Angelo (Travailler, mais pour qui ?)

André Sempoux,

Quand les ordres claquèrent à la porte de l’atelier, le jeune homme avala un billet amoureux qu’il gardait sur lui comme talisman. Il savait qu’il se dénoncerait tout de suite. Herstal l’avait adopté ; les camarades ne devaient pas être inquiétés pour ses gamineries. Il parlerait d’un manque de formation, de ratages mal dissimulés. Mais l’anomalie de sa présence l’accuserait plus encore que les griffures de mitrailleuses auxquelles il se livrait en solitaire depuis que les nazis avaient pris le contrôle de la Fabrique Nationale d’Armes de Guerre.

Son père était un maréchal-ferrant célèbre dans toute la Maremme toscane. Grâce à lui, Angelo avait eu dix-sept ans striés d’étincelles, de poussière et de cris. Ponctués de fêtes magnifiques, quand les vachers attrapaient au lasso, pour le marquer du fer rouge, un bétail resté sauvage, quand la traque du sanglier s’achevait par un baptême dans son sang, ou quand, le soir du mercredi des Cendres, le village honorait d’un interminable « repas de maigre » les âmes du purgatoire, une à une interpellées. Le vin, alors, illuminait le visage des hommes, réveillant les chansons sentimentales inquiètes de ces

Chemise noire, couleur de mort

et

Ton rude langage, sainte Matraque, éclaircit les cerveaux

qu’entonnaient les nostalgiques des attaques, à la grenade et au poignard, contre les Maisons du peuple.

La joie de la mère avait été grande, pourtant, à voir le bambin métamorphosé en « fils de la louve » et en « balilla », à coudre ses insignes d’« avant-gardiste », à sentir, d’étape en étape, la timidité devant les bravaches se muer en une fierté de petit chef quasi prêt au passo romano des défilés.

Le forgeron se taisait. Mais, le service militaire approchant, il commença à préparer son fils à l’idée du départ. On en était à la XVIIe année de l‘E.F., l’ère fasciste qui avait grandi avec lui. Rome, constellée de croix gammées, venait d’acclamer un Führer jubilant, le silence des lois raciales était tombé sur le ghetto de Pitigliano, que la région appelait depuis toujours sa « petite Jérusalem », Angelo n’allait tout de même pas se faire tuer pour deux malades mentaux ! Un contremaître de la Montecatini le conduirait sur sa Guzzi jusqu’au Val d’Ossola, où il connaissait un passeur. Cinq jours plus tard il serait en Belgique – Battistini, rue Pierreuse, 18, à Liège, ne l’écris pas.

L’émigré lui trouva du travail à la F.N., qui fonctionnait à plein régime depuis que l’Europe sentait l’imminence du danger. Mais il l’avertit : les ouvriers voyaient d’un mauvais œil ceux qui n’avaient pas su défendre le socialisme dans leur pays, le slogan « rien pour des Tchicks et des Tchacks » traduisait l’état d’esprit général, et entre Italiens la méfiance régnait, les accords avec le Vatican ayant converti au régime les derniers aumôniers démocrates.

Angelo prit pension dans une famille tranquille. Il apprit le français à la table du soir : la fille, institutrice à la Préalle, traduisait pour lui le wallon de son père, qui le traita bientôt de binamé valet. Gilberte avait rapporté de son école une carte géographique sur laquelle ils suivirent, mois après mois, les étapes de l’étranglement : Tchécoslovaquie, Albanie, Pologne, Finlande, Danemark, Norvège. Était-ce pour ne pas effaroucher Hitler que la Belgique avait posté tant de ses réservistes à la frontière française ? Quand les avions allemands apparurent dans le ciel, à l’aube du 10 mai quarante, anéantissant un espoir entretenu artificiellement, commença une période étrange pour le solide gaillard soustrait, non sans honte, au combat. Dès le deuxième jour, les soldats cantonnés au-delà de Liège refluèrent vers l’ouest, à vélo le plus souvent, et mêlés à des milliers de civils en pagaille. L’usine, avant de fermer, avait offert ses camions aux familles qui voulaient partir. Celle d’Angelo resta, immobilisée dans le petit jardin où éclatait un printemps magique et absurde.

La paix dans la guerre est un thème usé de la littérature. Mais la vie pallie l’usure des thèmes par un jeu infini de variations. Tandis que le monde brûlait, Angelo se consola de son inutilité par un succès facile : dans l’ombre bleue de la glycine, et parfois jusqu’aux premières étoiles, il fut le conteur qui suspend le temps de l’exécution annoncée.

Il commença par évoquer la douce Pia du poème de Dante. Cette épouse reléguée sur le versant sauvage de l’Amiata et défenestrée un soir où, cherchant à lire son destin dans le ciel griffé d’éclairs, elle respirait la senteur du lentisque, hantait encore les imaginations. Mais la Maremme n’avait pas toujours été terre de sauvagerie. Les jeux entraînaient parfois les enfants jusqu’à l’ouverture désobstruée par les inondations d’une tombe étrusque creusée dans le tuf ; le flambeau des villageois arrachait alors à l’ombre une scène de danse fraîche comme à son premier jour. Les Romains calomnièrent ce peuple sage de métallurgistes et de navigateurs ; vaincu, il perdit son écriture et ses croyances.

Il fallait bien vivre. Le travail reprit à la Fabrique, avec, au début, un timide freinage des cadences, vite sanctionné. En octobre, un premier bombardement anglais visa les installations ; des tôles remplacèrent les vitres de la maison. Mais le rituel des récits se maintint, et Angelo, porté par sa propre parole, oublia de plus en plus souvent ses regards dans les yeux attentifs de Gilberte. Quand il décrivit les couples que la statuaire antique montre unis dans la tendresse, il fut évident qu’à la paix revenue ils partiraient faire leur vie ensemble, à Sovana ou Roccatederighi. Cette nuit-là, alors qu’il s’endormait bercé par une vague argentée d’oliviers, l’Italien entendit pousser doucement la porte de sa chambre. Et le lendemain, sous la boîte de tartines pour la pause, il trouva le billet que personne d’autre ne devait lire :

Tu me traverses

je te traverse,

il ne reste de nous

qu’un éclat de lumière.

Pendant les mois qui suivirent l’arrestation d’Angelo il y eut, malgré les plaques signalétiques imposées aux ouvriers pour les bloquer dans leur secteur, des sabotages mieux préparés. Les résistants, dont certains payèrent ces actes de leur vie, mêlèrent du sel à la graisse ou passèrent au papier-émeri les tiges destinées au contrôle des armes. Grâce à la rectitude faussée des Mauser, quelques cibles, à Stalingrad, furent peut-être manquées.

Mais dans le même temps, les nazis firent pousser les machines à leur maximum et complétèrent les effectifs en soumettant au travail forcé des Juifs pour qui cela se révéla un regroupement préalable à l’expédition dans les camps… Les anciens s’en souviennent encore : les « étoiles jaunes » ne recevaient pas la soupe de midi et leur adresser la parole était interdit.

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