La chaise et le clone

Michel Joiret,

Il y avait bien l’éternel ficus, sur son petit tabouret métallique les bras dressés et feuillus, toujours prêt à marquer son approbation (jamais l’inverse), en penchant lentement ses hautes branches fines dès que la fenêtre coulissante laissait filtrer le vent calme de l’extérieur (dix mois par an, la fenêtre restait fermée, irrévocablement, irrémédiablement… Mais aujourd’hui, on était en juillet, alors mon Dieu, le Directeur de Smith Sun and Batherming, Sir John Browdown avait téléphoné à Sony, le garde du rez-de-chaussée pour qu’il fasse entrer le monde inquiétant de l’extérieur (avec toutes les réserves d’usage, pas trop, pas trop fort, pas trop de bruit, avec finesse et légèreté). Il y avait aussi le bureau, enfin ce long convoi de chêne aux pattes en verre, qui n’en finissait pas de s’étendre, de s’étirer, même que les derniers dossiers (je veux dire les plus récents). Sir John Browdown ne pouvait les atteindre. Il devait donc appuyer sur le petit bouton rouge qui s’érigeait curieusement à la droite du téléphone, petite coccinelle sanguine au dos lisse et luisant, et Sony montait directement, faisait glisser les feuilles sur le meuble, sans le moindre bruit, et tendait alors au Directeur de Smith Sun and Batherming les documents importants. Il y avait enfin le capiteux fauteuil en cuir blanc, à deux places, que Sir John Browdown recommandait à ses plus précieux visiteurs, juste devant une table en verre aux pieds recourbés, sorte de tortue transparente où dormait un sempiternel petit Bouddha de nacre que le maître des lieux avait ramené de Thaïlande. Le bruit courait d’ailleurs qu’il n’était pas rentré seul de ces lieux exotiques, et qu’une méchante maladie lui avait fait escorte.

Le bruit courait, mais Paul n’en avait cure. Depuis son enfance, les bruits n’arrêtaient pas de courir, même qu’il se demandait, Paul, si ces mêmes bruits étaient capables de s’arrêter un instant, d’ouvrir la bouche pour émettre, pour dire ce qu’il y a à dire tout simplement, pour se faire entendre. Non, les bruits couraient, s’affairaient, ce n’étaient plus des bruits, mais plutôt des chevaux au galop, des coursiers haletants qui filaient dans les couloirs à la vitesse de l’éclair. Souvent d’ailleurs on s’arrêtait, on était pris d’inquiétude, on se disait : « Tiens, il doit se passer quelque chose ». Et il y avait toujours quelqu’un (souvent les mêmes), qui ajoutait : « Il n’y a pas de fumée sans feu ! » Mais déjà, les bruits avaient traversé les couloirs, emprunté l’escalier de service et même l’ascenseur, et ils hennissaient aux oreilles des nouveaux arrivants. Ce qui fait que tout le monde crevait d’une angoisse indéfinissable. Et comme personne ne se représentait vraiment ce qu’était le bruit, on parlait de tout et de n’importe quoi. Parfois on retenait le sujet : « Tiens, Olga du deuxième, tu ne sais pas la nouvelle?… Non?… Hé bien, elle parle de partir.» Et on répondait par le souvenir d’un autre bruit : « Ah bon ! Et tu es bien sûr qu’il s’agit d’Olga ? » ; ou encore : « Où irait-elle, Olga ? Elle n’a pas de réelles qualifications… » Alors on se quittait, les oreilles grasses de cette résine de bruits qui courent de plus belle et qu’on ne retient jamais plus d’un moment au creux d’une oreille.

Donc, Sir John Browdown, puisque nous parlons de lui, avait sans doute abusé des petites Thaï qui garnissent la moquette des hôtels de Bangkok. Il avait mauvaise mine, le boss, et depuis quelque temps, Paul avait l’impression qu’il maigrissait, que les traits du visage soulignaient démesurément les lignes les plus dures. Et cependant, Sir John Browdown avait de la sympathie pour Paul et continuait de lui manifester de l’intérêt, même qu’il l’appelait parfois : « Mon p’tit Paul », ou qu’il lui tapotait l’épaule dans l’ascenseur en souriant. Paul n’avait pas osé lui poser la question : « Vous êtes malade ? » Ça ne se fait pas, et puis avec tous ces bruits qui courent, allez savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas ! Rendez-vous compte ! Si Paul avait posé la question :

« Monsieur John Browdown, êtes-vous malade ? » ! C’est exactement comme s’il lui avait demandé : « Alors, elles baisent bien les petites Thaï ? » Non, ce n’est pas possible. Il valait mieux laisser courir les bruits, faire semblant de rien, sourire, toujours sourire à tous, même à ceux qui ne sourient pas, sourire en toute occasion, mais pas n’importe comment, pas en ayant l’air de se foutre du monde ! Non, certainement pas, un sourire qui dit :

« Bonjour, comme je suis heureux que vous soyez là, comme il est important que nous nous croisions. C’est intelligent ce que vous allez me dire et déjà, ça se démarque de ce que les autres ont pu me dire (ou auraient pu). Décidément, j’ai beaucoup de chance ! » Voilà ce qu’il doit exprimer, le sourire. Alors, depuis vingt ans qu’il travaillait chez Smith Sun and Batherming, Paul se fendait les zygomatiques d’un bout à l’autre des couloirs. Il passait pour un con mais ça lui était égal. Au fond, Paul n’avait pas d’ennemis et, s’il avait eu un ami dans cette grande méduse en verre, c’eût été peut-être l’explorateur des petites merveilles d’Asie… Mais ce bruit-là, Paul le trouvait plutôt sympathique et il lui aurait bien dit à Sir John Browdown. Il l’aurait appelé en ficelant son plus joli sourire : « Dites, Sir John, qu’est-ce que je vous comprends ! C’est pas tous les jours qu’on peut s’éclater avec une perle de culture ! » Le boss l’aurait-il mal pris ? Comment savoir. Mais s’il est malade évidemment, c’est tout autre chose. Il paraît même qu’on peut mourir de ça, c’est dingue !

— Vous êtes bien Paul Grison, cinquante-deux ans, comptable dans la maison depuis, depuis…

— Depuis vingt ans, Monsieur le…

Le patron balaya la précision d’un geste large et il parut s’absorber dans un dossier que Paul, de loin, reconnut comme étant le sien. Ça alors ! Son dossier ! Mais oui, de loin il repérait le certificat de nationalité, le certificat de bonnes vie et mœurs, la copie de l’extrait de naissance, les diplômes, hé bien ça alors, quelle surprise ! Le boss n’ignorait rien de lui ! Il savait que Paul était divorcé, qu’il voyait sa fille une fois par semaine et qu’il habitait un appartement, au cinquième de la rue Mercure. Parfois, le boss lui disait : « C’est un beau quartier, hein Paul ? » « Pour ça oui, Monsieur le Directeur », qu’il lui répondait ! Alors pourquoi cette question, pourquoi le dossier ouvert, et surtout, pourquoi cette convocation ? Qu’est-ce qu’il fait là sur cette chaise métallique qui lui donne mal aux fesses et sur laquelle il se trémousse depuis vingt minutes. C’est à peine s’il lui a adressé la parole depuis tout ce temps. Et pourtant, c’était bien lui, Sir John, même s’il ne lui connaissait pas ces lunettes d’écaille qui lui pendouillaient devant la cravate, une monture retenue par deux fils dorés.

— Pouvez-vous me dire, Sir John…

Nouveau balayage de la main. Et tout de suite : « Vous vous êtes absenté, hier ? »

Quoi ? C’était donc ça ? Rien que ça ? Ah bon ! ce n’est pourtant pas dans les habitudes du boss de jouer ainsi au notaire. Des congés, il en a, il en a encore, et hier, c’est vrai, il aurait pu le demander, ce jour fameux, son jour de gloire.

— Pouvez-vous vous justifier ?

— Vous expliquer ?

— Non, vous justifier. Me dire si l’absence est imputable à votre état de santé…

« Imputable à votre état de santé. » La meilleure ! Ce n’était pas le boss qui parlait comme ça ! Le boss, il lui aurait dit en rigolant : « La prochaine fois que vous baisez un jour de travail, mon p’tit Paul, prévenez-moi. » Il aurait dit en faisant bouger les zygomatiques: «Oui, Monsieur le Directeur… C’est promis, Monsieur le Directeur. »

« Justifier. » Bon, puisque la situation en est là, il va s’expliquer sachant déjà qu’il comprendrait, le boss. Et puis si vraiment il est parti à Bangkok, il doit en savoir un bout sur la vie, sur le plaisir, sur les femmes.

— Voilà, Monsieur le Directeur, puisque vous insistez…

Paul se sentait mal à l’aise. D’habitude, il s’exprimait plutôt bien. Et le boss ne l’impressionnait guère. Mais ici, aujourd’hui, à la gauche du ficus qui agite ses longs bras maigres, devant « le long train du pouvoir » (c’est ainsi qu’il appelait le bureau de Sir John) et surtout, devant ce visage devenu énigmatique, avec en plus ces lunettes d’écaille qui scrutent les motifs bleus de la cravate… Allons-y. Un mauvais moment à passer, surprenant mais curieux, tellement curieux qu’il va évidemment s’éclairer, comme tout s’éclaire pour ceux qui ne prennent pas le train du pouvoir. Et Paul était de ceux-là, il n’avait donc rien à craindre de personne. Sa franchise le garderait bien de toutes les sanctions traditionnelles. Et puis, il jouerait au con, comme toujours ! Ça marche avec les gens de pouvoir ! Le mécanisme est régulier comme le cœur d’une horloge. Plus vous êtes con, moins vous êtes dangereux et plus vous êtes inoffensif. La voie royale du pouvoir ne s’encombre ni d’ambitieux ni de gens intègres, ni de compétences. Seul le pouvoir absolu est intelligent. Ceux qui ne le comprennent pas ne sont pas des démocrates, ce sont des chômeurs ! Et ça, Paul l’avait bien compris. Il faisait chez Smith Sun and Batherming ce qu’on appelle ordinairement une carrière plane, comme un plancher qui permet à tout le monde de marcher, sans éminence particulière sinon celle de l’autorité du pouvoir lui-même, c’est-à-dire sans espoir de reconnaissance. Mon Dieu, comme il en avait connu, Paul, des assoiffés de reconnaissance, des mutilés de l’assentiment, des collègues qui auraient donné leur femme pour un « Bravo, mon petit con, c’est du beau boulot, ça ! ». Et qui s’effacent en virevoltant de la ceinture et en roucoulant d’un bout de salive : « Oh merci ! Monsieur le di, di… » Généralement, ils ne vont pas jusqu’au bout, ils s’arrêtent à la première syllabe tellement ils sont émus.

— Je vous dirai donc. Sir John, que je me suis levé bien tard… (aucune réaction), et que la dame qui m’avait accompagné la veille à l’endroit dont je vous parle (un étirement des zygomatiques), c’est une jeune Noire, Monsieur le Directeur (toujours aucune réponse)… Et que donc, je me suis dit très rapidement, parce que vous devez savoir qu’elle dormait encore et que je n’étais à ce moment ni lavé ni habillé, qu’il n’était souhaitable ni pour vous, ni pour moi, que je me hâte pour enfiler mes vêtements, pour saluer cette nouvelle compagne — je ne la connaissais que depuis quelques heures, vous vous rendez compte ? — et pour courir au bureau, déranger Sony au passage et me précipiter dans mon local comptable dans un état indescriptible, à vrai dire peu propice à la rigueur des comptes qui est chez moi, vous le savez bien (nouveau tour de moulin des zygomatiques), une règle de vie, Monsieur le Directeur. Je me suis donc décidé à rester chez moi et à profiter de ce soleil tout blond qui entrait dans ma chambre. Je me suis donc levé et je me suis penché, nu, à la fenêtre. Bien sûr, de la rue, on ne voyait que le torse, mais je me plaisais à imaginer, moi, que les gens qui levaient les yeux, me voyaient complètement nu ! Ça me faisait plutôt plaisir, dois-je vous l’avouer ?, de savoir tous ces gens pressés à mes pieds, un peu comme si moi, j’avais reçu le pouvoir, vous vous rendez compte, Monsieur le Directeur, moi… le pouvoir ? Ah ! je vous le concède, l’idée est cocasse ! En vous avouant tout ça, et même en vous disant que je me suis alors glissé dans mon lit pour sculpter une fois encore l’œuvre noire que j’avais glissée dans mes draps, je savais évidemment que vous me comprendriez, que vous ne me tiendriez pas rigueur de cette faute, sachant aussi que, me connaissant comme vous me connaissez, je n’aurais d’autre devoir premier que de vous dire toute la vérité et de vous demander de m’accorder ce jour, MON jour de congé, dont le total par ailleurs est loin d’être déficitaire. Mon amie et moi, nous nous sommes retrouvés au Quartier Latin, dans une gargote qui sentait bon la Provence ! On a mangé des courgettes farcies et on a bu du rosé de Provence. Mon amie sud-africaine (vous avais-je dit qu’elle était de ce pays-là ?) n’a pas cessé de me parler de son enfance, de l’apartheid, de Mandela… Moi, je ne l’écoutais plus, j’étais bien, comprenez-vous, je savais bien qu’on remettrait le couvert — si je peux m’exprimer ainsi – et que nous passerions le reste de la journée à nous (re)découvrir. C’est ce que nous avons fait, Monsieur le Directeur, et avant de monter dans votre bureau, je suis donc passé par le Service du Personnel, où chacun connaît ma probité et mon dévouement, je vous le rappelle, c’est que vingt ans, ça compte ! (Nouveau coup de zygomatiques) Fanny a amputé ce jour de mon capital de grand air, et je suis donc en ordre avec vous, avec vos service, et surtout. Monsieur le Directeur… avec ma conscience.

Paul ne voyait que deux solutions : ou il passait pour un con aux yeux de son patron (le seul peut-être qui honorait ses compétences), ou il verrait ce long discours couronné d’un rire franc qu’il partagerait avec le boss… Mais alors, pourquoi ce dossier ?

Décidément, Paul ne se fait pas aux deux fils dorés qui lui pendouillent de l’oreille, au boss. Il y a quelque chose qui dérange dans cette balançoire pour myope qui prend la gueule des gens pour une boîte à bijoux. Et même quand les yeux sont ouverts, derrière, c’est comme s’ils étaient fermés. On ne les voit pas et ils ne voient rien, les yeux, tout asservis à leur monture-balançoire.

Le boss se lève.

— Ah, j’oubliais de vous dire… Elle s’appelle Fernande Maté Balula et elle a vingt-deux ans.

Il s’approche de Paul et ne dit rien. Il se penche vers lui. Non, il ne reconnaît pas l’Opium qui pue dans les couloirs ! De l’eau de Cologne, toute simple, voilà ce que c’est ! Ça alors ! le boss aurait changé de parfum. Depuis tout ce temps, ce n’est pas sérieux. Même quand il avait divorcé (ils avaient au moins cela en commun, Paul et Sir John), il n’avait jamais renoncé à Saint-Laurent. Un jour, il lui avait même dit « Saint-Laurent, mon cher, c’est le seul qui me fasse prier ! » À quelques centimètres de son visage maintenant, le regard ! Ce regard, ce masque ! Et puis la voix, comme venue du fond du ventre, une voix audible certes, mais qui ne prend même pas la peine d’ouvrir les lèvres.

— Vous passerez chez Fanny. Votre compte est prêt. Vous êtes viré.

Paul sursaute. Poussé par tout son être. Debout. Il regarde, les yeux grands ouverts, affolés par le manque absolu de compréhension.

— Mais Sir John, ce n’est pas possible.

Le boss s’était déjà rassis. Il formait un numéro de téléphone.

— Sir John, c’est une plaisanterie !

Le visage collé au téléphone (sans doute voulait-il garder les mains libres) s’était éclairci d’un vague sourire. Paul pensait au jaune pâle de ces soleils de février qui vous font plus de mal que de bien et qui vous laissent tout froid, à l’intérieur.

— Ne m’appelez plus Sir John, voulez-vous ?

Paul eut une mimique de totale incompréhension. Muet de stupéfaction, il se sentait vidé de toute réflexion, de tout discours, vidé de tout.

— Je m’appelle Sir Patrick. Smith Sun and Batherming n’a rien laissé au hasard. Vous avez entendu parler de clones ? Non ? Informez-vous, mon cher. Bonne chance. Ici, nous cherchons du sang neuf (il lui jeta un regard aigre). Les poètes de l’Afrique, laissons cela voulez-vous ?

— Sir John…

La voix lui parvenait dans une totale uniformité, pas de pics, pas de nuances, une voix de répondeur téléphonique qui vous dit : « Bonjour, vous êtes bien chez Smith Sun and Batherming. Nous ne pouvons pas vous répondre pour l’instant. Toutefois, laissez-nous un message, nous vous appellerons dès que possible… »

— Mort, mon cher, le sida. Vous deviez le savoir, non ? Sir John avait ce côté « exotique » auquel vous n’êtes pas indifférent, pas vrai ? Allons, passez donc chez Fanny, elle vous remettra votre enveloppe.

— Mais Sir Patrick…

La porte se referma sur une conversation d’un autre temps, d’un monde ultérieur et Paul demeura longtemps devant la porte, cette porte familière et cependant clonée où un cadre doré affichait une curieuse présence : « Direction ». À l’angle du couloir, il croisa Sony qui venait refermer la fenêtre. Les risques d’orage étaient réels et le ficus balançait ses branches plus librement que d’habitude. Et puis le dossier de Paul devait descendre aux archives.

Partager