L’inaccompli

Guy Vaes,

Les applaudissements ne s’étaient pas encore tus que je descendis l’escalier menant au deuxième balcon. Un juin de garrigue y transformait les dames du vestiaire en figurantes sans emploi. Leur regard privé d’objet m’apprit que j’étais devenu invisible. Tout à coup des loges se libérèrent, et je sus qu’en bas je n’éviterais pas la foule. Ce que j’appréhendais ? Qu’on me saisisse le bras, fasse retentir mon nom sous les caissons dorés et les cartouches historiés de bacchantes. Or, le récital s’étant terminé tôt, il me serait encore loisible de gagner le coude du fleuve en aval. J’y ferais, parmi les grues qu’on destine à la casse et sous les marquises de verre fêlé des anciens comptoirs Urbach, le point d’une journée réclamant une mise au net. Trop de détails irremplaçables, de perceptions abruptes, de foucades trahissant l’inconnu qu’on abrite en soi – sans omettre l’amie perdue et retrouvée, dont la réapparition, cet après-midi, devait être revécue au ralenti – risquaient sinon de s’émousser. En revanche, si mon essai de clarification, encouragé par l’isolement de ces vestiges portuaires, s’avérait satisfaisant, la journée écoulée pourrait revêtir l’ampleur d’une saison, d’un texte aux épisodes maîtrisés. À condition toutefois que l’à-quoi-bon, le « démon de mon cœur », n’entamât point mon intention comme il en avait l’habitude. Quoi qu’il en soit, il me faudrait patienter au moins un an, ou plus, pour que m’échoie une manne aussi substantielle, les autres journées succombant toutes à l’uniformité pour sortir d’une identique matrice.

Si impatient que fût mon désir, il n’aurait pu corriger mon irrésolution native. Que parût un ami sous le péristyle de l’opéra ; qu’il me lançât, d’un ton hostile à la réplique : « Accompagne-nous au café Lunar », ou encore « Rejoins-nous chez Y… », et je céderais. À l’attrait de l’inopiné ? Très peu pour moi ! Plutôt au dévoilement d’un horizon dans un timbre de voix, timbre dans lequel reposent à la fois une promesse d’inattendu et un risque de désappointement. Pour m’être investi dans le surgissement de l’éclair, dans l’attente de cet éblouissement qui décuple la vision et n’aveugle pas, j’avais omis de tenir le cap, je naviguais à l’estime dans un quotidien étale. L’échouage ponctuel était mon lot ; le renflouage temporaire, ma providence. Cela dit, qu’avais-je à espérer d’une injonction bienveillante, d’une réunion impromptue où l’on débattrait le jeu d’une pianiste sur lequel je souhaitais ne pas me prononcer ?

Ce que j’appréhendais se produisit.

Adossé à une colonne du péristyle, à dix pas du vestibule dont je franchissais le seuil : Marcel Valombre. L’animation du public au sortir des vestiaires ne suffit pas à m’escamoter. M’avait-il repéré alors que j’atteignais le bas de l’escalier ? Comme à l’ordinaire, sa vue me communiqua l’impression d’être requis par chacun de ses traits. Ceux-ci semblaient fusionner pour m’atteindre comme une flèche. Roideur de la nuque ; cheveux poivre et sel en brosse ; nez fureteur et lèvres ourlées de jeune femme ; carré de velours noir sur l’œil gauche ; œil droit d’un bleu lavande qui, très vite, répliquait-on avec humeur ou réticence, s’assombrissait pour refléter une stupeur faussement contrite. À présent, de cet œil écarquillé par une circonspection mêlée de curiosité (ou était-ce moquerie pure ?), le regard ne cessait pas de me débusquer. J’étais pris comme l’évadé dans le faisceau de lumière d’un mirador. Ah ! cet air martial et pénétré de son effet ! Un instant plus tard, face au personnage, je dus subir sa poignée de main broyeuse, comme s’il se préparait à hisser un naufragé à bord d’une chaloupe. Pour neutraliser le malaise qu’il n’avait jamais cessé d’entretenir en moi, je me répétais, minable exorcisme, le sobriquet dont l’avaient affublé ses élèves : le Léonard des toilettes.

« Je t’avais aperçu en allant retirer les places, dit-il, mais tu te hâtais vers les balcons. Grande dame notre pianiste, non ? Je craignais que son tempérament ne lui fît écraser la Sonate en sol mineur dit Mozart, mais pas du tout, pas du tout… Quant à Gaspard de la Nuit, eh donc ! qu’elle le rejoue ce soir même, je me pointe. Mais dis-moi, Vincent, je ne te soupçonnais pas de courir la pianiste ? À moins d’un intérêt exclusif pour la personne d’Élisabeth Nobilis ? »

Lui dire la vérité ? Jamais. Élisabeth Nobilis m’avait rejoint, un soir, tandis que j’achevais de dessiner, ignorant encore où m’y dissimuler en esprit, le plan du secteur E de la banlieue de Pedestra. Je venais d’allumer la radio, de choisir une émission de musique contemporaine. Mon souhait : alléger l’ennui que j’éprouvais à ombrer d’une plume dont à la longue m’irritait le crissement, le quartier des Équarrisseurs. Me restait à remplir, à l’aide de fines hachures, les zones de contre-jour. Seule était requise l’habileté, non pas l’inventivité. En revanche, dans ce qui réclamait la mise au net : l’esquisse au crayon de la frange nord-est, ma plume était libre de peaufiner le détail architectural au pittoresque sordide. Elle procéderait à une innervation à grande échelle : éraflures savantes, taches et tremblé que je jugeais expressifs. Ainsi se mettrait à vivre, chaotique et cependant fixe, un spectacle d’immeubles rapetassés et de jardins publics que désertifiait l’automne. Tout cela vu de haut, de l’œil de l’oiseau regagnant son nid.

Ce genre de composition peut faire l’économie d’un point focal. Il suffit qu’on la déroule comme un tapis de couloir. À moi, cependant, ce point reste indispensable. Les autres toutefois doivent en ignorer l’existence. Celle-ci peut se matérialiser dans un garni ou une soupente, un refuge aménagé dans l’un des réservoirs d’eau (trop délabrés pour remplir leur fonction) qui chapeautent les toits du quartier des Franchises. C’est d’un tel endroit que je puis préméditer, si cela n’outrepasse pas les bornes du crédible, les actes criminels que nuitamment j’accomplirais entre et derrière ces façades ; façades encore crayonnées que ma main, obéissant à une combinatoire de signes éprouvés, encrera avec une assurance somnambulique. Seulement, depuis que j’ai entrepris ce dessin, il m’a été impossible, pour des causes que j’attribue à mon instabilité, d’y choisir une cache à ma convenance.

Déferla tout à coup, alors que me gagnait l’agacement, que me lassait le va-et-vient auquel se livrait ma main, une suite d’accords de piano, un ténébreux influx à la puissance rentrée. On ne pouvait rêver mieux pour « accompagner » ma besogne. Mais à peine avais-je identifié Gaspard de la Nuit que parut ma mère. Elle apportait du sauternes frappé et des olives noires.

« C’est Élisabeth Nobilis », déclara-t-elle de sa voix un rien compassée (laquelle avait toujours répugné à trahir la moindre surprise), comme si elle eût été la pianiste en personne s’invitant chez moi. Je ne pus m’empêcher de lui en faire la remarque. Un sourire se laissa deviner, qu’elle dût adresser à elle-même, puis elle enchaîna, avant de poser l’index sur ses lèvres :

« Elle n’est jamais plus à l’aise que dans Ravel. Oublie ton gagne-pain. Écoute. »

J’obtempérai, et nous nous abîmâmes dans le troisième et dernier mouvement.

Ne recevant pas de réponse, Valombre m’entraîna au-dehors, sous les torchères électriques brandies par les vestales d’un escalier en demi-cercle. Ces neuf géantes à la tonalité orageuse, échelonnées sur chacune des trois balustrades, projetaient, sur les degrés que satinait l’usure, les corolles d’un or volatil. Bien vite, les volumes néoclassiques de l’opéra, dont les plans persistaient dans ma rétine, cédèrent à la mosaïque nocturne du square des Écossais. Le flâneur solitaire, engagé dans une dimension où l’heure n’a plus cours, y croisait le couple, rieur ou grave, et dont parfois les chuchotis mêlés annulaient pour de bon l’entourage. Des rumeurs filtraient hors d’une tente de cheik ouverte comme un rideau de scène, décor d’une buvette que ressuscitaient les beaux jours. Les globes des lampadaires, entrevus parmi les branches des tilleuls, ressemblaient à des nids en fête. Quant à la fragrance des feuillages, accrue par les chaleurs de juin, propagées par des vents tout en soubresauts, elle contribuait à vous alanguir. Chacun de ces tableautins se peignait dans ma conscience alertée. Et que découvris-je en prime, au pied de la balustrade médiane de l’escalier ? Trois questionneurs potentiels, image d’un chœur désaccordé, l’un, le bras en l’air, les deux autres m’engageant à tue-tête à les rejoindre. De Félix Haar, qui se porta vers moi, la main gauche en proie à des spasmes que je supposai incoercibles, me vint une réaction aussi imprévue qu’élaborée :

« Sais-tu, Vincent, en écoutant Ravel, je me suis rappelé un poème de ton premier recueil. Je crois qu’il s’intitule Amsterdam. On y voit la nuit investir la ville avec la sournoise prudence des Grecs infiltrant Troie. Me revient le début d’une strophe… Attends… Voici : “Décembre est ce qui double l’étoffe de mes jours, Qu’ils soient d’avril ou de juin…” »

Cher Félix ! J’étais moins touché par la référence à un poème déjà ancien, que par le choix d’un vers où, pour moi seul, se répercutait l’écho d’une tenace désillusion. Huit années qu’on ne s’était ni vus ni beaucoup écrit. Je n’avais jamais fait l’effort de réagir à ses signes récents, transmis, il est vrai, par de lointaines relations communes, croisées sur un quai de gare ou à la sortie d’un théâtre. Suite à un accident de voiture presque fatal, qui lui apposa le masque d’une vieillesse subite, lui infligeant de sévères troubles moteurs, il s’était retiré, dès qu’on put le transporter, dans l’une des propriétés de son frère cadet, gestionnaire maritime à Bordeaux. Puis un jour, à la Noël de l’an passé, on apprit qu’il s’était rétabli, ou presque. Quelle raison, quelle nostalgie le poussèrent, en ce mois qui vente et grisaille, à réintégrer un milieu dont il s’était détourné, refusant à ses familiers d’être le témoin de son amoindrissement ? Je l’ignore. Appréhendant nos retrouvailles, je n’avais pas cessé de les reporter. Jadis, séducteur fluet à la grâce un peu androgyne, à présent, Giacometti filiforme, plissé comme par une déshydratation galopante, il n’avait plus, cette fois, interdit sa porte aux amis, lesquels s’étaient montrés moins désinvoltes et timorés que moi.

De l’habitué de la taverne Galiéni et des bars du Carré Valbert, je reconnus d’emblée, bien qu’une humidité malsaine en troublât l’éclat naturel, ces yeux dont le regard libérait, avec une évidence excluant le doute, d’infinies ressources de séduction, de conquêtes sans tapage, tout en foudroyantes douceurs. Si quelqu’un, de façon tragique, incarnait notre passé, la rupture avec un temps « où il se produisait encore des choses », c’était bien ce chimiste à l’aspect de relique mal entretenue.

Que j’eusse aimé fondre, dans une unique phrase, l’expression de mon remords à son égard ; ma joie à le retrouver et mon émerveillement d’être d’abord poète à ses yeux ! Mais les mots firent défaut. À leur place, ce fut Olga Masséna qui se débonda. Entrelaçant les doigts dans ma nuque, elle s’inquiéta de mes fréquentes éclipses. (Valombre, lui, préférait s’abstenir de toute curiosité à fleur de peau ; il détestait qu’on le crût soumis à ce genre d’impulsion.) Après quoi, Olga se montra surprise de mon intérêt pour la soliste.

« Et tes dessins ? Tes kilométriques rubans de mégalopoles croulantes ? Ils conservent la faveur des Anglo-Saxons ? » Abruptes, hors de propos, mais sans âcreté dans l’ironie, les questions de Julien Masséna venaient de balayer celles de sa femme. Elles m’auraient pris de court sans le rappel à l’ordre, encore plus inopiné, d’un Valombre arbitre de nos écarts :

« Allons ! pas de débordements en public. Chacun de nous a des secrets à partager, mais que cela se fasse au café, avec cette pointe d’affectation qui sied à un déballage intime. Tenez, je vous invite à me suivre au Cheval d’arçons. L’autopsie de Mademoiselle Nobilis suivra l’apéritif. »

L’impérative déclaration de Valombre, le bras d’Olga autour du mien, la main de Félix Haar sur mon épaule (la fermeté de la pression en réprimait les spasmes), me firent comprendre que j’étais piégé. La soirée avait beau être encore jeune, il n’était plus temps de me défiler. Pour cela, il m’aurait de prime abord fallu sortir un prétexte coupant court à la relance, seulement le regard de Valombre, sous le péristyle de l’opéra, m’avait paralysé. Autre sujet d’embarras : n’étant pas mélomane comme lui, ni surtout comme Félix Fiaar ou Julien Masséna, j’aurais été incapable d’émettre une réflexion équilibrée sur les hardiesses de la soliste, et, vu ma crispation, encore moins une de ces formules nées de la juste émotion, laquelle, en ce cas-ci, se serait apparentée à la vérité sortie de la bouche d’un profane.

Le profane que j’étais avait moins accordé son écoute au jeu d’Élisabeth Nobilis qu’un œil scrutateur à sa personne. Certes, la tension de ses lentos m’avait impressionné le soir où, ma mère à mes côtés, Ravel m’en imposa l’emprise. Mais en découvrant, ce marin même, à la papeterie Behrman, l’affiche de son récital, une sorte de faim taraudante et charnelle me poignit, et j’aspirai à contempler l’artiste en chair et en os. Aussitôt je me précipitai à l’opéra, m’y procurai une place au troisième balcon, le reste de la salle étant vendu. Réussirais-je à bien la détailler de si haut ? Si une paire de jumelles contribuerait à m’en rapprocher, encore fallait-il que l’angle, déterminé par ma situation dans cette ruche de stuc et de velours, coïncidât avec mon exigence. Tant pis ! Esquiver le risque m’eût gâté la soirée, sinon le souvenir de cette journée.

L’affiche de chez Behrman, photographie en noir et blanc de la soliste, me l’avait révélée de profil, assise au clavier, le front tourmenté par des mèches au contour tremblé. Allusion trop nette à une dompteuse ? À l’artiste en symbiose avec son instrument ? Non, ce n’était pas cela qui transparaissait. La firme d’enregistrement, responsable de la publicité d’Élisabeth Nobilis, n’irait quand même pas lancer une idole du rock ou du jazz. Néanmoins, dans cette reproduction se devinait, affleurait avec une pointe d’insistance… Allons donc ! ce que j’avais cru entrevoir, n’était-ce pas mon regard qui l’y avait projeté ? Plus exactement : mon imaginaire qui, au moindre de mes coups d’œil, glissait, plus instantané que la lumière, entre l’objet qui l’avait sollicité et son image dans ma rétine, une réminiscence. Et celle-là, d’ordinaire trop fugace pour être clairement nommée, prêtait néanmoins un sens à l’image, la rendait reconnaissable, sinon étrangement familière.

Plus érotique qu’une symbiose ou un exercice de dressage était le travail auquel j’assistais dans ce magasin à la propreté clinique. Travail d’une prêtresse insufflant, dans un spasme jaculatoire, ses dons accumulés, son énergie à une masse de bois angulaire et laquée, forme que rien n’avait encore visité et qu’interrogerait un initié dans un lointain futur. Si virulente était ma sensation que le piano s’en trouva réduit à n’être qu’un récepteur, lequel se chargeait d’influx en vue d’une reconversion qui me restait voilée. Entre la femme et le spectateur, point d’échange. Seul me galvanisait ce corps que ployaient une contracture, un fluide se portant de la nuque aux doigts recourbés comme des serres. Doigts qui répandaient leur manne jusqu’au tarissement de la dispensatrice. Mais c’était moins la prêtresse en transe qui m’obnubilait, que la nature impudique, viscérale, profondément obscène du travail infligé par une déité invisible à l’être jeune et séduisant qu’elle occupait. Telle était la fonction provocatrice de cette image : permettre à l’esprit d’y entrevoir, mais sans plus, le secret qui s’y love, et d’en être distrait par des suggestions charnelles : galbe, muscles, luisances. Quand je parvins à m’arracher à ce qui évoquait un seuil infranchissable, ce fut pour faire mien, à l’échelon cette fois du quotidien et hors d’une mainmise occulte, le profil d’un corps que renouvelait la moindre pression de mon regard. Hologramme que le désir rendait extensible, au sein duquel je me déplaçais, il se surimprimait au décor urbain tandis que, irrassasié, je franchissais la chaussée pour rejoindre le bus allant à l’opéra. Oui, il m’environnait de toutes parts, ce corps plus stable qu’un mirage. Je longeais sa cuisse plutôt que les arrangements floraux d’un terre-plein. La saignée du bras s’emboîtait dans l’angle arrondi d’un trottoir. Le modelé de la hanche brouillait la vue du Grand Hôtel des Galles. Je finis par m’engouffrer dans un abdomen que moulait la soie, et j’y suffoquai, à l’instar des voyageurs du bus. Je me rencognai dans l’arrondi d’une épaule que la photographie en noir et blanc ne décolorait pas. Ce ne fut qu’en pénétrant dans le bureau de location que s’atténua le phénomène. De ces impressions, le récital auquel j’assistais ne laissa pas subsister grand-chose. La place que j’occupais m’avait interdit l’examen souhaité. Et l’écoute supplantant l’avidité du regard, Ravel eut raison de cette silhouette de femme que desservait mon angle de vision.

Valombre nous entraîna donc au Cheval d’arçons, quand survint la circonstance à laquelle, si j’avais été doué de seconde vue, j’aurais mieux fait de me soustraire. Nous étions encore à trois pas de l’escalier en demi-cercle de l’opéra. Olga Masséna, ayant ôté son bras de sous le mien, me tiraillait à présent le coude pour en apprendre davantage sur mes occupations. Sa face ronde aux traits pincés, aux yeux moins curieux qu’effrontés, avouait en toute fausse innocence, avec une gourmandise anticipée, les intentions les plus équivoques. Accusait-elle une résistance de la part de l’interlocuteur (que de fois l’avais-je surprise en action), sinon une dérobade trop manifeste, elle ne s’en formalisait guère. Tout au plus esquissait-elle une lippe et se contentait-elle d’un : « Cet homme ne sait pas vivre. » Julien, son mari, se divertissait sans complexe de mon embarras. Ce neurologue et bibliophile avait coutume de me répéter, au terme de consultations ayant pour objet mes inflammations orbiculaires, le mot d’un penseur français : « Hors de soi, on est libre », mot qu’en riant il me conseillait pour règle de vie. Félix Haar, lui, d’un index agité, nous pressait de rejoindre Valombre. Ayant jeté un coup d’œil en arrière, il prit soudain l’air interloqué. Je ne sais quoi dans mon dos le Fit ralentir. Saisi d’un vague malaise, je tournai la tête. Un jeune homme au complet lie-de-vin s’apprêtait à m’adresser la parole. Il tenait à la main un appareil photographique. Écrirais-je un jour mes mémoires (ce dont je doute fort), il devrait figurer, sous forme de cul-de-lampe, au bas de cet épisode. Dès l’abord ses précautions oratoires ne laissèrent pas de m’agacer. Avec quelle précipitation s’accumulaient les contrariétés me privant et du fleuve et de la mise en ordre de ma journée ! Seul mais puissant contrepoids : la réapparition de Félix. En fait, l’inconnu souhaitait que je prisse une série d’instantanés de son groupe : sept à huit personnes qu’il s’empresserait de rejoindre. Celles-là, se bousculant et devisant sur l’escalier de l’opéra, essayaient déjà de prendre la pose dans le rond de clarté qui tombait de l’une des vestales.

« C’est un Polaroid, m’expliqua le jeune homme, comme s’il s’était décidé, avec hardiesse et gravité, à partager une découverte qu’il répugnait à ébruiter. Un modèle tout récent : il assure un développement encore plus rapide que naguère. Si ce n’est pas abuser de votre temps, je vous demanderais de prendre, toujours sous un même angle, trois à quatre instantanés de notre groupe. Mettons cinq, par précaution. Nous vous en serions très reconnaissants. »

Chaque syllabe de la dernière phrase, ponctuée avec l’obstination farouche de qui détient la vérité, me toucha comme peut le faire une menace ou une injonction mal camouflée. Toute velléité d’excuse de ma part eût semblé incorrecte.

Pourtant, me détourner de l’inconnu, rattraper Valombre eût changé mon inconduite (à mes yeux, du moins) en éclair de sagesse. Mais se dérobe-t-on au passeur livrant accès hors du quotidien ? Évite-t-on un subtil glissement de terrain quand on augure… Voila que je précède l’événement, laisse accroire qu’aux abords d’une zone de turbulence un présage m’a instruit… Rien de tel – et cependant… Il me revient, m’étant rapproché du groupe et en avoir effleuré du regard les membres, qu’en portant l’appareil à mon œil, un bizarre émoi avait bridé mes réflexes. À la fois joyeux et chagrin, il se mit à circuler dans mes veines, à me parcourir d’ondes plus persistantes que véhémentes. La joie naissait du pressentiment d’une découverte, de la proximité de ce qui, m’aiguillonnant sans vraiment se trahir, serait à même de renouveler mes horizons ; le chagrin, lui, irradiait de la quasi-certitude d’une résistance, de ce qui pouvait signifier un retrait – ou un refus.

J’aurais dû comprendre d’emblée.

[extrait d’un roman en cours d’écriture]

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