Le guide ouvrait la voie, habitué à la chaleur et aux nuées de moustiques, il avançait, écartant les branchages sur notre passage, signalant à voix basse les endroits à éviter, les embûches, les dangers potentiels.

Je suivais, terrorisée.

Les cimes, invisibles, d’arbres gigantesques, devaient culminer à cinquante mètres de haut, dense couvercle végétal qui nous maintenait, étouffés, dans sa moiteur tropicale.

Si je n’avais pas eu aussi peur, j’aurais apprécié le spectacle : la lumière tombant, diffuse, entre les feuillages, tamisée, colorée ; l’arborescence des fougères déployant leurs volutes jusqu’à hauteur d’homme ; les lianes, gracieuses dentelles descendant des cieux en arabesques compliquées ; la vie, grouillante, partout. La moindre écorce, la moindre feuille dévoilant des trésors : papillons, scarabées, insectes ailés, rutilants, éclatant de couleurs vives, aussitôt envolés, aussitôt remplacés par d’autres, plus beaux, plus incroyables encore. Le terreau, la tourbe, la boue dans laquelle nos bottines s’enfonçaient, aspirées, gorgée de vers, scolopendres et autres insectes fouisseurs, broyeurs, infatigables. Ailleurs, loin des yeux, existant pour nous juste par leurs cris, tous les autres, les plus grands, ceux qui volaient, grimpaient ou marchaient à côté de nous, silencieux, et dont nous parvenaient seulement les onomatopées tonitruantes, dialogues incompréhensibles échangés par-dessus nos têtes.

Oui, si la peur ne m’avait pas tétanisée, j’aurais vu ces beautés, entendu ces chants, mais je crevais de trouille, n’osais poser la main nulle part, ressentais des fourmillements sous mes vêtements, frappant régulièrement mes cuisses avec effroi pour en déloger d’hypothétiques envahisseurs, planquant mes cheveux, serrés sous le bonnet, malgré la chaleur, de crainte d’y retrouver, lovés, l’un ou l’autre serpent, l’une ou l’autre mygale…

Plus la force de parler, plus envie de demander quel était ce cri ni d’où venait ce craquement, juste poser un pied devant l’autre, éviter les branches, les lianes, les pièges ; ne pas m’asseoir sur les fourmis rouges, vrai danger de la promenade… faire du bruit pour les serpents, essayer de ne pas me répandre en lamentable flaque de transpiration.

Marcher, encore, dans la chaleur, dans la touffeur, dans la moiteur, trouver des parcelles d’oxygène entre ces voiles d’humidité lourde, tout aspirer, le tri se fera à l’intérieur… sans doute.

Et marcher encore.

Des gouttes salées s’insinuaient entre mes cils, ersatz de larmes, inutiles, ne pas perdre mon guide de vue dans cet enfer vert, lui qui avançait, inflexible.

Alors, je marchais, sans m’inquiéter désormais de la débâcle organique provoquée par chacun de mes pas, du grouillement incessant de la vie tropicale et des jacassements volubiles qui animaient les feuillages.

La journée s’achevait, il fallait dormir, un abri, vite, un endroit avec un sol, des murs, un toit, des remparts contre cette vie débridée et insaisissable.

Il ralentit la cadence et regarda le ciel, à travers les branchages, semblant y chercher sa route, nous approchions.

De temps à autre, il tâtait l’écorce d’un tronc, relevait une brindille, paraissant trouver des messages dans le sous-bois…

Enfin il accéléra, apparemment certain du chemin à suivre.

Un léger relent de fumée se mêlait à présent aux parfums végétaux.

Une clairière, brutale percée de lumière, éblouissement inattendu, presque douloureux, après toutes ces heures dans la pénombre verdâtre.

Nous y étions ! Nous avions rallié le campement de fortune !

*

Pas fermé l’œil de la nuit, ça devenait une habitude.

Enveloppée dans le hamac et sa moustiquaire, avec l’impression de ces milliers d’yeux, forcément hostiles, qui me dévoraient du regard à travers l’obscurité avant de pouvoir réellement me sauter dessus !

Qu’est-ce que je foutais ici ?

J’avais faim.

J’étais fatiguée.

J’en avais assez de cette humidité poisseuse qui imprégnait tous mes vêtements !

Cette nuit, je n’avais même pas osé descendre de cette couche suspendue pour aller faire pipi… bien trop peur de ce que mes pieds pourraient rencontrer une fois posés au sol !

Mon estomac gargouillait tellement qu’il rivalisait avec les coassements gutturaux des grenouilles planquées alentour et qui n’avaient pas cessé un seul instant de s’égosiller durant cette interminable nuit.

Une aube blafarde, vert mouillé.

Entortillée dans la moustiquaire, j’eus toutes les peines du monde à sortir de ce cocon blanc.

Le corps engourdi, mal partout, il fallait dérouiller tous ces muscles un à un, enlever mes vêtements moites, me frictionner la peau, faire circuler la vie là-dedans, apprivoiser mon espace, petit, ouvert sur les arbres, émergeant de la mousse, radeau perdu sur une mer de verdure.

Je me posai.

Il fallait que j’arrive à regarder tout ça sans crainte : les quelques mètres à découvert avant les arbres, le sol, mousseux, souple, vallonné, vert tendre, enchevêtrement de rampants, de tombants, de recouvrants, luxuriance étalée jusqu’aux premières branches, aux premières lianes ; puis, derrière, des feuilles, géantes et translucides ou plus fines et foncées… C’était merveilleux… et complètement oppressant… Si j’avais été chez moi, dans mon appartement, j’aurais choisi une tenue rouge ou orange, pour contraster avec cette harmonie sylvestre, ne pas me faire engloutir par elle, ne pas la laisser m’avaler comme elle le faisait de chaque tronc mort, de chaque objet abandonné et des piliers de mon refuge !

Non, la marée verte n’allait pas avaler cette place : j’arrachai les fines tiges tournicotées, envoyées en éclaireurs, précurseurs de l’artillerie lourde qu’il faudrait vaincre à la machette ; vite, neutraliser l’envahisseur avant qu’il ne soit trop fort !

Soulagée, j’avais dégagé tout le bâti en planches, j’avais gagné ! Pour l’instant…

Je secouai énergiquement mes vêtements, il fallait se ressaisir, descendre dans la mousse, aller jusqu’à la rivière pour y faire ma toilette, vite rebrousser chemin, ne pas trop m’éloigner, ne pas me perdre, petit poucet tropical, grignoter ce qui me restait de pain, me réfugier dans le hamac.

Je m’endormis.

La chaleur me réveilla : l’humidité s’était évaporée sous les assauts du soleil, déjà haut dans le ciel, seulement visible à travers l’épaisse ramure qui me surplombait.

Je descendis de ma plate-forme de bois, m’assis précautionneusement entre les racines qui émergeaient du sol écumeux et y replongeaient un peu plus loin. Spectacle fascinant de ces vagues végétales, porteuses de sève, pourvoyeuses de vie, leurs entrelacs quadrillaient la terre, emprisonnant dans leurs courbes de minuscules fleurs blanches que je n’avais pas vues jusque-là.

Je m’émerveillai de l’incroyable perfection de ces plantes miniatures, nichées à l’abri, entre les pieds des géants verts.

Alors, oublieuse de mes craintes, au mépris des insectes, araignées et autres coléoptères qui devaient grouiller au cœur de ce moelleux tapis, je m’y allongeai et mon regard se perdit dans le dédale de branches, feuilles, brindilles, jeunes pousses, lianes et lichens qui s’échelonnaient entre moi et le ciel.

Une chute à l’envers, un labyrinthe d’émeraude et d’ocre avant d’arriver au bleu. Une longue respiration, les sinus envahis de parfums humides et capiteux. La tête me tournait, j’ai refermé les yeux.

*

Pas mesuré le temps passé au sommeil.

Quand j’ai repris pied, le soleil rasait les troncs fortement en oblique.

Quelle heure pouvait-il être ?

Aucune idée.

Qu’importe, j’entrepris de manger lentement les fruits déposés sur ma table dans une coupelle en bois : une mangue, un tiers de pastèque et une sorte de grosse pomme à la chair molle et parfumée.

Jamais je n’avais autant apprécié ces saveurs ; lentement, je laissais exploser chaque bouchée sur ma langue, en exprimant le jus, en explorant les nuances.

Après avoir épuisé toutes ces possibilités gustatives, je m’abîmai dans la contemplation des feuillages.

Il me sembla, après un temps long, combien long ?… long… ne plus seulement voir les feuilles, mais voir entre elles, à côté d’elles, à travers elles, ne plus voir la matière des feuilles, mais voir bien au-delà, loin, combien loin ?… loin.

Alors, tranquillement, j’attendis la nuit et le bruit rose de la forêt, rythmé par le chant répétitif de mes compagnes coassantes.

*

Une bonne nuit, longue, lourde, bienfaisante.

Un réveil en douceur.

Le hamac, amadoué, ne me brisait plus les reins… rarement si bien dormi !

En 72 heures de solitude, ma vision de cet endroit avait bien changé… Je repensais à mes lectures de Robinson perdu et de nature domptée… Je me sentais plus forte, maître du monde, de ce monde, mon petit monde, mon petit carré de délire végétal un peu apprivoisé !

Je remerciai la forêt qui m’avait accueillie, le ruisseau qui m’avait lavée, les fleurs qui m’avaient parfumée de leurs sucs, les animaux qui m’avaient bercée de leurs chants… mis à part les moustiques dont je n’avais pas encore saisi la nécessité… et je quittai mon refuge… presque à regret.

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