La particratie se meurt, vive la cybercratie

Marc Guiot,

Ma mère a voulu se mettre à l’informatique, à 90 ans.

Je l’en ai dissuadée, son médecin également. Nous avons eu tort tous les deux, c’est évident. Aujourd’hui, elle nous en veut.

Une quinquagénaire dynamique lui ayant demandé son adresse numérique, elle lui avait répondu, en s’excusant qu’elle n’en avait point.

— Mais madame, rétorqua la présidente des femmes diplômées des universités, une superwoman cybernétique très branchée, vous êtes une infirme.

L’« infirme » en fut très choquée.

Elle avait été très secouée déjà par le premier livre des époux Toffler, le Choc du futur. C’était en 1974, elle avait alors l’âge de sa détractrice et la même arrogance tranquille.

« Le choc du futur », c’était, selon Toffler, « ce stress qui désoriente les individus soumis à un brusque changement dans un trop petit intervalle de temps ».

Les Toffler-Toffler, sociologues et futurologues américains renommés, appartiennent à la « génération inoxydable », la sienne ; celle de Simone Weil, d’Andrée Putman, celle de Françoise Giroud qui, avant tout le monde, annonça l’arrivée de la « Nouvelle Vague ».

Le terme désignait alors les remous bouleversant le ronron des habitudes : étudiants remuants, Algérie en ébullition, femmes émancipées par la pilule. Le cinéma du même nom se fit alors le miroir d’un Zeigeist que décoiffait un vent de liberté.

Et cette vague nouvelle d’annoncer la vague troisième : un tsunami nommé « Third Wave » qui devait emporter ma génération, celle de Cohn-Bendit, de BHV et de Graindorge dans un maelström de changement.

« Destruction créatrice », hurla Schumpeter : chaque vague nouvelle pulvérise l’ancienne société et fait surgir la suivante. Le rêve américain se fissura, le défi américain décrit par J.-J. Servan-Schreiber prenait des couleurs de cauchemar. L’Europe secouée par l’onde de choc de mai 1968 et le Printemps de Prague, harcelée par l’accélération de l’accélération et les effets de la mondialisation, subit ces bouleversements de plein fouet.

Il nous a fallu dompter l’informatique, à la hussarde, revoir, à contrecœur, l’ensemble de nos paradigmes : « Change includes chance, surprise. Sit back and enjoy the ride », ironisaient les incorrigibles Toffler.

Et chacun, comme les cow-boys de rodéo, de chevaucher le tigre cybernétique.

La génération qui suivra, celle des Zuckerberg et des Assange, est tombée dedans comme Obélix dans la potion du druide.

Après avoir déstabilisé la diplomatie américaine, via WikiLeaks, égratigné la Chine, ébranlé la Tunisie, voici que la génération internet renverse le dernier des pharaons et ébranle les oligarques du Maghreb, d’Asie et d’Orient alliés des États-Unis et volontiers indulgents avec Israël. Who is next ?

Mais attention, comme Achille, internet est fragile du talon : une simple coupure de réseau mettra l’hyper-résistance chinoise hors jeu, une autre faillit court-circuiter le mouvement égyptien, ce que ne manqueront pas de comprendre les ayatollahs d’Iran.

Qu’à cela ne tienne, partout les jeunes opprimés parlent aux jeunes exploités via les réseaux sociaux, au-dessus des partis, comme autrefois les Français de Londres aux Français entrés en résistance. L’appel de janvier 2011 fut plus largement répercuté que celui du 18 juin lancé depuis un micro de la BBC. Les voix de Twitter et de Facebook seraient-elles plus convaincantes que celles de CNN, BBC World ou la célèbre Voice of America ?

Chez nous, dans notre particratie bloquée, cinq clampins inconnus ont réussi à faire descendre 38 000 citoyens dans la rue tandis que des centaines de milliers d’assiégeants virtuels ont mis symboliquement le siège au parlement. Du jamais vu : le mythe de la caverne de Platon devenu réalité.

Il ne reste aux représentants de la particratie qu’à la surjouer à la télé en s’inspirant d’André Lamy, des guignols de l’info ou de ceux la Revue des Galeries : soit dans le style Louis de Funès adopté par Sarko l’agité, soit dans celui de l’Auguste de cirque Dardenne ou la version clown blanc pathétique adoptée par un BDW pissant les larmes aux funérailles de la défunte icône nationaliste flamingante.

Ces gesticulations médiatiques n’intéressent plus grand monde depuis la récente montée au firmament des réseaux sociaux inventés par Zuckerberg — visage chérubinique et dents de requin — et la chute de Julian Assange, le nouvel Icare qui se brûlera les ailes à trop vouloir s’approcher du soleil médiatique.

Les partis, hier encore tout-puissants, s’essoufflent partout en Europe et singulièrement en Belgique où la cybercratie prend brusquement le relais sur les blogs par Twitter, Facebook ou YouTube interposés.

Faut-il s’en réjouir ou au contraire le redouter ?

Assange et Zuckerberg sont-ils des avatars de Don Quichotte ou de dangereux pompiers incendiaires ?

La particratie se meurt, comme le roi dans la pièce d’Ionesco, comme les dictatures pharaoniques et les tyrannies glauques, vive donc la cybercratie.

Mais où sont passés les hérauts politiques de l’opposition, les hommes et les femmes d’État et les intellectuels engagés d’antan : Orwell, Malraux, Hemingway, Kessel et toute l‘intelligentsia internationaliste partis faire le coup de feu quand éclata la guerre civile en Espagne ?

En Tunisie, en Égypte, en Algérie mais aussi en Chine, en Lybie, leurs héritiers se montrent peu.

Les jeunes révoltés de la cybercratie qui renversent des montagnes sont des héros anonymes comme l’étaient souvent les artistes d’avant la Renaissance. Quant aux particrates de l’opposition, à l’exception de Mme Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix, ils sont d‘une exceptionnelle discrétion, à l’inverse des Gandhi, Mandela ou Benazir Buttho. C’est la grande énigme de ces dramatiques journées de janvier. À moins que nous observions une mutation radicale initiée par une bande de jeunes mutants, virtuoses du clavier informatique, ayant troqué les slogans et les mégaphones de mai 1968, les pétoires des étudiants en révolte de 1848 et les baïonnettes des marins du Kronstadt et du Potemkine contre les armes de la cybercommunication ?

Les représentants de la particratie seraient-ils devenus, eux aussi, comme ma vieille mère, des handicapés de la communication internet ? À l’exception d’Obama et de quelques-uns de ses épigones qui font campagne sur Facebook, les hommes et les femmes politiques semblent devenus aussi passifs que les supporters sportifs préférant suivre le Mondial, Wimbledon ou le Tour vissés devant leur téléviseur plutôt qu’en live ou carrément sur le terrain ?

Les médias classiques se contentent de répercuter ce que la cybercratie met en mouvement, comme les quotidiens qui se limitèrent à relayer les documents inédits révélés par WikiLeaks.

L’attentisme des chefs d’État occidentaux discrédite les forces démocratiques au pouvoir.

Les héros du jour sont les cybermilitants pro-démocratie, comme Wael Ghonim, ce jeune cadre de chez Google relâché par les militaires égyptiens après douze jours de détention, et accueilli en héros place Tahrir, épicentre de la contestation contre le président Hosni, pardon honni, Moubarak.

Que les dictatures se méfient : la moindre bavure policière entraînant mort d’homme est répercutée aussitôt par internet à l’ensemble des opposants du pays, de la région, du monde.

Telle est la règle désormais en cybercratie, la nouvelle forme de démocratie directe qui est en voie de détrôner la particratie à bout de souffle.

Sans doute voterons-nous demain à domicile, plutôt que sur les PC électoraux installés dans les écoles, sans sacrifier nos droits civiques ni nos parties de pêche pour autant. Le plus dur fut de renoncer aux bulletins papier et aux traditionnelles urnes électorales. Même ma vieille mère s’y est faite sans trop renâcler.

On opposait jadis la dictature (« ferme ta gueule ! ») à la démocratie (« cause toujours ! ») dénaturée en particratie (« la dictature des partis ») ; cette caricature de la démocratie est anéantie par la cybercratie (« démocratie directe sur internet »).

Désormais en cybercratie mondialisée, « tout, absolument tout, est arrivé près de chez nous ».

Aiguillonnée par la cybercratie la révolution mondiale est en route. L’ennui, c’est que personne, absolument personne ne sait vraiment vers où elle va.

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