Meine liebe Ellenor,

 

Je suis dans le train Bruxelles-Berlin. J’ouvre ta dernière lettre. Comme autrefois, dis-tu. Vivent les pannes d’ordinateur ! Tu dois en acheter un nouveau. En attendant, tu me fais cadeau d’une lettre en papier, dans une enveloppe en papier, avec un timbre qui représente le « faulen Zahn », la dent pourrie, alias cette église en plein Berlin, conservée telle qu’amochée par les bombardements alliés. Un mémorial… « Plus jamais ça ! »

Tu me dis que tu as retrouvé mes lettres du siècle passé. Les tiennes, hélas, ont disparu quand mes parents ont déménagé. C’est le sort des « archives » : on a tort, parfois, de voir en la maison d’enfance un havre inébranlable.

Il y a 33 ans – deux fois 33 ans ! – l’ambassade d’Allemagne-Coupée-en-deux avait un soir réuni les profs d’allemand du Royaume. Il s’agissait de poursuivre, de renforcer la réconciliation d’après-guerre en créant des liens entre les jeunes de nos pays.

Rappelle-toi, ma chère Ellenor, nous étions avant tout Européennes. Nous parlions déjà européen : tout comme moi, tu étais née en plus d’une langue.

En 1956, nous nous sommes rencontrées au bord de l’Ammersee, où tu passais l’été en famille. J’ai pris le train depuis Munich, où « La Jeunesse Belge à l’étranger » m’avait envoyée à des cours de langue allemande. Ton père était venu me chercher à la gare d’Utting. Ce fut notre première rencontre, après deux ans d’échanges épistolaires.

Et puis, en 1961, en plein été, le bête béton des bunkers a resurgi, a pris forme de muraille pour couper en deux l’île où surnageait ta ville. Une nouvelle guerre, que l’on dit froide, venait froidement incendier nos espérances. Entre Berlin Ouest et Berlin Est, un no man’s land miné, des torsades de barbelés. « Mitten in Deutschland ! Mitten im XX.Jahrhundert ! » titraient les journaux… (Certains ont la mémoire courte.) Ton père nous a conduites sur une hauteur, d’où nous pouvions contempler le désastre. « Armes Deutschland ! » ai-je dit, bouleversée. « Aber die Deutschen sind selber daran Schuld ! » a rétorqué ton père, vivement. Dans une bouche berlinoise, la phrase prenait une valeur toute particulière.

En 1968, en 1969, j’ai vu, dans la gare des Trois Tilleuls, à la Fontaine Marie, des policiers balayer de torches vives le dessous des trains, voiture après voiture, pour y déloger l’un ou l’autre fugitif accroché à l’espoir d’un exode. Le policier serrait la laisse de son berger allemand, prêt à bondir pour arracher sa proie.

Et au contrôle Check Point Charlie, entre les deux Berlin, ce garde-frontière qui n’en croit pas ma carte d’identité ! Moi, Belge ? J’aurais dû bafouiller mon allemand, l’hexagoniser… Il a fini par confisquer ma carte des Auberges de jeunesse, où il avait reconnu le bonnet tricoté que je portais ce jour-là ! Et d’une voix menaçante, il a ajouté que je devais reprendre la carte au plus tard dans les vingt-quatre heures, sinon…

Et puis, en novembre 1989, la liesse ! La chute du Mur ! Certes, il n’a pas chu tout seul. Mais fini le no man’s land miné, finis les barbelés ! Peu à peu, l’Europe de notre jeunesse a grandi, s’est étendue, aussi vers l’Est. Nous sommes libres d’y circuler. L’Europe est notre village. Bientôt, nous avons une monnaie unique. Nous sommes riches. Nous pouvons accueillir l’étranger en voyage.

Et maintenant, où en sommes-nous ? Rien ne va plus. L’euroscepticisme, un sinistre fantôme, hante le village. Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? N’a-t-on pensé qu’à l’industrie (charbon, acier), au commerce (libre-échange), à la mobilité de la main-d’œuvre (au moindre coût), aux affaires, aux grandes multinationales ? Qui est riche ? De quoi ? A-t-on négligé l’humain ? La culture ? Les personnes ? Où en est l’école ? Où sont les philosophes ? Les penseurs ? Les intellectuelles ? Certains gouvernements confondent nation avec empire. Certains dirigeants, champions de jogging, reprennent la course… aux armements. Mais l’Arme Ment ! Où sont, à mains nues, les mains tendues ?

Bientôt, chère Ellenor, nous fêterons nos vingt ans. Pour la quatrième fois. Bientôt nous aurons l’âge de chanter sur le pont du Titanic. Mais nos enfants ? Nos petits-enfants ?

Le panda, le duck et l’oursss se penchent sur notre Europe, qu’ils ont mise en plat ; ils aiguisent leurs couteaux, affûtent leurs fourchettes. « L’esprit, écrit Camus à son Ami allemand, ne peut rien contre l’épée, mais […] l’esprit uni à l’épée est le vainqueur éternel de l’épée tirée pour elle-même. » Elle m’aime ? Elle m’ai…

« Les billets s’il vous plaît ! » J’ai toujours le mien sous la main. Je ne veux pas perdre le temps des contrôleurs et contrôleuses. « Vous êtes dans le mauvais train. – Qu’a-t-il de mauvais, ce train ? – Ce n’est pas le bon. On va à Cologne et vous avez un billet pour Mons. – Mais moi aussi, dit un voisin ! – Et nous aussi, dit la dame accompagnée de deux enfants. – Descendez à Aix et prenez l’IC pour Bruxelles. – Mais je vais être en retard ! – Mais mon fils m’attend à la gare de Mons ! – Mais je vais rater la correspondance pour Jurbise ! »

Elle va vers d’autres voyageurs : « Bonjour ! » qui sont tous et toutes en train (on le savait) de tapoter sur leur miroir rectangulaire, où ils ne se voient pas, où ils ne voient plus rien que le mauvais train-train… La poinçonneuse s’éloigne. Elle a des puces aux pattes. Des puces électroniques. Elle est robotisée. Autour de nous-les-mal-embarqués-et-embarquées, rien que des égarés, des égarées, qui ont perdu leur langue, qui n’ont plus de regard, qui ne tiennent plus parole : des sans voix. Ignorant leur Histoire, ils ne voient pas qu’elle est prête à recommencer, à bégayer encore. « Frères humains, qui après nous vivez… » Où êtes-vous ? Tous virtuels, ô hommes de peu de vertu… Tous des robots ? Sans passé, sans avenir ?

Vous êtes dans le mauvais train. L’eau monte dans le sous-marin. Il est jaune yellow Beatles. Ciel noir. Lune noire. Étoiles noires de matière noire. Y a rien à voir. Albert Einstein brandit l’arme nouvelle : un silex taillé. La maison brûle. Les pompiers font la grève : ils protestent contre le manque d’eau potable. Qui tue trois fois plus d’enfants que la violence dans les pays en conflit. Con Flit, c’est con et toujours de mode. La rage de tuer ! ? Dans un pays que l’on dit grand, des lycéens ouvrent le feu sur leurs condisciples. Au hasard, Balthazar : comme dans un jeu vidéo. Vide d’idéaux. Ho ! Arrête avec tes jeux de maux ! Et qui encore nous charria avec les mains coupées, les visages lapidés, blablasphèmes pendus haut et court, sauvagement décapités ?… Vous avez dit : vingt et unième siècle ?

Dans les années trente, on lisait les journaux. Et alors ? Nous suffoquons dans les news, les fake et les vraies. Et alors ? La sortie, SVP ! Comprenez pas ? Je ne parle pas chinois ! Seulement sourde en quinze langues. Et alors ? Y aurait pas un autre planisphère ? Une autre mappemonde ? Un autre monde ? « Il n’y a plus de lieu où fuir. » Votre passeport n’est pas valable. Cette monnaie n’a plus cours. En cas d’alerte, courez vers l’abri le plus proche. « Il n’y a plus de lieu où fuir. » Une voix tonne : Nous avons les moyens de vous faire parler.

Le train s’arrête. Je me réveille. On est en rase campagne. Les vaches, au loin, ne daignent pas, elles non plus, nous accorder un regard.

Deus ex machina, hoûoû ! Où es-tu ? Il faudrait changer de ton. Renverser la donne. Grimper aux arbres. S’élever. Voir plus loin. On a occulté toutes les fenêtres. Il faudrait… Il faudrait… Sortir de la féodalité financière. Recruter des infirmières. Des psys à l’oreille fine. Des gens qui réfléchissent. Qui étudient, qui analysent. Qui parlent librement. Des poètes lucides, sensibles. Qui chantent à travers temps. Et que l’on écoute. Mais pour cela, il faudrait faire silence. Six quoi ? C’est quoi, six lances ? Si-len-ce ! Absence de bruit. Où est le silence ? Il a quitté la planète. Parti pour l’Harmonie-des-sphères ?

Europe ! C’est toi ! C’est moi ! Ce sont nos filles ! Liebe Ellenor, quel taureau furieux nous enlève ? Est-elle arrivée notre « dernière Eur », comme dit James Le Couvreur ? Quelle mort violente nous est réservée ?

Un Tih-ange passe…

Filles d’Ève, nous avons brisé nos chaînes. Bel exemple pour les encore esclaves. Mauvais présage pour les esclavagistes de tout poil. Allons, mes sœurs, soldons la marchandise ! Chair à canon ? Fin de stock. Article supprimé chez les fournisseuses.

Des Èves se lèvent. Bas les voiles ! Hissons la grande voile ! Nous ne sommes pas des couche-toi-là. Nous ne sommes plus des pondeuses. Nous voulons lire, écrire, compter, chercher, questionner, étudier… Adam, recompte tes côtes ! Il ne t’en manque pas une seule. La glèbe, Adam, la glèbe ! Je suis faite de la glèbe, comme toi ! Tu n’es pas le maître. Je ne suis pas la servante du seigneur. Embrassons-nous, frère et sœur, libres dans l’égalité, en ronde autour du monde, chez notre chère Terre-Mère ! Stop au viol des sous-sols ! La Terre étouffe. Les Terriens s’entre-tuent comme des rats dans la ratière.

« Terre, nous avons les moyens de vous faire sauter… » 

Eh bien que ceux qui veulent se battre quittent notre planète ! Qu’ils aillent se faire voir chez le dieu de la guerre. Y a place sur Mars, paraît-il. « Mars, qui rit malgré les averses… »

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