Amour ou tennis

Roger Foulon,

Françoise. Une Fillette de dix ans, à la frimousse éveillée, pleine de charme. Un prénom évoquant un parfum de glace à la vanille. « Un vrai garçon manqué, disaient ses parents. » Avec, pourtant, un reste de sentimentalité naïve. Chaque soir, pour s’endormir, ne lui fallait-il pas serrer contre elle son nounours en peluche reçu un jour, à la Noël ? On avait beau se moquer d’elle à ce propos, Françoise ne parvenait pas à trouver le sommeil sans cet ami de toujours. À côté de cela, pas de poupée, pas de dînette, pas de corde à danser. Rien que des amusements plus virils, tels que billes, barres, voire petite guerre que se livraient les gars du voisinage.

Cela la conduisit bientôt à pratiquer plusieurs sports. Elle avait d’ailleurs de qui tenir. Son père était un passionné de cyclisme et de football. Parcourir cinquante bornes à vélo ne le rebutait pas et, de temps à autre, il participait à des matches pour vétérans. Quant à sa mère, elle avait été une fervente de natation. Souvent encore, elle emmenait sa fille à la piscine. Françoise osait déjà plonger du tremplin le plus élevé et ne se débrouillait pas mal en brasse, crawl ou marinière. À vélo, elle accompagnait volontiers son père sur les pistes proches de son domicile. Le jogging ne lui déplaisait pas. Elle enfilait des kilomètres en compagnie de copines plus âgées qu’elle.

Ce fut l’une de celles-ci, Lucie, qui, un jour, l’entraîna au Smash Club de la ville, de vraies installations couvertes pour pros, avec une série de courts, douches, cafétéria, et le reste. Les surfaces en terre battue étaient sans cesse occupées, non seulement par des adultes, mais surtout, les jours de congé, par des jeunes qui s’adonnaient au jeu avec plus ou moins de bonheur. Françoise fut aussitôt conquise. Lucie lui prêta un moment sa raquette et lui expliqua les premiers rudiments. C’était passionnant. Elle décida sur-le-champ de devenir une adepte du tennis. « C’est génial, lui dit son amie, tu as déjà des allures de Justine ! »

C’était l’époque où Justine Henin, une Ardennaise, commençait à connaître ses premiers succès. Son nom apparaissait de temps en temps en gros caractères dans les pages sportives des journaux. On la citait parfois lors des informations parlées ou télévisuelles. Françoise fut bientôt à l’affût de ces choses.

Elle parvint vite à convaincre ses parents de sa nouvelle passion. Elle voulait pratiquer le tennis, comme Lucie et d’autres. Alors, à son prochain anniversaire, qu’on lui offre une raquette et un équipement ad hoc !

En classe, Françoise était une excellente élève. Que pouvait-on lui refuser ? Le tennis ne lui ferait aucun tort. Et qu’elle se passionnât pour ce sport n’était d’ailleurs pas pour déplaire à ses parents. Lucie et les autres étaient des compagnes sans histoire.

L’ambiance des courts lui apporterait sans doute un certain équilibre et canaliserait l’insatiable besoin de mouvement qui habitait leur fille. « À une condition cependant, lui dit son père, que tu ne prennes pas ça à la rigolade, que tu t’inscrives au Smash Club et que tu t’inities au tennis avec l’aide d’un moniteur. J’en connais un et vais le voir à ton sujet. »

Françoise était aux anges. Trois fois par semaine, elle se rendait au club, y rencontrait des jeunes qui, comme elle, s’initiaient aux arcanes du jeu. Bientôt, service, lob, smash, volée, drive, coup droit, revers n’eurent plus de secret pour elle. Ses progrès furent rapides et spectaculaires. Même son moniteur n’en revenait pas.

Celui-ci rencontra les parents. « Vraiment, Françoise est un sujet en or. On n’a pas le droit de contrarier ses dispositions. Elle fera son chemin. Mais elle doit beaucoup travailler. » Il fut donc convenu que l’adolescente pratiquerait non seulement le tennis, mais suivrait un entraînement intensif avec séance d’assouplissement, de gymnastique et de musculation.

Au début, cela contraria fortement les études de Françoise. À douze ans, elle était entrée au lycée. Combiner ses leçons, ses devoirs avec ses entraînements relevait parfois d’un véritable casse-tête qu’elle s’efforçait de résoudre au mieux. D’ailleurs, elle était passionnée de raquettes et de balles. Ses progrès s’affirmaient rapides et indiscutables. Le premier tournoi auquel elle participa prouva ses qualités. Elle battit tous les néophytes et se fit longtemps applaudir.

Durant ces années, Justine Henin remportait victoire sur victoire. On citait de plus en plus son nom. Rares étaient les rencontres durant lesquelles elle n’écrasait pas ses adversaires. Vraiment, elle se hissait au niveau du gratin national. De son côté, Françoise continuait avec constance, courage et volonté, non seulement ses matches de tennis, mais aussi toutes ses préparations annexes. Son moniteur, ses entraîneurs, ses professeurs ne tarissaient pas d’éloge. « Elle a l’étoffe d’une championne. Elle est notre seconde Justine ! » Ces affirmations – qui relevaient peut-être un peu de la flatterie – occupaient à présent tout l’esprit de Françoise. Elle pensait sans cesse à ses victoires, aux possibilités qui s’offraient à elle. Même ses rêves se peuplaient de ces fantasmes. Durant son sommeil, elle sautillait sur le court, renvoyait les balles les plus difficiles. Elle écrasait sa concurrente. Elle se précipitait vers le filet et réconfortait la perdante. Puis, elle recevait la coupe qui sacrait la championne.

Elle se mit à découper dans les journaux sportifs les photos de Justine, sa déesse, et les articles dithyrambiques qui en louaient les exploits. Elle punaisait aux murs de sa chambre ces documents qu’elle connaissait par cœur. Oui, elle égalerait Justine, elle la dépasserait même, la battrait lors d’un tournoi qu’on organiserait bientôt.

Cependant Françoise se transformait. Ses menus seins pointaient sous son tee-shirt, ses formes s’affirmaient et, en elle, les modifications physiologiques de la puberté la travaillaient.

Au lycée, elle termina brillamment sa troisième. Ses grandes vacances, elle les consacra entièrement au tennis. Certes, elle souffrait de ses entraînements qu’on exigeait toujours beaucoup plus longs et sévères, mais le plaisir de se trouver sur un court, d’assurer ses services avec force et adresse, de renvoyer les balles les plus vicieuses, de contrer un smash plein de traîtrise lui causaient un profond plaisir.

À l’issue des vacances, elle fut admise en quatrième. Elle retrouva là ses amies. La classe s’était en outre grossie de nouveaux visages.

Jusqu’ici, Françoise n’avait guère prêté attention aux garçons. Mais, tout à coup, voici que l’un d’eux l’intéressait intensément. À la vérité, il faut dire que Noé – un bien joli prénom – était d’une beauté native. Des cheveux de jais, légèrement ondulés, et, sur la lèvre supérieure, un soupçon de moustache qui lui donnait un air déjà très adulte. Plein de réserve, il répondait toujours aux questions des professeurs avec précision et noblesse dans la voix, ce qui le classa d’emblée parmi les meilleurs.

Durant des semaines, Françoise le regarda à la dérobée, se faisant même parfois rappeler à l’ordre alors qu’on n’avait jamais eu qu’à se louer d’elle. Elle-même ne s’expliquait pas cet étrange attrait. Noé exerçait sur elle une véritable fascination. Elle aurait voulu qu’il remplaçât le nounours qu’elle pressait encore chaque soir.

Cela dura toute l’année scolaire. Françoise s’était plus ou moins reprise, mais elle aimait qu’au sortir de l’école, Noé l’accompagnât un moment avant d’emprunter la rue où il habitait. Parfois, la nuit, l’image de Noé se mêlait à celle de Justine. Son idole ou Noé ? Aimait-elle vraiment celui-ci ?

Elle se complut dans ce dilemme, éprouva un grand choc, un peu de honte. Après tout, Noé était semblable à tous les garçons qu’elle rencontrait régulièrement en classe ou au tennis. Cependant, malgré ses efforts, elle ne parvenait pas à se déprendre du trouble qui la saisissait chaque fois que Noé l’approchait, ce qui arrivait de plus en plus souvent. Car celui-ci paraissait également sous le charme de Françoise.

L’année scolaire se termina. Comme de coutume, avant de se séparer pour deux mois de farniente, les potaches décidèrent d’organiser une surboum dans un établissement, à l’écart de la ville. Vu ses excellents résultats, Françoise fut autorisée par ses parents à s’y rendre. Elle devrait cependant être rentrée pour vingt heures.

Noé était là ainsi qu’une foule de jeunes – étudiants et invités. La sono diffusait à fond des tubes à la mode. Certains buvaient sec pour célébrer les vacances, d’autres se contentaient de siroter de la limonade, d’autres encore de fumer un joint. Sur la piste de danse, beaucoup se trémoussaient déjà, se livraient à mille excentricités qui faisaient s’esclaffer tout le monde.

Noé s’approcha de Françoise. Elle en ressentit aussitôt beaucoup d’émotion. Il était près d’elle, il lui prit la main, l’entraîna vers la piste. Leur couple entra dans un tourbillon de folie, un maelström général entretenu par un rock endiablé. Françoise n’avait jamais connu ça. Mais à l’inverse de beaucoup de danseurs et danseuses frétillant, les uns face aux autres, en agitant les bras, comme des oisillons, Noé et Françoise s’étaient enlacés. Elle sentait contre elle un corps souple et chaud, contre sa joue, la joue de l’autre. Un bras lui entourait la taille, la serrait très fort. Éperdue, Françoise avait posé la tête sur l’épaule de son ami. Ils obéissaient tous deux au rythme de la musique. Batterie et guitares électriques réglaient leurs pas, les emportaient très loin, hors du temps et du monde.

Dès lors, ils se revirent souvent. Mais Françoise, malgré les vacances, avait d’autres chats à fouetter, ayant prévu depuis des mois des stages de formation, des séances supplémentaires de mise en forme. Cela commença bientôt à lui peser. Quoi, toutes ces contraintes qui l’obligeaient à sacrifier ses rencontres avec Noé ? Celui-ci se faisait de plus en plus pressant. « Vas-tu longtemps encore préférer le tennis à notre amour ? » Car il lui parlait à présent de ce bonheur qu’il avait de la revoir, de l’embrasser, de l’enlacer. Françoise en était tout étourdie. Elle ne savait plus où était la vérité, le plaisir. Elle aussi aimait Noé à un point tel que ses fantasmes remplis de Justine l’étaient uniquement de son ami. Il se fit plus insistant : « Laisse tomber ton esclavage ! Promenons-nous ! À quoi te servira le tennis ? » Cette voix la subjuguait.

Elle craqua. Un après-midi, elle se laissa entraîner. Jamais, le soleil n’avait été aussi doux. Ils cheminaient en se donnant la main. Ils entrèrent dans un petit bois, s’allongèrent sur de la mousse. Tamisée par les branches, la lumière formait sur eux une mosaïque de couleurs. Ah ! qu’était loin la séance de musculation que Françoise aurait dû subir en ce moment. Ils restèrent longtemps à se bécoter, à se caresser. Les mains de Noé découvraient peu à peu un corps. Elle était perdue.

Pendant les dernières semaines de vacances, elle ne mit plus les pieds au Smash Club. Un coup de téléphone. Les animateurs du club s’étonnaient des absences de Françoise. Elle eut avec ses parents une explication plus qu’orageuse. Vraiment, que faisait-elle ? Où avait-elle la tête ? On s’était saignés aux quatre veines. On avait satisfait tous ses caprices pour en arriver là ! « Allons, explique-nous ! »… « J’en ai marre du sport ! » C’était bref, cruel, sans recours. Cependant, Françoise n’évoqua pas le nom de Noé. À son âge ! Quinze ans. Sans autre mot, elle rangea sa raquette pour se consacrer à d’autres joies. Jamais, comme Justine, elle ne remporterait de coupes ni d’argent à Roland-Garros ou à Wimbledon. Jamais, lors de la fête nationale, elle n’ouvrirait le défilé militaire après avoir pris place dans le cockpit d’un jet.

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