Justine ou les fortunes de la vertu

Yves Deleu,

Le titre, tel celui d’un conte cher à Sade, est tombé sur mon courriel ; c’est au lendemain de l’accession des deux tennisseuses belges au sommet de leur art ; par la même occasion, elles choient aux deuxième et troisième places, au loto japonais du classement professionnel mondial, désigné par l’acronyme ATP ; moins folklorique et moins négligeable, elles bénéficient des avantages financiers que constituent les sommets correspondants des rémunérations en vigueur dans leur sport. Justine et Kim : milliardaires ?

Je suis dubitatif devant les mérites réels liés à de pareils hauts financiers, d’autant que sur BFM, j’entends la relation des « déboires » de Jean-Charles Corbet : celui-ci s’est vu convoqué – sur le tard – pour rendre compte de la reprise de certaine compagnie aérienne désossée de main de maître. Il a joué aussi, mais au Tapie, et il a cru pouvoir rémunérer son risque – c’est-à-dire le jeu des affaires au niveau le plus haut. Solde final : six mille chômeurs de plus à vivre aux crochets de l’impôt des Français moyens, et une partie à suivre. Pourquoi ne pas penser à un autre grand manager à l’acronyme presque chimique et qui a envoyé au tapis pour le compte le fleuron de la finance française et s’autoattribue à l’aide d’une alchimie opaque, une fortune de milliardaire comme indemnité de dédit, appuyé en cela par une Cour suprême de Justice américaine ? Et le super Manager de Disney ? Et ceux que Pénélope Patsuris a recensés en 2002, dans la foulée des scandales de WorldCom, Enron ; voyez la liste : Adelphia Communications, AOL, Time Warner, Arthur Andersen, Bristol-Myers, Squibb, CMS Energy, Duke Energy, Dynegy, El Paso, Enron, Global Crossing, Halliburton, Homestore.com, Kmart, Merck, Mirant, Nicor LLP, Peregrine Systems, Qwest, Communications International, Reliant Energy, Tyco, WorldCom, Xerox ; la journaliste ne prétend pas à l’exhaustivité. La même Cour Suprême poursuit ses nombreuses enquêtes sur l’étrange rapport entretenu par des responsables quotidiens entre la vertu et la fortune.

Pourquoi en oublierons-nous d’autres liés à la reconversion « ratée » des sites oubliés d’Athus-Rodange ou aux alliances à répétition de Sabena, jusqu’au crash final ? De l’autre côté de l’Atlantique, exemple du surlibéralisme, nombre de ces responsables sont arrêtés même en pleine rue. Inutile de citer des noms.

Et pour le lambda que nous sommes, à notre désespoir ?

Il y a, dans notre pays de cocagne, un jeu qui s’appelle Win for Life, dans le jargon dominant le nouvel empire romain imposé par le travers des 360 longitudes et des 360 latitudes de cette planète encore – provisoirement – bleue. Vous pouvez vous procurer à n’importe quel guichet de « La Poste s.a. » le Sésame vers l’un des soixante billets ouvrant la corne d’abondance sous la forme d’une pension à vie de mille euros mensuels, on rêve à devenir millionnaire, sans se rendre compte que le pied est plutôt petit. Il y a aussi une version plus éloignée : en jouant à quelque chose qui donne le droit à être tiré au sort pour obtenir de vingt à deux cents billets parmi lesquels on espère trouver ce fameux billet. Dans les circonstances actuelles de décroissance-désinflation-déflation-désinvestissement-dédéveloppement, il est mal vu de cracher même dans cette soupe-là.

Je disais : le pied est petit ? Allons, calculons, c’est simple : ce ne sont que des additions. Si le chanceux de fonction a vingt ans et qu’il a une espérance de vie de nonante ans (on ne prête qu’aux riches, jeunes, en bonne santé et promis à une longue vie), il se verra doté de huit cent quarante mille euros, amplifiés du facteur précis de quarante virgule trente-trois nonante-neuf, comme par suite de l’insertion d’un circuit intégré AO (amplificateur opérationnel), à trente-trois millions huit cent quatre-vingt-cinq mille cinq cent seize des francs regrettés par d’aucuns. Gagne-petit ? Mais millionnaire quand même ! Avec la garantie d’échapper à vie aux circonstances dé…- dé…- dé…- dé…

Combien pourront bénéficier de la manne ? Un calcul sur base d’un placement d’un milliard de francs au taux généreux de deux virgule cinquante pour cent, et un taux de taxe mobilière libératoire de quinze pour cent, produit quarante-quatre heureux bénéficiaires. Qu’est-ce qu’un milliard pour la puissante Loterie Nationale ? J’ai écrit, parce que j’ai entendu, soixante billets mis ou à mettre en circulation sur la durée de vie supputée du jeu. Encore une partie à suivre.

Mettant le point à ce document, tombe le résultat de l’EnaLotto italien, dans un petit coin retiré de la Botte.

Rapport : € 66 000 000 à 1. Fortune ? Mais : vertu ?

Tant que nous en sommes aux chiffres, abandonnons ceux des entreprises, trop banals, et ceux des Lottos et autres tirages, trop quotidiens, pour nous intéresser à ceux du sport.

Personne ne reste indifférent à ceux du sport le plus mondial qui soit, la balle de pied, anciennement dénommée soûle, que le même jargon a renvoyé à l’envoyeur dans le vocabulaire vulgaire français, après bien d’autres emprunts : tennis, tourisme… et j’en passe un dictionnaire complet. Il est impossible à cacher que les sommes échangées entre certains acteurs de ce jeu sont un aiguillon efficace à l’intérêt que tout le monde lui porte, même si ce monde s’en défend : je n’aime pas le… Commençons par le début : le nouveau cirque maxime qu’est le stade. Prenons un match (tiens, je me suis oublié) tout à fait moyen joué dans un stade tout à fait moyen de cinquante mille places, un week-end (la « fin d’semaine » de nos amis québécois) tout à fait moyen, toutes autres choses restant par ailleurs constantes. Une entrée ? Allez voir : trois cents à trois mille francs ; pardon, corrigeons en arrondissant : dix à cent euros. Je ne prends pas en compte les loges et autres installations périphériques à destination des relations d’affaires ou des évanescents VIP.

Avec cette fourchette de prix unitaires, il est facilement imaginable que le prix moyen de la place est vingt euros, même si la médiane statistique se situe plus bas. Que fait cinquante mille places à vingt euros ? Un million d’euros : ceci, chaque semaine. Combien d’entreprises ne demanderaient-elles pas de voir tomber en tête de leur compte de résultat pareil chiffre d’affaires ? Cela monte le pactole à quarante-quatre millions d’euros : car huit semaines durant, il y a relâche, pause, enfin un événement perturbateur qui s’appelle les vacances.

Ce calcul à la grosse louche a envisagé seulement le cas où il n’y a qu’une seule rencontre hebdomadaire (ici, je me sens plutôt francophile d’origine contrôlée hellénistique). Souvent, il y a au moins deux rencontres par semaine : le chiffre d’affaires annuel monte maintenant à quatre-vingt-huit millions d’euros ; allons, ne soyons pas radins ni mesquins : cent millions d’euros – vous exécuterez la conversion par le coefficient d’amplification de quarante virgule trente-trois nonante-neuf. Avec des moyens pareils, on peut tirer des plans sur la comète…

Ici, je tiens à présenter mes excuses à ceux que les chiffres rebutent car souvent annonciateurs de bassesses et de fange. Mais peut-on parler de fange à de tels niveaux financiers ? Il est facile de se rendre compte que les plus favorisés de ces clubs de football – je me laisse aller – brassent des montants du niveau des budgets des États.

Je regarde mon texte et je me rends compte qu’il y a presque deux pages de calculs d’apothicaire insupportables aux esprits littéraires ; je me confonds de nouveau en excuses à leurs pieds : il est souvent utile de fixer le niveau de la fortune. Par là, se situe aussi le niveau de la conversation.

Ramenons tout cela à notre univers de papier à remplir (difficilement) d’un texte inspiré (encore plus difficilement) destiné à être publié (combien plus ardûment encore) pour assurer une rémunération (je passe le commentaire) à l’auteur initialement rempli d’espoir. Je n’ai pas besoin de vous agonir de chiffres, les calculs sont connus de chacun : ce n’est qu’à partir de la dizaine de mille qu’on peut dire qu’on gagne sa vie, sans même dire qu’on vit de sa plume. Il est évident que devant les rémunérations à Justine, à Kim, à Vénus, à Tiger Woods, à Michael Schumacher, à Ronaldino, à Beekham ou à Zidane, les pauvres tâcherons scripturaires tirent la langue : la largeur de leur terrain de jeu est réduite aux dimensions de la feuille de papier ou de l’écran PC. Certes, il y a bien Amélie Nothomb, Philippe Sollers, Calixte Beyala, Didier Van Cauwelaert, Mary Higgins Clark, Agatha Christie, Stephen King, et bien d’autres. Le monde de la musique se structure sur le même mode : à côté de Yehudi Menuhin, de Philippe Boesmans, de Martha Argerich ou de Marie-Nicole Lemieux, combien se contentent de concerts face à eux-mêmes, au mieux en famille ?

C’est ici qu’on mesure la justesse de l’adage : « Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus ». Combien de petites Justine en puissance ont écrasé de balles et labouré de courts pour une Justine qui, après le baiser royal, brandit le saladier et voit son nom s’y graver à côté d’autres prestigieux ? Combien de scribouillards anonymes salissent des tonnes de papier pour une Amélie Nothomb ou un Éric Emmanuel Schmitt ? Ou un Hergé, ou un Cauvin, ou un Bilal ? La rareté est-elle devenue synonyme de vertu ?

Maintenant, serait-il judicieux d’opposer à cela la situation de chercheurs par exemple en biologie moléculaire ou en hydrobiologie parfois condamnés à accepter des contrats au montant RMI-esque à la durée incroyable d’un mois ? Je ne pense pas que c’est le propos de polémiquer à ce sujet. Mais, sachant qu’il est exigé des chercheurs des références de premiers de classe (distinctions à répétition ou grandes distinctions itou, doctorats et tutti quanti), il ressort que, sous cet aspect, la vertu n’est pas toujours rémunérée à la fortune qui lui reviendrait.

Arriver à un niveau qui propulse au sommet d’un sport, d’un art, ou d’une recherche, nécessite, c’est un truisme, une somme de travail impossible à chiffrer, même dans le cas de douance. Ces gens sont à la fois des surdoués et des surtravailleurs. Il n’y a pas de miracle en la matière, c’est une des maximes le plus souvent citées sous des formes les plus diverses : « Un pour-cent d’inspiration, nonante-neuf pourcents de transpiration ! », « Aide-toi et le ciel t’aidera ! », « Cent fois sur le métier remets ton ouvrage ! », « Cent ans d’infortune pour une minute de gloire ! », « No guts, no Glory ! ». Notons que c’est tout aussi vrai pour la recherche, pour un de Duve, un Prigogine, un Claude, combien de tâcherons de la paillasse ? Pour être un tâcheron, que d’heures d’étude ardue et rébarbative, d’exercices frustrants, d’échecs… Allons, allons !

Dans le monde sportif, la transpiration est loin d’être une vue de l’esprit : la sueur imprègne les vêtements, les cheveux, les chaussures, les yeux, l’odeur du corps ; ce sont les mamans des sportifs en herbe et les compagnes des pratiquants qui le mesurent à l’aune des lessives répétées. L’organisme rouspète contre les entraînements répétés, à charge croissante. Il est parfois à la limite de l’explosion, ou bien il explose carrément ; il y a des années, j’ai assisté, le cœur brisé, à la déchéance de ce jeune coureur de fond surdoué devenu cardiaque à force de répondre présent aux sollicitations familiales, contre l’avis de son entraîneur : « montre à grand-père que tu cours bien », « montre à tata que tu gagnes », « montre à mémé que tu es le premier dans la course », « montre à… », et puis, pffft ! le cœur montre des ratés, le cardiologue interdit tout nouvel effort sous peine de mort. Exit le « pépé », la « mémé », la « tata », le « mononque », le cousin de France, le copain de papa…

Et puis, la carrière sportive est courte : à trente ans, il faut prendre des dispositions qu’on ne prenait pas à vingt-cinq, à trente-cinq, on raccroche les pointes ou la raquette, sauf si on est Agassi ou si le sport le permet : golf, tir, yachting, aviation, parachute, rallye automobile… Autrement dit, sur quinze ans, il faut, car tout le monde n’est pas Jean-François Dessart, assurer une vie sans avoir décroché un diplôme professionnel. Les sœurs jumelles Dethier, championnes d’athlétisme, se souviendront longtemps de leur emploi dans je ne veux plus savoir quelle société sponsor, qui leur avait promis monts et merveilles, avec carrière à l’appui, et qui a tiré le tapis rouge sous leurs pieds, du jour au lendemain. L’une a raté Séoul, l’autre a trinqué avec elle.

S’entraîner et étudier sont souvent ennemis mortels dans l’arène du temps : il n’y a que deux douzaines d’heures par journée, il faut aussi se laisser un temps pour dormir et récupérer. Il faut donc impérativement se mettre de côté de quoi au moins s’assurer la création d’une librairie, d’un café, d’un restaurant, car tout le monde n’est pas Lauda et ses compagnies d’aviation, ni le baron Merckx et ses bicyclettes Rolls-Royce, ou Boutsen et sa société d’aviation.

En regard d’autres professions, celle de sportif de haut niveau est caractérisée par sa brièveté et souvent une forte prise de risque personnel : combien ne sont pas devenus des handicapés sinon des plantes, pour ne suggérer plus ? Pourquoi ni Venus ni Serena ne sont-elles disponibles pour défendre leurs places contre les résistibles ascensions des deux Européennes ? On comprend alors les efforts dans la recherche de la meilleure préparation possible aux limites de la légalité, pour gagner, pour durer, pour élargir le temps efficace. La vertu y trouve-t-elle son compte ? Combien y a-t-il eu de Tom Simpson depuis que celui-ci est mort en pédalant sur les pentes du Mont Ventoux ?

Face à eux, que penser de Jean-Charles Corbet, de Reutlinger, de Christoph Müller, les derniers patrons de la Sabena avant la faillite, de Ji Deux Hèmes, de Nihoul et son ahèssebéhèle Sahara ? La recherche de la fortune personnelle justifie-t-elle de s’accorder des émoluments équivalents à plusieurs fois la perte avant impôts de la compagnie qu’on est censé guider vers les hauts du bonheur comptable ? De déstructurer tout le tissu économique d’une région comme le Nord, l’Alsace ou la Lorraine belge et française ? La question est à l’ordre du jour dans des journaux aussi peu gauchistes que Forbes ou Fortune –, il s’y trouve un classement des CEO’s(enfin : des administrateurs-délégués…) en fonction de leur efficacité à assurer la croissance de leur entreprise : c’est sanglant ! Jim Jubak consacre dans la même revue Forbes un paper aux cinq les plus surpayés des administrateurs-délégués made in USA. La réaction de Monsieur Bush, pourtant peu suspect de communisme, est révélatrice : il n’y a pas de fortune sans vertu… enfin, il ne devrait pas.

Toutes ces échappées de mes extravagations me font janotiser, me semble-t-il, et m’éloigner de Justine.

Eh bien voilà : la nouvelle vient de tomber € 400,000 pour la victoire de Lance Armstrong, vingt jours de course : € 20,000 par jour. Et en prime : songer perso ; qui veut commenter ? Durée annuelle du travail, stricto sensu : 42 jours (de course)…

Quel est le facteur d’amplification ? Ou plutôt, par quelle raison magique des prestations sont rémunérées de cette manière ? Et qui par contrecoup fait passer le message de la normalité ? Autrement dit pourquoi un joueur de football, qui tout compte fait n’apporte pas grand-chose d’objectif au niveau général du monde, gagne-t-il beaucoup plus qu’un auteur dramatique, un penseur, un chirurgien ou encore un chercheur en oncologie, en climatologie ou en virologie ? La question est irritante. Les intellectuels ressasseront les théories sur l’offre et la demande, la médiatisation, les effets de levier. Pourrait-on appeler cela ici « l’effet gladiateur » ?

Prenons un joueur de football, que ce soit du football britannique ou du football américain ? Acceptons, quitte à être réticent au dernier degré, qu’il joue sur un théâtre une pièce en deux actes dont le scénario est connu de tous : un homme, balle au pied, tente d’avancer au milieu d’une vingtaine d’autres, dont la moitié est réputée adversaire.

Sur ce point, nous avons une base de comparaison : l’acteur de théâtre ou d’opéra preste sur une scène une pièce d’un certain nombre d’actes, au milieu de collègues censés lui donner une fois ou l’autre la réplique.

Quel est l’apport du Zidane des planches et celui du Molière des stades au niveau général ? Peut-on soutenir que l’apport du footballeur à la société soit comparable à celui de l’acteur ? Qu’est-ce qui différencie la prestation de l’un par rapport à l’autre ? Le risque ? La difficulté ? L’un joue devant l’assistance houleuse de plusieurs dizaines de milliers de specta… pardon supporters, l’autre au mieux plusieurs centaines de spectateurs, en principe… attentifs et respectueux. Plus l’investigation est poussée, plus le mystère s’épaissit. Tout à coup, voilà que je pense aux concerts de rock, dont notre Johnny national est le prototype : il remplit Bercy, il fait submerger le Stade Roi Baudouin, exploser Forest National ; même chose pour les « collègues » : Stones, Indochine ou Patriiiick. Celui-ci apporte réellement quelque chose dans les chansons de la Belle Époque, dit-on. Mais que signifie « apporte »… ?

Revenons à Justine. Certes, le tennis est un jeu, il est médiatique parce que très médiatisable. Il s’adresse à la tranche aisée de la population de cette planète : pour certains événements, les places sont hors de prix. Prenons justement Roland-Garros : dix mille places, à soixante euros en moyenne, soit six cent mille euros pour le match, et ne nous cantonnons qu’aux demi-finales, soit six matches : on atteint trois millions six cent mille euros pour les quatre derniers jours, ceci sans compter les droits de transmission divers et généralement quelconques qui permettent à l’amateur lambda de se payer une place imprenable au petit écran ; la presse divulgue à loisir les montants d’une partie au moins de ces droits. Pour prendre une comparaison culturelle, le Concours Reine Élisabeth pratique de même : achetez un abonnement pour la semaine des finales, vous dépassez de suite les trois cents euros. Alors, que signifie cent mille euros dans le compte ? ou même quatre cent mille euros ?

Pour ma part, comme chercheur, j’aurais aimé que la prestation technique menée certain jour, sur le terrain dans la gadoue des rivières polluées au pied de mes stations de mesure automatiques de télésurveillance soit rémunérée à ce niveau, mais hélas, à part les moineaux, les cormorans et quelque promeneur du soir, il n’y a pas d’assistance pour regarder les équilibres des masses d’eau se transformer en raison de la météorologie, des rejets, des saisons et de tout événement survenu dans le bassin amont, pour écouter la rivière raconter son histoire. Pas plus qu’il n’y a de droit de transmission : je ne sais ce que gagne Luc Trullemans à dire (excellemment) le journal météo RTL… qui est la somme d’un travail de fond à base de modèles mathématiques et d’expérience. Or, ce qu’il fait dans l’air, j’ai réussi à l’approcher dans l’eau. Peut-être suis-je trop pessimiste : un jour d’été 1986 à Maredsous, j’ai consacré plus d’une heure en explications à un couple de pensionnés intéressés par l’écologie, le fonctionnement de la camionnette-laboratoire que j’avais montée sur un châssis Chevrolet : il pourrait donc y avoir des spectateurs. Enfin, la gloire des nations est versatile et transitoire… et la camionnette a abouti chez les démolisseurs ! Que dire alors des compétitions… auxquels je participais afin d’équilibrer par l’effort physique l’effort intellectuel, et que parfois le hasard ou la chance me faisaient monter sur le podium, devant les sièges vides du Stade du Heysel ou du Sart-Tilman ?

Revenons à Justine. Encore, car elle a gagné contre sa complice Kim, l’Acura Open de San Diego. Je disais que le tennis est médiatisable, il l’est par excellence.

Il l’est par sa dimension géométrique et géographique. Au contraire du Tour de France, chaque rencontre se joue sur une surface de trente mètres sur dix, et non sur une ligne de deux cents kilomètres à gérer en fonction des incidents. Trois ares, cela tient aisément dans un objectif de caméra, et une balle qui saute à un mètre de hauteur par-dessus un filet sur une distance qui n’excède pas quinze mètres. La balle ne dépasse que rarement les deux cents kilomètres heure ; et encore faut-il un cogneur de première au service qui passe, dans la zone réglementaire. Ce n’est pas comme le tir sur pigeon ou l’acrobatie aérienne, ou encore le golf, qui expédie la balle parfois au-delà des trente mètres d’altitude et deux cents mètres de distance. Ni comme les courses en mer, qui nécessitent par moments un vol de plusieurs heures pour croiser quelques minutes au-dessus d’un concurrent réduit à la taille d’un grain de riz sur une mer démontée.

Médiatisable, le tennis l’est par sa dimension psychologique. Chaque rencontre oppose deux personnes, ou quatre, durant une série variable de petits duels par raquette et balle interposées. Au cours de chaque combat, d’une durée très variable également, toute la personnalité de chacun des combattants s’exprime en public, l’aidant ou le trahissant. Chacun des joueurs est l’objet d’une identification de la part des spectateurs, identification consciente ou inconsciente, et la matière d’un parti pris, favorable ou défavorable. Chaque joueur ressent cette identification qui est une part de la pression qui repose sur ses épaules. Les joueurs et joueuses deviennent des sujets de curiosité, tout le monde veut tout connaître sur elles : parfois, il y a chosification et cela devient morbide. Qui veut le maillot de Justine à l’Open d’Australie, la raquette de Kim, les souliers de…, le bandana, etc.

Médiatisable, le tennis l’est par sa dimension symbolique. On y voit la lutte de David Justine contre Goliath Serena, la lutte du bien contre le mal, le petit joueur issu d’un pays en développement défait le grand champion de la plus grande puissance mondiale, la petite villageoise de la Vieille Europe contre la grande superwoman wonderbra du Pays neuf, il y a les champions des causes humanitaires, et il y a ceux qui défendent Siemens ou Breitling… Ou bien deux copines à qui est proposée une certaine forme de crêpage de chignon, à l’issue duquel elles se font bisou : on peut moduler à l’infini. Cette dimension symbolique n’est pas toujours présente, mais le cas échéant, l’intérêt de la rencontre se charge d’un poids supplémentaire incontestable. À la clé, il y a plus d’audience, plus de recette, et la spirale aspiratrice de la fortune est amorcée, au profit des organisateurs d’abord, des joueurs ensuite, et des autres, enfin : les quidams qui passent par là…

Tous ces aspects sont répercutés dans l’énorme caisse de résonance que sont les médias, par les commentaires des journalistes, surtout lorsqu’ils doivent remplir des « blancs », à ce moment les potins des vestiaires et ragots de toutes sortes, vérifiés ou non, sont les « biscuits » bienvenus du commentateur, sûr de ne pas laisser le silence s’installer sur les ondes. Et si Serena Williams vient, dans le vestiaire, cracher tout le mépris qu’elle pense de Justine à la face de la Belge… ? Eh bien tant mieux ! Toute information non professionnelle mais strictement personnelle, voire confidentielle, sur tel joueur ou un proche est introduit dans l’amplificateur des échos qu’est le micro du commentateur sportif et, par là, remplit son rôle d’appel à badauds, d’épouvantail à moineaux pour le bonheur des gestionnaires des profits en spirale. S’il y a la fortune, où est donc la vertu ?

D’autres sports se prêtent magnifiquement à ce rôle de détonateur médiatique. Construire une grille d’analyse à cette fin fait partie d’un autre débat ; cependant en raison des éléments que l’on en conçoit, Justine, tout comme Zeterberg, ou Trulli pratiquent un sport qui y occupe une place de choix, les sommes drainées sont considérables en raison des droits de retransmission parfois exorbitants, pensez à ceux exigés pour les derniers Jeux Olympiques ou le Mondial 2002, ou encore une saison de Fl ou de futebal.

Outre la médiatisation, le sport est l’illustration par la pratique de certaine philosophie actuellement (encore) dominante, prônant la concurrence interpersonnelle à outrance comme facteur de progrès. Le tennis, comme tous les sports individuels, symbolise la struggle for life, la lutte pour la vie, tant montée en épingle par d’aucuns. En plus, sous les yeux des spectateurs, se construit une histoire, un conte de la vie, où il n’y a pas de scénario, ni de fil conducteur : tout est improvisation, tout est suspense, tout captive : il y a l’aventure. C’est sans doute la raison aussi pour laquelle, bien que très difficilement médiatisables, les courses en haute mer ont une cote élevée : l’homme est, dans les courses en solitaire, confronté, dans le microcosme qu’il a aménagé lui-même (son bateau), seul face aux autres répondant aux mêmes conditions et face aux éléments naturels (état de la mer, météorologie, vents…) ou non (trafic…), ceux-ci peuvent changer d’un concurrent à l’autre, suivant sa position, et celle-ci est la matérialisation des décisions du skipper. In fine, sur la ligne d’arrivée, il n’y a qu’un seul vainqueur, départagé par l’hostilité de la nature qu’il a ainsi vaincue et par l’enchaînement des décisions au coup par coup posées dans le stress face aux circonstances. La leçon est éclatante dans le droit fil du néolibéralisme.

Bien ! C’est très bien tout cela. Et maintenant : les rémunérations sportives si promptes à franchir toutes les barres financières, franchissent-elles la barre du sexe, ou autrement dit, les femmes bénéficient-elles, pour le même effort, du même gain ? Dans le cas du tennis, on assiste à un certain lissage des gains entre filles et garçons, même si le différentiel est encore appréciable. Mais, dans d’autres sports, la barrière sexuelle est infranchissable. J’avais cité les gains du dernier quintuple vainqueur du Tour de France. Savez-vous qu’il existe aussi un Tour de France féminin ? Si vous l’ignorez, ce n’est pas grave : vous êtes dans la majorité. Ce que je veux mettre en évidence ici est la différence de gains : la « vainqueuse » du Tour de France féminin, grande championne par ailleurs, du genre « cannibale » que nous connaissons bien, « ne gagnera que » € 15 000, dans la plus stricte confidentialité. Reprenons le football des clubs les plus connus et manipulant les plus gros budgets : le pendant féminin des équipes professionnelles ressort du statut du plus pur amateurisme. Il est de notoriété publique bien des métiers où l’argent est nettement plus facile. Vertu ou fortune ?

Enfin, après tant d’années tennistiques de vaches maigres, depuis Washer et Brichant (même si dans l’intervalle il y a eu Gilbert Elseneer, le père de Gilles, mais combien était-ce passé inaperçu !), nous avons des championnes au plus haut niveau dans un des sports esthétiquement les plus beaux.

Elle a remporté le JP Morgan Chase Open de Los Angeles, et voilà Kim première à l’ATP, revêtant la fameuse veste blanche à passements noirs. Kim et Justine : le Roi a bien voulu les honorer de la Grand-Croix de l’Ordre de la Couronne. Fortune et vertu ?

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