan Sunny toute cabossée et j’ai marché vers la vitrine sur laquelle ces mots avaient été peints en grosses lettres jaunes. C’était une agence de prêts et de crédits. Elle ne devait pas être installée depuis longtemps car, la dernière fois que j’avais garé ma voiture dans les parages, il y a cinq ou six semaines, l’emplacement était, me semble-t-il, occupé par une laverie automatique. À moins que ce ne fût une boutique de fringues. Ou une crêperie. Ou un snack. Ou même rien… Difficile à dire. Les commerces changeaient tellement à Hannut, d’un mois à l’autre, que j’avais souvent du mal à m’y retrouver…

2 500 euros en une heure.

Qu’est-ce que ce slogan pouvait signifier au juste ? Qu’est-ce qu’il fallait faire pour pouvoir obtenir une telle somme ?

Comme je tournais la tête, une grande femme brune est sortie de l’agence. Elle était dans la fleur de l’âge, la trentaine (la quarantaine tout au plus), et terriblement attirante. Terriblement Smart aussi. Elle m’a fait penser à une actrice de cinéma, une actrice française que j’avais récemment vue à la télévision dans un film traitant de la solitude et de l’alcoolisme, mais aucun nom ne m’a traversé l’esprit.

Elle m’a adressé un large sourire.

— Vous vouliez entrer ?

— Pardon ?

— Je vous demande si vous vouliez entrer.

— Je regardais votre… publicité… C’est plutôt alléchant.

— Vous devrez revenir demain. Il est déjà cinq heures et demie, et il faut que je ferme.

— C’est quoi cette histoire de 2 500 euros ?

— Passez demain matin. Monsieur Collignon, le directeur, sera là dès neuf heures et il sera en mesure de tout vous expliquer en détail.

— Vous ne pouvez pas me l’expliquer vous-même maintenant en quelques mots rapides ?

Elle ne souriait plus. Elle m’a soudain tourné le dos, s’est accroupie afin de verrouiller une serrure au pied de la porte de verre. Puis, après s’être relevée et avoir rejeté ses cheveux brun noisette en arrière, elle a tapé sur les touches d’un petit boîtier électronique fixé contre le chambranle, à hauteur de ses yeux. Tout aussitôt, un rideau métallique s’est mis à coulisser de haut en bas et, en couinant, il a progressivement recouvert la porte et la vitrine de l’agence. J’ai attendu qu’il s’immobilise au ras du sol pour me manifester de nouveau.

— C’est bête, je suis un client en puissance. On ne vous a jamais appris à… à ferrer les clients ?

Elle m’a fusillé du regard.

— Si, bien sûr. On m’a également appris à demeurer polie avec les clients. Ce n’est pas toujours commode.

— Il ne vous arrive jamais de faire des heures supplémentaires ?

— Ça m’arrive en effet. Pourquoi vous me posez cette question ?

— On pourrait aller bavarder quelque part.

— Je regrette, je ne peux pas.

— Vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas ?

— Je ne peux pas. Disons que je suis attendue.

— Là, tout de suite ?

— Dans très peu de temps, oui.

— Écoutez, je ne vous demande que cinq minutes. On va au café d’en face, on prend un verre et vous me parlez de ces 2 500 euros. Ce n’est pas très compliqué.

— Je vous le répète, je suis attendue. Sans compter que je ne suis que la modeste secrétaire de Monsieur Collignon. Il n’y a que lui qui soit habilité à vous accorder un prêt.

C’était dit sur un ton glacé et hostile mais, chose curieuse, ça rendait la jeune femme plus attirante encore. Décidément, plus je la regardais, plus je pensais à cette actrice française – surtout que dans le fameux film où je l’avais vue elle avait de nombreuses scènes qui l’obligeaient à s’exprimer et à se comporter d’une façon désagréable.

J’ai insisté.

— Vous savez, vous êtes en train de perdre un client.

Elle m’a toisé d’un air hautain.

— Et je devrais vous croire ?

— Et moi, qu’est-ce qui m’assure que vous êtes attendue ?

— Je n’ai pas à me justifier mais je vais quand même le faire : mon ami m’attend au stade communal.

— Votre ami est un joueur de foot ?

— Pas du tout.

— Alors quoi ?

— Il y a un concert rock en plein air au stade communal, ce soir. Mon ami est le chanteur d’un des principaux groupes invités.

Cette réponse m’a surpris. Pour une raison que j’aurais été incapable de définir, j’imaginais mal ma ravissante interlocutrice dans un concert de rock, et encore moins partageant la vie d’un rockeur. Sans doute une idée préconçue. Sans doute parce que dans mon esprit le rock était associé à un autre type de femme.

Je m’en moquais mais j’ai demandé :

— Ah bon ! Et comment s’appelle le groupe ?

— Les Indésirables. Vous ne devez sûrement pas connaître.

Non, je ne connaissais pas. D’ailleurs, qu’est-ce que je connaissais à cette musique et à tous ses dérivés, techno, hip-hop, lounge, goa ou garage ? Qu’est-ce que je savais de cette culture ?

— Les Indésirables, ça me dit quelque chose…

— Ça m’étonnerait. Le groupe a enregistré son premier album, il y a seulement quatre mois, et le compact n’a pas été beaucoup diffusé… Bon, là-dessus, je vous laisse. Vous repasserez demain, je suppose ?

Elle sourit derechef, mais cette fois c’était un sourire moqueur.

Comme si elle me mettait au défi. L’air de me dire chiche.

Sans attendre un instant de plus, elle s’est alors détournée de moi et elle s’est dirigée vers une Twingo d’un blanc douteux dans laquelle elle est montée en écartant les jambes et en me faisant admirer, une ou deux secondes, la naissance de ses cuisses.

Je suis resté sur place. J’ai serré les poings et je me suis promis de revenir sans faute le lendemain.

*

À neuf heures tapantes, le lendemain, j’étais de retour au Centre commercial de la Cense. J’ai garé ma Nissan au même endroit que la veille puis je suis directement allé à l’agence de prêts et de crédits.

2 500 euros en une heure.

Sous le chaud soleil matinal, le slogan peint en jaune semblait étinceler et attirer tous les regards.

J’ai franchi la porte de verre et me suis retrouvé devant une femme assise derrière un bureau de bois sombre. Avant même qu’elle ne lève les yeux sur moi, je me suis rendu compte que je n’avais pas affaire à ma grande brune. Celle-ci était moche, presque repoussante. Un visage terne et ingrat. Un corps de gamine chétive. Fagotée comme une potiche. De quoi faire fuir illico presto la clientèle.

Qu’est-ce que je voulais ?

J’ai dit que je voulais voir Monsieur Collignon et que j’étais recommandé par… par…

— … une grande femme brune… Je crois qu’elle est la secrétaire personnelle de Monsieur Collignon.

Mon triste vis-à-vis s’est raclé la gorge.

— Robertine ?

Robertine. Ça sonnait drôle. Quelque chose à la fois de comique et de suranné.

— Elle n’est pas là ?

— Elle ne travaille jamais le jeudi. Nous sommes jeudi.

J’ai tiqué.

— C’est… c’est dommage… Nous avions déjà parlé ensemble de cette offre de 2 500 euros et je comptais bien…

— Cette offre ? Ce n’est pas tout à fait une offre…

— Oui, je sais… Je… Je reviendrai demain. De toute manière, mon problème n’a rien d’urgent.

— Vous ne désirez pas vous entretenir avec Monsieur Collignon ?

— Si… si, bien sûr, mais…

— Il n’est toujours pas arrivé. En général, il arrive à neuf heures précises. J’ignore ce qui a pu le retarder aujourd’hui.

— Tant pis… Je reviendrai demain matin, au revoir.

J’ai pivoté sur mes talons et je suis dare-dare rentré chez moi, à Pellaines. On était au début du mois d’août et j’avais fermé mon petit atelier de ferronnerie. Mais s’il avait été ouvert, je n’aurais pas pu y travailler, tant il faisait chaud, tant la canicule m’indisposait.

Et tant j’avais la tête ailleurs.

Quelle drôle d’idée de se prénommer Robertine et d’être liée à un chanteur de rock !

*

La Diligence. Voilà comment s’appelait le seul café subsistant à Pellaines, en face de l’église, alors qu’il y en avait, prétendait-on, plus d’une quinzaine encore avant la Première Guerre mondiale.

Il était plus de six heures quand j’y suis entré et qu’en entrant j’ai salué tout le monde, tous des habitués, tous des gens que je connaissais plus ou moins depuis que je m’étais installé au village, sept ans plus tôt.

Albert, le patron, avait eu la bonne idée d’y aménager l’année dernière un énorme ventilateur de fabrication allemande qu’il avait fait venir à grands frais de Leipzig et qui, lui avait-on assuré, était spécialement destiné aux pays tropicaux. Que ce fût vrai ou pas, ce ventilateur était à présent une aubaine formidable – et je m’étais même renseigné pour savoir où, à mon tour, je pouvais m’en procurer un.

Albert m’a servi une Rodenbach au comptoir. Il n’avait pas sa tête – sa bonne tête rougeaude de tous les jours, et je me suis demandé pourquoi.

— Dis donc, tu en fais une tronche ! Qu’est-ce qui se passe ?

Il a lorgné mes voisins, Jacques, le cultivateur, qui se tenait à ma droite, et José, le maçon, qui se tenait à ma gauche, un type d’ordinaire jovial mais qui, en cette fin d’après-midi torride, n’avait pas l’air, lui non plus, de s’amuser. Puis il a louché vers tous les autres dans la salle

— Marcel, Désiré, Christian, le mécanicien, et Christian, le cheminot, la vieille Mélanie et le vieux Eustache, Farid, le jeune Martini et cette fille un peu niaise qui ne le quittait jamais et dont je n’avais jamais su le nom…

Albert a écarquillé les yeux.

— Comment, tu n’es pas au courant ?

— Au courant de quoi ? Que la canicule va disparaître d’un coup ?

J’ai entendu grommeler la vieille Mélanie.

— La canicule, oui. Va savoir si elle n’est pas responsable de toute cette histoire !

— Quelle histoire ?

Farid s’est écrié :

— Un assassinat crapuleux, il n’y a pas d’autres mots.

Un frisson m’a parcouru.

— Un assassinat ? Tu veux dire que quelqu’un a été tué ? Quelqu’un qu’on connaît, ici à Pellaines ?

— Non pas ici, à Hannut.

Albert a repris la parole.

— Tu connais peut-être Jérôme Lebouc ?

— Je n’en ai jamais entendu parler. Qui c’est ?

— Un gars du pays. Je lui ai mis le pied à l’étrier.

— Je ne comprends pas…

— Il a travaillé pour moi quand il était jeune. Il a acheté Le Carrousel sur la grand-place de Hannut. Tu vois sûrement où ça se trouve, non ? Le grand café du coin avec l’enseigne Jupiler.

— Oui, je vois… et alors ?

Christian le mécanicien s’est empressé d’intervenir.

— Sa marotte, c’est le rock. Il a fondé un groupe dans lequel il chante. Des trucs bizarres, je ne te dis que ça. Si tu écoutais son foutu disque, tu serais d’accord… Il y avait justement un concert hier soir au stade communal. Eh bien, figure-toi qu’avant de monter sur le podium il s’est bagarré avec sa copine…

— Et il l’a frappée comme une bête, a ajouté Farid en s’approchant du comptoir et en me regardant droit dans les yeux. Mortellement.

À mi-voix, j’ai répété ce mot et, le cœur battant, j’ai tout de suite pensé à Robertine. Non, ce n’était pas possible, ce ne pouvait pas être possible…

— Robertine… Robertine est… morte ?

Ils m’ont tous regardé comme si j’avais proféré une immense, une incommensurable sottise.

Après un silence, Albert a rouvert la bouche.

— Tu connaissais cette fille ?… D’où est-ce que tu la connaissais ?

J’ai secoué la tête, sans répondre. Puis j’ai vidé d’un trait mon verre de Rodenbach et j’en ai réclamé un deuxième. Les autres ont continué de parler de Robertine, de Jérôme Lebouc, de rock et de techno, mais je n’ai pas réellement prêté attention à tout ce qu’ils se disaient.

Le même soir, c’est le journal télévisé de vingt heures, sur France 2, qui m’a appris le drame dont Marie Trintignant avait été la victime, à Vilnius, au terme d’une violente altercation avec le chanteur de Noir Désir, Bertrand Cantat. Lorsque le beau visage de la comédienne est apparu sur l’écran, dans le rôle de Betty de Claude Chabrol, j’ai retenu un cri.

J’aurais juré qu’il s’agissait de Robertine.

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