Mamy n’allait pas bien.

Ses jambes. Sa hanche. Et sa tête quelques fois. Mais surtout les jambes.

Ça faisait un an qu’elle ne sortait que rarement. Le temps, la pluie, le soleil, le vent, tout était bon pour qu’elle reste chez elle. À force, ça a empiré. Elle n’est plus sortie. Alors on allait chez elle et on faisait le tour de l’appartement pendant des heures. On lui tenait le bras, elle s’appuyait sur sa canne et on tournait en rond. On parlait du temps qu’il faisait, des changements dans le quartier, des nouveaux qui s’installaient, du boucher qui avait fermé, de la boutique Allô maman qui attirait tous les immigrés du coin et qui parlaient si fort en téléphonant au pays que ça s’entendait jusque sur le seuil. Ça l’amusait, ces histoires de nouvelles patries qui se croisaient d’un trottoir à l’autre. Elle les voyait de la fenêtre du salon et en été elle les entendait, surtout les enfants. Elle aimait ça, tout ce charivari qui lui donnait l’impression d’avoir déménagé, d’être ailleurs sans avoir bougé d’un pouce. Ça l’amusait, ces cabrioles de langues qui montaient jusqu’à elle et qui faisaient une belle cohue, disait-elle. Toutes les langues sont belles quand on ne les comprend pas, c’est juste de la musique, ajoutait-elle en servant son café trop cuit…

Mamy s’est remise en forme, comme ça à tourner en rond mais le monde à l’extérieur ne l’intéressait plus vraiment, il changeait trop vite, les risques d’agressions et de chutes… Tout était bon pour qu’elle reste chez elle. Elle s’est mise à bricoler des choses. Des choses qu’elle ne nous disait pas. Elle remontait ses souvenirs, disait-elle, et elle remontait de loin, même du temps où elle était au Parti. Elle s’est mise à en parler quand on insistait. Le Parti, c’était toute sa vie, elle avait tout donné au Parti, sa jeunesse, sa force, ses croyances, ses illusions, même son amour. Le Parti remplaçait tout. Il était sa raison de vivre et sa famille, c’est là qu’elle puisait sa force pour se battre. Elle militait, la guerre froide, la Hongrie, Cuba, tout y est passé, elle se levait aux aurores et partait pour le Parti, son casse-croûte dans son sac en bandoulière, un béret sur la tête qui retenait ses belles boucles blondes. C’était une gravure de mode de la Révolution ! Elle frimait un peu alors, probablement parce qu’elle aimait le cinéma et qu’elle savait imiter, l’air de rien, les actrices qui la fascinaient. C’était un temps où les films et nos rêves étaient intimement liés, ma belle époque, disait-elle…

Elle a demandé un ordinateur et un branchement Internet pour son anniversaire. On s’est cotisés et on lui a installé un grand écran au milieu du salon. Elle a liquidé une partie des statuettes kitch qui trônaient sur les meubles pour faire de la place. On voyait que ça l’excitait vraiment, cette histoire d’informatique. Puis, il a fallu lui expliquer. Elle a vite compris et elle y passait des heures. Un jour, elle a décidé de se mettre en réseau, Facebook ou Twitter, je ne sais pas encore, les deux, puisque j’ai le temps, disait-elle en riant. Et nous, on continuait à tourner en rond dans l’appartement avec elle au bras pour qu’elle ne s’ankylose pas vu qu’elle passait tout son temps à surfer et à poster des articles de plus en plus virulents. Comme au temps de ma jeunesse au Parti, ça me donne des ailes cet Internet, je me demande ce que ça aurait donné si on avait eu ça de notre temps, le grand soir serait peut-être arrivé… On n’en finissait pas de se réunir, de préparer des réunions et d’évaluer les mêmes réunions la semaine d’après. Ça tournait en rond, à force. Et le Mur est tombé, et personne n’avait rien prévu, sauf eux, de l’autre côté, ils savaient que ça ne tiendrait pas éternellement, mais nous, ça nous arrangeait d’une certaine façon, ça nous donnait un os à ronger et on l’a rongé jusqu’à la moelle.

On se relayait pour la faire tourner, Mamy, et elle nous racontait ses histoires de réseaux pendant la promenade, elle devenait de plus en plus informée de l’état du monde. La télévision n’avait plus grande importance à ses yeux, rien que des histoires pour nunuches, jeunes et vieux, des histoires pour enfants débiles, m’étonne pas qu’ils s’endorment en regardant, et qu’ils recommencent le lendemain, ad libitum. Avec Internet, t’es assise droit, tu t’actives, tu choisis, tu tries, tu te balades et soudain, tu trouves et tu creuses. C’est ça qu’elle nous disait Mamy pendant la balade appartementale, qu’elle ajoutait en nous pinçant l’avant-bras en riant. Jamais on ne l’avait vue de si bonne humeur, comme si elle rajeunissait de semaine en semaine. Et elle nourrissait son ancienne colère de nouvelles solidarités. Elle signait toutes les pétitions qui lui passaient par l’écran et elle harcelait son réseau en envoyant encore et encore ces infinies listes, celle des femmes battues, des enfants perdus, de la chasse à la baleine, des abeilles en débâcle, des lapidations, tout était égal, une liste, une signature, un clic. Bref, elle devenait folle. Elle passait par la phase de l’empathie universelle et des compassions hebdomadaires propres au réseau. Elle commençait à nous ennuyer, on lui demandait de se calmer pendant mais elle s’enflammait, elle nous parlait de démocratie mondiale, de nouvelles luttes planétaires, de combats difficiles à venir, elle s’indignait et elle nous fatiguait.

Un jour, on l’a trouvée allongée sur le sol, elle était tombée devant son écran allumé. On l’a ranimée, appelé le médecin qui l’a auscultée et n’a rien décelé qu’une fatigue profonde. Il lui a prescrit des nuits plus calmes, des vitamines, une prise de sang et des soirées moins… connectées. Elle l’a écouté sans rien dire, mais on savait qu’elle n’en ferait qu’à sa tête. Elle se battait pour la cause et pas question de céder devant un coup de mou, nous dit-elle peu après.

Les semaines suivantes, Mamy était plus silencieuse, elle filait, à la fin de la promenade, tapoter son clavier, elle sauvait des données, elle enregistrait des listes de noms, elle envoyait à tour de bras, mais en silence. Elle était dans la phase complot. Ça a été la plus difficile à vivre. Une sorte d’autisme qui nous renvoyait à la trivialité du réel. Elle, elle savait, elle avait ses sources, elle nous confondrait, c’était sûr, un jour ou l’autre, nous qui étions dans le monde des choses et le poids du monde. Elle s’emportait parfois, elle devenait irritable, elle savait et nous, nous étions de pauvres bougres empêtrés d’illusions. Ce que nous vivions n’était que la face visible de ce qu’elle observait pour mieux changer le monde. Elle était en guerre et nous nous croyions en paix. On s’est un peu fâchés mais elle s’est vite reprise et nous a préparé des tartes qui rachetaient sa lutte mondiale.

Un matin, elle a disparu. On s’est tout de suite inquiété, les voisins, les hôpitaux, la police, rien. Personne ne savait rien. Disparue.

Les semaines ont passé et un soir on a été contactés : des mails, des messages sur les réseaux sociaux, elle réapparaissait, elle nous demandait pardon pour les inquiétudes, les frayeurs mais il fallait qu’elle parte, des camarades l’avaient emmenée pour participer à un grand rassemblement sur le vieillissement et ses conséquences sur les tâches, rôles et fonctions des vieux dans les sociétés postindustrielles. Elle avait accepté car elle avait été élue par vote Internet et il fallait qu’elle assume cette nouvelle mission.

Elle nous tiendrait au courant par MSN et on ne devait pas s’inquiéter. Tout roulait parfaitement, comme elle disait. Elle est rentrée un vendredi soir, elle nous a téléphoné, on est allés la chercher à l’aéroport, elle était radieuse, en fauteuil roulant mais radieuse !

Elle nous a raconté ses rencontres, les congrès, les colloques sur le Net et la réunion finale qui était comme la cerise sur le gâteau. On n’était pas obligés de se réunir vraiment, disait-elle, mais c’était plus agréable pour se donner un coup d’énergie pour la suite.

Deux mois plus tard, une série de lois ont été votées un peu partout pour modifier le cadre des relations familiales et des liens intergénérationnels. Elle ouvrait son ordinateur quand on venait pour la promenade et elle nous racontait comment le monde allait changer, que ses fichues jambes n’étaient plus un problème et qu’on n’avait qu’à bien se tenir. Ça ne faisait que commencer.

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